Une adolescence emportée par son siècle

Si les écrits et les lettres de soldats sont assez nombreux, il y a finalement très peu de témoignages de civils sur la guerre de 1914-1918. Notre grand-mère, Germaine PARUIT, née en 1900 à Sedan, a commencé dès le premier jour du conflit un journal qu’elle tiendra jusqu’à l’armistice, relatant malgré son jeune âge, avec une maturité et une précision étonnantes le quotidien, les privations, les mouvements des armées, l’évacuation, le retour. Presque jour par jour, son récit nous plonge dans la réalité des lignes arrières, au plus près de la vie d’une famille, notre famille.

La fille de Germaine PARUIT, notre tante Colette LUBIN-PASQUIER, bien que connaissant l’existence de ce journal, n’a pu le lire qu’après le décès de notre grand-mère. Quatre cahiers d’écolier qu’elle a patiemment retranscrit, et que nous avons décidé de mettre en ligne pour la mémoire commune.

Dans un de ses cahiers Germaine PARUIT nous a laissé une note, nous léguant ce journal et nous précisant de « ne pas [le] détruire ». Avec l’accord de tous ses descendants nous le laissons à notre tour en héritage à tous ceux que cette période de l’histoire intéresse, et en particulier aux familles de Sedanais qui y retrouveront peut-être des parents.

Colette LUBIN-PASQUIER, sa fille, Jean-Michel PASQUIER, Catherine JAOUEN-PASQUIER, ses petits-enfants, Alexandra PASQUIER, Loïc JAOUEN-PASQUIER et Julian PASQUIER, ses arrière-petits-enfants – 2008/2018

Retrouvez notre rubrique « On en Parle » avec notamment 2 très beaux documentaires de France3 qui présentent le journal de Germaine Paruit

#Centenaire1918 #WW1 #Commemoration1418

Nous remercions les Archives de la ville de Sedan qui nous ont fourni certaines des photographies qui illustrent ce journal.

Tous droits de reproduction interdits sans l’accord des ayant-droit. Dépôt SACD-SGDL 2008

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Dimanche 26 Juillet 1914

A la suite de l’assassinat de l’Archiduc François Ferdinand, héritier du trône d’Autriche – Hongrie, neveu de l’Empereur François Joseph, et de sa femme, à SARAJEVO (Serbie), par un autrichien, l’ AUTRICHE – HONGRIE déclare la guerre à la SERBIE.

27 – 28 Juillet 1914

L’ ANGLETERRE tente une médiation, mais est repoussée par l’ ALLEMAGNE . La situation s’aggrave.

Mercredi 29 Juillet 1914

Le Président de la République, Monsieur Raymond POINCARE, ayant abrégé son voyage en RUSSIE à cause de la gravité des événements, revient en France. A la traversée de la Mer du Nord sur le bateau « FRANCE », le Président a été salué par un torpilleur allemand de 21 coups de canon, auxquels le « FRANCE » a répondu coup pour coup. Il débarque à DUNKERQUE au milieu des acclamations de la foule. A PARIS, règne un grand enthousiasme à l’arrivée du Chef d’Etat. On crie sur son passage « Vive la FRANCE » ! Vive l’Armée ! Vive la RUSSIE ! Vive l’ANGLETERRE !
Concert au jardin botanique le soir, par le 147° d’Infanterie.

Jeudi 30 Juillet 1914

L’AUTRICHE s’empare du Pont de Semlin et entre à BELGRADE. La ville est déserte, les habitants ont fui.
La BELGIQUE mobilise son armée.

Vendredi 31 Juillet 1914

A SEDAN, on reçoit l’ordre de mobilisation des troupes de couverture. Le 30° Dragons part à 9 h du matin. Le 28° Dragons part à midi. Le 147° régiment d’infanterie se prépare et se rassemble dans la cour de la caserne en attendant les ordres. Une foule nombreuse stationne devant la caserne. 4 soldats, baïonnette au canon, gardent l’entrée de la caserne et font circuler la foule qui se presse à la porte. On croit que le régiment va partir à midi, on dit ensuite qu’il partira à 2 heures, puis à 5 heures, puis à 9 h du soir. Finalement, il passe encore la nuit à SEDAN.

La RUSSIE mobilise son armée sur la frontière allemande le matin.

Mobilisation générale le matin en AUTRICHE, le soir en RUSSIE.

Le soir, Monsieur Jean JAURES, chef du parti socialiste, est assassiné pendant qu’il mange avec ses amis. Le meurtrier, Monsieur VILLAIN, déclare l’avoir tué parce qu’il était contre le service militaire de 3 ans.

Samedi 1er Août 1914

Le 147° régiment d’Infanterie part de SEDAN le matin. Les soldats sont contents.
Le soir, à 4 heures, on reçoit l’ordre de mobilisation générale à SEDAN. Le tambour passe dans les rues et bat le rappel. Grande désolation dans la ville, et aussi grand enthousiasme. Les rues sont pleines de monde. Réquisition des automobiles. On accueille l’ordre de mobilisation générale aux cris de « Vive la FRANCE ! » « Vive l’Armée ! » « Vive la guerre ! ». On colle des affiches plein la ville, il y a l’ordre de mobilisation générale, les dispositions concernant les étrangers (expulsion des Allemands et Autrichiens qui sont en FRANCE), des félicitations du maire de SEDAN pour l’enthousiasme et le calme des habitants, l’ordre de réquisition. Les automobiles passent à toute vitesse dans la ville.

Mobilisation générale en ALLEMAGNE.
L’ALLEMAGNE déclare la guerre à la RUSSIE.

Le soir à SEDAN, les gens croient voir un dirigeable qui est probablement une étoile. On fait courir le bruit que la gare de THIONVILLE (Alsace) a sauté, on ajoute que c’est un dirigeable français qui a lancé des explosifs. On dit aussi que cette gare est en feu. Une sentinelle a tué un homme qui voulait couper des fils et saccager la voie à MOHON, après lui avoir fait 4 sommations. Les Français font sauter les voies du côté de la frontière, aussitôt que les troupes sont arrivées. Les Allemands ont gardé une locomotive française qui faisait le trajet de FRANCE en ALSACE. Les Français ont gardé des wagons allemands.

Pluies assez abondantes mais courtes.

Dimanche 2 Août 1914

Mobilisation générale en BELGIQUE.

SAINT-PETERSBOURG et sa banlieue sont déclarées en état de guerre.

Réquisition des chevaux sur la Place d’Alsace à SEDAN.
Des hommes avec des brassards circulent dans la ville. Brassard bleu avec signes blancs : télégraphistes, téléphonistes,
Brassards gris avec plaque dorée : hommes chargés de la réquisition,
Brassards gris avec signes noirs : employés des chemins de fer,
Brassards verts avec lettres jaunes : hommes chargés de la police intérieure de la ville,
Brassards blancs avec croix rouge : membres de la Croix-Rouge.

Tous ces brassards sont des signes pour reconnaître tout de suite de quel groupe font partie ces hommes.

Les automobiles chargées du transport, des ordres, ont des drapeaux tricolores et des drapeaux de la Croix-Rouge.

Le soir, une grande animation règne à SEDAN, le pont de la gare est gardé par des fantassins du 45°, ainsi que le pont de Meuse; on défend de passer sur le trottoir parce que le pont est miné.
On dit que 400 Uhlans ont été pris par les Français, ils étaient entrés dans le LUXEMBOURG.
Les gens regardent toujours le dirigeable (imaginaire), qui est toujours à la même place.

Pluies assez nombreuses et courtes.

Lundi 3 Août 1914

DEPECHE OFFICIELLE
affichée à la sous-préfecture et à la Mairie

« Le gouvernement italien notifie officiellement au gouvernement français la déclaration de la neutralité de l’ ITALIE
On signale plusieurs violations de frontière avec réquisitions de bestiaux sur quelques points, par des détachements allemands, notamment aux environs de BELFORT. »

La FRANCE est dite en état de siège.

Mardi 4 Août 1914

Réquisition de chevaux sur la Place d’Alsace-Lorraine.

Affaire des produits allemands Maggi, Kub :
Le bouillon Maggi et le bouillon Kub étaient fournis par une maison allemande. Ces maisons établissaient des grandes affiches le long des trains qui, disait-on, servaient de réclame. On a découvert que ces affiches étaient des points de repère pour les Allemands. Une taille voulait dire qu’un aéroplane pouvait descendre, une autre qu’il y avait un fort, etc.. Cet espionnage a été découvert et on a abattu toutes les affiches.
A SEDAN, on a enlevé des réclames des produits Maggi situées en haut d’un kiosque à journaux.
D’autres disent que ces bouillons étaient empoisonnés pour empoisonner l’armée, mais ce n’est guère probable.

L’ALLEMAGNE déclare la guerre à la FRANCE.

DEPECHE OFFICIELLE

« Ambassadeur ALLEMAGNE a réclamé hier ses passeports et a quitté PARIS après avoir déclaré guerre à la FRANCE.
« On annonce que dès l’ouverture des hostilités, Allemands ont fusillé Monsieur SAMAIN, Président du Souvenir français en ALSACE.
« Fusillades aux avant-postes cette nuit,
« Croiseur allemand Méditerranée a lancé quelques obus sur BÔNE et PHILIPPEVILLE – dégâts peu importants.
« Salué par les applaudissements de la Chambre des Communes anglaise, Ministre des Affaires Etrangères, Sir Edward GREY a fait déclaration qui se résume dans la double affirmation que flotte anglaise garantit FRANCE contre flotte
allemande et que GRANDE BRETAGNE, appelée par roi des Belges, a prononcé très fortement pour la neutralité de la BELGIQUE. Il a ajouté que, la neutralité étant violée, l’ANGLETERRE devait user de toutes ses forces pour la faire respecter. En conséquence, mobilisation flotte et armée anglaises aurait lieu à minuit.

« L’armée allemande a violé la neutralité des territoires hollandais et belges dans la journée d’hier.
« Le curé de MOINEVILLE a été fusillé par les soldats allemands.
« En RUSSIE, la mobilisation s’opère sur tout le territoire avec ordre parfait et un merveilleux élan patriotique. »

Acclamations à la lecture de ce télégramme.

Tous les ponts de SEDAN sont gardés militairement.
Les collèges, le cinéma, le skating, la Mairie, le gymnase municipal, l’école des frères, sont occupés par la troupe.
A 6 heures du soir, nous allions voir à la sous-préfecture s’il y avait une dépêche, quand nous entendons : « Un espion ! »
Aussitôt, tout le monde se met à courir. Les soldats courent avec leur fusil baïonnette au canon. Tout à coup un rassemblement se forme dans la prairie sous le pont de Torcy, un homme en occupe le centre. Des soldats tapent dessus avec leur baïonnette, des autres hommes tapent dessus. L’homme montre ses papiers et on reconnaît que cet homme est un ouvrier de TORCY. On l’avait arrêté parce qu’il courait après l’espion annoncé, et comme il était le premier, il avait sorti son couteau pour se défendre s’il rencontrait l’espion qui l’attaquerait. Après cette méprise, on a fait des excuses au pauvre ouvrier et on a couru après le vrai espion. On l’a rattrapé un peu plus loin et on l’a emmené en auto au commissariat de police. On ne sait pas si c’était un vrai espion, c’était certainement un étranger. Il examinait les casernes et prenait des photographies.

Sur la Place Turenne, il y avait un Allemand nommé « Deutsch » qui tenait un café. Cet Allemand était soupçonné d’espionnage, et justement sur sa maison se réunissaient les fils télégraphiques. Cet Allemand a tenté de couper ces fils et on l’a arrêté. Sa maison est gardée par des soldats, il y a une sentinelle dans le grenier, la maison est fermée. On a expulsé cet homme et sa famille, comme tous les Allemands et les Autrichiens, on l’a envoyé à REIMS pour le mettre dans le centre de la FRANCE où on le fera travailler, ainsi que ses compatriotes qui sont en FRANCE. Il a opposé une grande résistance pour partir, il a fallu le forcer à s’embarquer, pistolet sous le nez. On a aussi expulsé malgré leur résistance deux vieilles Allemandes qui donnaient des leçons. Des trains de marchandises venant de LONGWY passent, pleins d’Italiens.

7 heures du soir : l’ANGLETERRE déclare la guerre à l’ALLEMAGNE.

8 h 1/2 du soir, l’ALLEMAGNE déclare la guerre à la BELGIQUE

Pluies.

Mercredi 5 Août 1914

A 6 heures du matin, 2 aéroplanes passent sur SEDAN.
A 10 heures, un homme enlève l’affiche de chez Deutsch : « Café de la Croix de Malte – Deutsch ».
Régiments qui sont passés dans la Grand Rue l’après-midi :
6°, 2°, 19°, 22°, 23°, 29°, 32° Dragons, 1° 2° Cuirassiers (avec leurs cuirasses) de PARIS, 13° Artillerie et un autre régiment d’artillerie, 8° Génie, 26° Chasseurs à pied et un autre régiment de chasseurs à pied, une compagnie cycliste du 26° Chasseurs à pied (un malade), arrivés à 9 heures du soir Place Turenne.
A 10 heures du soir, une motocyclette conduite par un militaire, passait sur le Pont de Torcy sans s’arrêter. Les soldats, sur l’ordre d’un officier : « Arrêtez-le », s’élancent sur sa machine et l’arrêtent. Le militaire a été obligé de montrer ses papiers; il fut mis en joue par un Dragon parce qu’il ne s’arrêtait pas. Il faut un sauf-conduit pour aller de SEDAN à BALAN. Une sentinelle défend aux promeneurs de s’approcher de la Mairie.

Le gouvernement belge envoie un ordre aux départements français pour faire connaître aux sujets belges. Par cet ordre, la BELGIQUE mobilise les classes depuis 1897.

Pluies. Grand orage le soir.

Jeudi 6 Août 1914

Arrivée de 5 autobus de PARIS chargés du ravitaillement.
L’après-midi, Place de la gare, rassemblement de 20 grandes autos, 3 d’entre elles sont remplies de pains.

Régiments qui sont passés dans la journée dans la Grand Rue :
4°, 9° Cuirassiers, 3°, 16°, 22° Dragons, 3°, 7°, 8° Chasseurs à cheval, 42°, 61° Artillerie (chevaux tout fleuris, bouquets au bout des fusils, roses, fleurs de jardins plein des voitures), 2° Infanterie (conducteurs d’automobiles) sur les automobiles, inscriptions à la craie : « Vive la FRANCE ! », »Transport choucroute BERLIN-PARIS » , « Train de plaisir PARIS-BERLIN sans arrêt ! »

A 6 heures du soir, passage de deux aéroplanes sur SEDAN.

TELEGRAMME OFFICIEL

« Mobilisation russe se poursuit avec régularité parfaite, concentration sera accomplie avant le terme prévu. La journée de mercredi a été pour les troupes de la défense de LIEGE une épreuve glorieuse : attaques des Allemands contre les forts de LIEGE ont été repoussées après un combat acharné dans lequel les troupes belges ont fait preuve d’une très grande valeur. Les Belges ont détruit un certain nombre de ponts, ceux de LIBRAMONT et de RECOGNE notamment; le Roi a pris le commandement en chef de l’armée : sur la frontière de l’est, aucun engagement sérieux : à MORFONTAINE près LONGWY, les Allemands ont fusillé 2 jeunes gens de 15 ans qui avaient prévenu les gendarmes français de l’arrivée de l’ennemi.
A BLAMONT (Meurthe et Moselle), un sous-officier français blessé a été achevé par les Allemands.
Des torpilleurs anglais visitent tous les bâtiments passant par GIBRALTAR. Le tsar NICOLAS a reçu hier en audience à PETERNOF notre ambassadeur M. PALEOLOGUE. Tsar a tenu à exprimer dans les termes les plus émus sa gratitude et son admiration envers la FRANCE pour sa fidélité à l’égard de son alliée; à l’issue de cette entrevue, le tsar a serré M. PALEOLOGUE dans ses bras disant « qu’il embrassait toute la FRANCE ».
L’ANGLETERRE a fait une démarche par voie télégraphique auprès gouvernements néerlandais et norvégiens pour attirer leur attention sur le fait que la question de l’indépendance de la BELGIQUE n’intéresse pas seulement ce dernier pays ; car la même question était posée pour toute les puissances riveraines des mers du Nord.
L’ANGLETERRE est prête à se joindre dans une action commune pour défendre l’indépendance de la HOLLANDE et de la NORVEGE si elles venaient à être attaquées. L’ANGLETERRE sera à côté de toute puissance qui se trouvera dans les conditions de la BELGIQUE.

BRUXELLES : Un zeppelin, atteint par le feu d’un des forts de LIEGE, est tombé sur le plateau de HERVE. Il est complètement détruit et son équipage anéanti.

PARIS : Le mouilleur de mines françaises « PLUTON » a capturé et ramené à CHERBOURG un navire de commerce allemand de 5000 tonnes.
Le croiseur anglais « AMPHION » a coulé les mouilleurs allemands « KOENIGIN », « LUISE », de 1800 tonnes de déplacement.

Des Dragons allemands ont été surpris à NORCY-LE-SEC, par des Cavaliers français; les pertes allemandes sont de 3 tués et de 2 blessés, il y a un prisonnier; aucune perte française.

LONDRES : Plusieurs navires de commerce allemands porteurs de blé ont été capturés par la flotte anglaise.

ARKANGEL : Les Russes ont capturé à ARKANGEL, dans la Mer Blanche, 10 transports allemands chargés de charbon et de bois.

Les Allemands continuent, en ALSACE – LORRAINE, leur campagne de fausses nouvelles, annonçant que les Chambres françaises ont voté à une grosse majorité contre la guerre, que la Commune a été proclamée à PARIS, et que le Président de la République est assassiné.
Pluies dans la journée et le soir.

L’AUTRICHE déclare la guerre à la RUSSIE.

Vendredi 7 Août 1914

9 h du matin. Un aéroplane belge atterrit dans la prairie de WADELINCOURT. Il a été visé par des soldats français; 6 balles ont passé près de lui. L’aéroplane est endommagé. Les Français le prenaient pour un Allemand.

Mademoiselle LALOUX, lingère, est venue raccommoder toute la journée chez nous.

TELEGRAMME OFFICIEL

En BELGIQUE, la bataille devant LIEGE se poursuit avec acharnement. La résistance du camp retranché et de la ville continue avec une inlassable énergie. Voici les renseignements recueillis à ce sujet :
L’armée allemande a pu utiliser les parcs légers de sièges dont elle est munie, contre les forts de LIEGE, qui datent de trente ans. Deux de ces forts ont été réduits par l’artillerie allemande, et les colonnes allemandes ont pu passer sur ce point. Les autres forts continuent à tenir. Les Belges résistent avec acharnement devant la ville et se préparent à la défense pied à pied par un combat de rues.
La situation, d’après les derniers télégrammes, peut être appréciée comme suit :
Il était certain que les ouvrages de LIEGE ne pourraient pas arrêter l’armée allemande. La seule question était de savoir s’ils la retarderaient. Ce retard, de plus de 36 heures, est aujourd’hui acquis.
D’autre part, la lutte très chaude que l’armée à eue à soutenir hier, et doit soutenir encore, l’obligera à s’arrêter pour se ravitailler.
L’armée allemande, si elle réussissait à s’emparer de LIEGE, trouverait sur son passage le camp retranché de NAMUR où les Belges se préparent à soutenir une défense aussi énergique que celle qu’ils soutiennent depuis hier matin.
L’armée belge remplit donc entièrement et brillamment le rôle propre qui lui appartient et qui est de retarder la marche de l’armée allemande.
Il est certain que le plan de l’état-major allemand est gêné dans son exécution par la résistance opiniâtre de l’armée belge.
Les pertes infligées aux assaillants sont considérables. On assure qu’un général est prisonnier. Les Belges ont pris 27 canons; leur moral est intact.
Un très grand nombre d’Italiens résidant en France, demandent à contracter un engagement dans l’armée française, pendant la durée de la guerre. Leur enthousiasme est très grand, notamment en SAVOIE.
Les troupes allemandes sont entrées dans LIEGE. Mais aucun des forts n’a succombé. Le combat dans les rues a été d’une extrême violence. Une tentative d’assassinat, heureusement déjouée, que des soldats allemands déguisés ont dirigée contre le gouverneur de la ville, a provoqué une indignation violente.

Une patrouille allemande a été prise à NOMERY par des Cavaliers français. Les Allemands n’avaient mangé que des vivres de réserve depuis quarante-sept heures. Ils ont été faits prisonniers parce que leurs chevaux étaient épuisés, ils n’avaient pas mangé depuis deux jours.

SAINT-PETERSBOURG : On annonce l’arrivée à VILMA de 300 soldats et de plusieurs officiers allemands faits prisonniers de guerre dans les combats d’ EYDTKUHNEN.
PARIS : Il vient d’arriver à SENS (Yonne) un convoi de 50 Uhlans faits prisonniers à la frontière est.

La flotte anglaise de la Mer du Nord a pris contact avec la flotte de haute mer allemande au sud de DOGGERBUNK et après un engagement, l’a chassée vers les côtes de la HOLLANDE.

Samedi 8 Août 1914

10 heures du matin : Une automobile arrive à SEDAN avec 3 Uhlans prisonniers. Tout le monde se presse sur la Place du Château. On ne voit rien car l’auto est rentrée dans la cour du château. Les 3 hommes ont faim, ils avouent qu’ils n’ont pas mangé depuis 3 jours. On leur donne à manger, puis on les emmènera à MEZIERES en prison. L’un d’eux a l’épaule cassée d’un coup de sabre qu’il a reçu.
4 heures : 4 aéroplanes passent au dessus de la ville, ils se dirigent tous vers l’est, on aperçoit des drapeaux mais on ne distingue pas la couleur; ils sont très haut.
4 h 1/2 : Papa revient de la gare et nous annonce qu’un employé de la gare venant de CHARLEVILLE a copié à la Préfecture ce qui suit :
« Français entrés à MULHOUSE. Prise de MULHOUSE par le général d’AMADE et 3 corps d’armée. Le 123° régiment allemand pris par le 126° français. 4000 prisonniers allemands seront dirigés sur POITIERS. Prise de 125 mitrailleuses allemandes.

Jeudi 20 Août 1914

TELEGRAMME OFFICIEL

Sur le front : Rien de nouveau en ALSACE et en LORRAINE.
En BELGIQUE : A l’est de la Meuse, les Allemands ont atteint la ligne DINANT – NEUFCHATEAU.
Des forces importantes ont continué de passer la Meuse entre LIEGE et NAMUR. Leurs avant-gardes ont atteint la DYLE. Devant ce mouvement, l’armée belge a commencé à se retirer dans la direction d’ ANVERS.

Le Pape est mort ce matin à 1 h 35.

Vers 4 h 1/2, nous voyons un aéroplane, il est très bas, c’est un français.
On dit qu’un prisonnier prussien vient d’arriver à la gare. Il est blessé, il a reçu 3 balles.
Nous recevons une carte de GEORGES, venant de BORDEAUX, sur laquelle est sa photographie, elle est partie du 17.
Nous allons chercher de la toile au Collège pour faire de la charpie.
Beau temps.

TELEGRAMME OFFICIEL

En ALSACE : Notre situation demeure la même aux cols des VOSGES ; en HAUTE-ALSACE, nous avons occupé GUEBVILLER après un combat très vif. Nous avons enlevé à la baïonnette un des faubourgs de MULHOUSE. 6 canons et 6 caissons sont restés entre nos mains. MULHOUSE a été réoccupée par nous. En LORRAINE, notre ligne s’étend de la région au nord de SARREBOURG en passant par MORHANGE jusqu’à DELME.
En LUXEMBOURG et en BELGIQUE, même situation.
Opérations russes : un combat important a été livré hier à STALLUPONEN, 11 km à l’ouest d’EYKUNEN ; la 1ère division allemande d’infanterie s’est retirée après avoir subi des pertes considérables et en laissant entre les mains des Russes 8 canons et 2 mitrailleuses. A 100 km de rayon autour de VARSOVIE, il n’y a plus aucune cavalerie allemande. Entre KIELCE et DUBNO, sur la frontière de GALICIE, plusieurs tentatives de cavalerie autrichienne ont été repoussées. La communication par voie ferrée entre VARSOVIE et KIELCE est rétablie.
A 10 h 1/2, le 20°, le 33° Régiments d’artillerie passent dans la grand’rue.

TELEGRAMME OFFICIEL

En BELGIQUE : la situation reste sensiblement la même; le mouvement des forces allemandes continue vers l’ouest, précédé par des forces de cavalerie éclairant dans les directions de GAND, d’une part, de la frontière française de l’autre. L’armée belge est prête dans le camp retranché d’ANVERS.
Dans la WOEVRE : La situation n’est pas modifiée.
En LORRAINE : L’offensive allemande qui avait répondu à notre attaque, et continué pendant la journée d’hier, a été arrêtée aujourd’hui. Il ne s’est produit aucune attaque allemande contre la position désignée sous le nom de : « Grande couronne de NANCY ». Des engagements ont eu lieu sur les hauteurs au nord de LUNEVILLE. On a l’impression que dans ces actions, l’attaque des Allemands a été molle, il est certain que si nos pertes au cours de ces trois dernières journées ont été sérieuses, celles des Allemands l’ont été également.

J’entends le canon très fort sans arrêt à la Sous-Préfecture. On l’entend même dans la Grand’rue où on fait du bruit. Il cesse à midi et recommence toute l’après-midi.
Un aéroplane passe sur SEDAN; des soldats, croyant voir un Allemand, tirent quelques coups dessus. Il atterrit dans la prairie de WADELINCOURT, c’est un biplan blindé. L’aviateur n’a même pas entendu qu’on tirait dessus. Les ailes ne sont pas trouées. Il est descendu parce qu’il avait une panne de moteur. Nous rencontrons un Belge à la gare. C’est un homme très riche qui habitait BERTRIE. Il nous a dit que sa maison qu’il habitait était en feu, que sa véranda qu’il avait fait construire cette année au prix de 11000 F était complètement détruite. Il nous a dit que les Allemands, quand ils arrivent dans les villages, prennent les gens et leur mettent le pistolet sous le nez et les forcent ainsi à leur donner ce qu’ils veulent, et à les mener où ils veulent. Après quoi, ils défendent aux habitants de regarder où ils vont, pour ne pas renseigner les Français. Ils ont arrosé des maisons avec du pétrole, y ont mis le feu, puis ont pris 2 petites filles de 8 et 10 ans à leur mère, et les ont jetées dans le feu. Il a aussi dit qu’un Capitaine français et 3 Dragons se sont trouvés en face des Uhlans. Les Uhlans ont tué les trois hommes ainsi que le cheval de l’officier. L’officier uhlan a crié au français : « Rends toi! ». Le Français a répondu : « Oui, je me rends », et en même temps a tiré son sabre et a coupé en deux la figure du Uhlan, a sauté sur son cheval et est arrivé sain et sauf, poursuivi par les Uhlans. Des familles belges arrivent le soir. Une femme belge ayant 8 enfants, n’en retrouve plus que 2.
Le train de BOUILLON passe plein de blessés français. Ils montrent fièrement les casques et les épées pris aux Allemands.

TELEGRAMME OFFICIEL

Le zeppelin n° 8 a été abattu sur la route de CELLE à BADONVILLER; il venait de STRASBOURG. Après la grande victoire d’hier, l’armée serbe poursuit énergiquement l’ennemi qui n’oppose aucune résistance et s’enfuit en toute hâte. Les pertes des Autrichiens sont considérables. Plusieurs régiments ont été anéantis. D’après le récit d’un officier ennemi, fait prisonnier, le commandant en chef de la 21° Division d’Infanterie de LANDWEHR a été tué dans le combat.
L’artillerie serbe a coulé à OGRATINA 8 bateaux ennemis et 8 chalands.
L’armée russe a remporté de nouveaux succès importants près de GUMLINEN, sur la ligne GUMBINGEN, GOLDAP, LYCK, à 40 km environ de la frontière. Elle a renversé 3 Corps allemands, capturé de nombreux canons ainsi que du matériel roulant, fait quantité de prisonniers, et s’est emparé de GOLDAP et de LYCK.

Lundi 24 Août 1914

Des régiments, 19° et 16° Infanterie, venant de combattre en BELGIQUE, arrivent. 2 soldats entrent chez nous pour se reposer et manger. Ils racontent le terrible combat auquel ils ont assisté et les horreurs commises par les Allemands.
Le matin, 2 aéroplanes passent au dessus de la ville.
On voit beaucoup de Belges sur des voitures qui viennent de BOUILLON qu’on a fait évacuer. Un homme passe dans la ville et bassine un écrit du maire disant de ne pas s’affoler.
Beaucoup de gens quittent SEDAN.
Nous partons à 10 heures du soir, (grand-mère, maman, Suzanne et moi). Sur l’Avenue Philippoteaux, nous rencon-
trons des gens sur des grandes voitures à foin. Sur le Pont de la gare, nous montrons nos sauf-conduits (pour les avoir, il a fallu montrer les actes de naissance ou les livrets de caisse d’épargne). Les soldats gardant le pont plantent des gros piquets en fer reliés par des gros fils de fer barrant le pont. De chaque côté du pont, ils établissent des grandes haies avec des fagots, de façon à ce qu’on puisse seulement passer à une personne. Après dix heures, ils disent qu’ils ne laisseront plus passer.
Les ambulances de la Croix-Rouge, aux Collèges, sont évacuées.
A la gare de SEDAN on peut à peine rentrer. On laisse pénétrer seulement les femmes et les enfants.
Papa vient nous conduire à la gare, il ne peut pas entrer ; une fois installées dans le train, non sans mal, nous le voyons à la barrière. Il reste à SEDAN. Les tantes voulaient aussi partir au train du soir, on ne les a pas vues à la gare, elles ne sont probablement pas parties.
Nous voyageons en 2° classe, toute la nuit. Je ne peux pas dormir. Le train est plus que plein, il y a 4 personnes en plus dans le compartiment. Avec nous se trouvent Madame WEIL et ses deux enfants, et des personnes de TOULON et une de PARIS. Dans le compartiment à côté où est grand-mère, sont Mesdames HALLEUX, BERTECHE, AMEIL, infirmières à la Croix-Rouge de SEDAN.

Mardi 25 Août 1914

Nous arrivons à REIMS à 6 heures du matin; la plupart des magasins sont encore fermés. Nous déjeunons sur la terrasse d’un petit restaurant où nous coucherons. Nous allons visiter la Cathédrale et d’autres églises. Nous allons à l’Hôtel de ville, puis à la Sous-Préfecture pour voir les dépêches. Nous allons à la Grand’poste pour envoyer une dépêche à papa. Maman l’écrit et il faut aller la porter à l’Hôtel de ville pour la faire signer au commissaire de police; il regarde si la dépêche ne renferme pas de renseignements. Nous retournons à la Poste et maman la donne au guichet. Là se trouve le frère de Monsieur KLEIN, Maire de FLOING, il nous dit que ce n’est pas la peine de prendre notre dépêche, qu’elle n’arrivera pas car les communications sont coupées. Nous rencontrons Monsieur de VILLERS, Madame RAYMOND, Monsieur et Madame PÊCHEUR, nous voyons Madame et Mesdemoiselles BEQUET sur le quai. Nous rencontrons (dans la rue) Madame LEFORT et sa fille (Madame de MOIS LATRIE), Madame BERTRAND (avoué), sa mère et sa grand mère et ses enfants, Madame COURTEHOUX et ses deux filles, Madame HENRIET (caissier Caisse d’Epargne) et son fils, Madame BOURGEOIS (BOUILLON) qui est avec Madame CHAVAILLAND et sa fille, etc.. A midi et à 7 heures, nous mangeons au restaurant Jeanne d’Arc (près de la Cathédrale), nous y sommes bien pour 1,75 F le couvert. Le soir, nous couchons dans le petit restaurant du matin. Nous y sommes mal, nous couchons à 3 dans un petit lit de 2 personnes, grand-mère couche dans un autre petit lit. C’est à côté des cuisines car le matin une femme a eu la jambe brisée par un bout de rail. Au moment où nous passons devant la gare, des rails sautent, faisant une formidable explosion. Les rues de REIMS ne sont plus si animées. En passant dans la Rue Colbert, un pneu d’auto a éclaté juste devant nous. Un bonhomme que nous rencontrons nous dit qu’on fera peut-être sauter les ponts cette nuit.
Des Officiers allemands en automobile arrivent pour parlementer ; des bonnes femmes leur jettent des boîtes de sardines. On a arrêté 3 espions dans une maison de l’Avenue de Laon, au coin du pont de la gare. voici comment on les a pris : 2 soldats étaient attablés dans le café, en bas de cette maison; ils regardaient la maison machinalement et ils virent à une fenêtre des rideaux verts, puis des rideaux blancs, puis des rideaux rouges; étonnés, ils font part de leur découverte en disant que c’est peut-être des enfants qui s’amusent. Le soir venu, on voit une lanterne blanche, puis une lanterne rouge. On demande alors des personnes de bonne volonté pour entourer la maison. On entre et on trouve 3 espions; un quatrième était assis sur le toit derrière une cheminée, à proximité d’échelles de corde, et faisait part aux autres de ce qu’il voyait. Il se sauvait, on a tiré dessus et on l’a tué.
Les grosses pièces d’artillerie situées dans la plaine de BETHENY (devant REIMS) partent en arrière de REIMS. Les forts sont évacués.

Jeudi 3 Septembre 1914

On a surpris une infirmière de la Croix-Rouge espionne qui envoyait des pigeons voyageurs auxquels était attachée cette inscription : « Vous pouvez entrer, REIMS est libre ». On la fait emprisonner.
On colle une affiche en ville annonçant l’arrivée des Allemands : « Au moment où l’armée allemande est à nos portes et va vraisemblablement pénétrer dans la ville, nous recommandons le calme et le sang-froid aux habitants …etc… »
A la lecture de cette affiche, tout le monde est affolé. Nous rentrons précipitamment chez nous.

Le soir à 10 heures, des Uhlans arrivent sur la Place de la République, et des parlementaires en auto. Ces parlementaires demandent une contribution de guerre de … millions et qu’on leur soigne leurs blessés à REIMS.
On attend l’armée allemande d’un moment à l’autre. Nous nous couchons tout habillées et ne pouvons dormir. Grand-mère ne se couche pas.

Vendredi 4 Septembre 1914

La nuit s’est passée sans incident. Vers 10 heures du matin on entend une pétarade qui dure environ 40 minutes. Les Allemands bombardent la ville de REIMS. Nous nous demandons ce qui se passe, on dit que ce n’est pas le bruit du canon, que c’est probablement la ligne de CHÂLONS qu’on fait sauter. Nous montons au grenier; nous voyons une fumée très épaisse et nous entendons des sifflements puis un coup formidable. Nous regardons avec une jumelle. Nous descendons et nous allons devant la porte demander aux quelques passants ce que c’est, l’un d’eux nous dit que c’est le bombardement et nous montre des éclats d’obus. Nous rentrons, tout le monde est dans le corridor, on parle de descendre à la cave mais on reste dans le corridor. Enfin le bruit cesse, nous commencions à craindre un véritable et sérieux bombardement. Quand ça a commencé, j’étais en train de coudre les pressions de mon corsage bleu et jaune. On se remet un peu mais on ne peut guère manger. Les Allemands, interrogés sur ce bombardement d’une ville qui s’est rendue, ont prétexté une méprise de 2 batteries qui ignoraient que la ville s’était rendue, d’autres ont dit que le drapeau blanc sur la Cathédrale, n’était pas assez haut, qu’ils ne l’avaient pas vu. On se demande si l’une des deux versions est vraie, on croit bien que c’est volontairement, pour effrayer la population et annoncer en même temps leur arrivée, qu’ils ont agi de cette façon. Le Maire fait poser des affiches disant que : « le feu a cessé, les habitants peuvent vaquer en toute tranquillité à leurs occupations. »
L’après-midi, nous allons dans la « rue de mars » voir les dégâts. Plusieurs magasins sont défoncés, la rue est pleine de bouts de vitres et de glaces, il ne reste plus un carreau aux maisons du milieu de la rue. Une bombe est arrivée dans la rue, et la vibration a fait casser toutes les vitres. Un Familistère qui se trouve là et qui a ses devantures et sa porte garanties par des rideaux de fer, est bien endommagé. Les rideaux de fer sont criblés d’éclats d’obus et les glaces brisées. Un homme et une femme qui étaient en voiture ont été tués, ainsi que le cheval qui les conduisait et un chien. La ville a bien souffert de ce commencement de bombardement, il y a eu 30 à 40 morts et beaucoup de blessés. Nous en avons vu dans des voitures de la Croix-Rouge.
Dans la Rue Carnot, le magasin des chaussures ABEL, à côté du « Chat perçant », a été incendié. Une poste télégraphe a été presque entièrement détruite. Les Allemands visaient la Cathédrale mais n’ont pas pu l’atteindre, quelques vitraux ont été brisés. Sur l’Esplanade Cérès, plusieurs maisons ont été fort endommagées. L’une d’elles a un énorme trou, 6 personnes ont été tuées. L’Eglise Saint-André a reçu une bombe qui a fait un énorme trou, a passé devant l’autel et est venue aplatir les tuyaux de l’orgue. Les monuments et bâtiments de la ville n’ont pas été endommagés, le théâtre a eu simplement des vitres cassées.
Vers 3 heures, nous voyons une compagnie de Fantassins allemands. Ils chantent, ils sont tous très petits. A 5 heures arrivent des régiments. On ne voit plus un soldat français, rien que des allemands. La gare est complètement vide, il n’y a plus un seul wagon. Les tramways ne marchent plus car les fils ont été coupés par les obus.

Samedi 5 Septembre 1914

Nous sortons le matin et nous voyons cette affiche :
Les habitants des Ardennes et de la Meuse (sauf la région de VERDUN) peuvent retourner chez eux sans sauf-conduit. Nous cherchons après une voiture, nous n’en trouvons pas. L’après-midi nous voyons les affiches arrachées, nous allons voir à la Mairie. On nous dit qu’on ne peut plus partir aujourd’hui, qu’on verra demain et que maintenant il faut un sauf-conduit. Nous cherchons toujours après une voiture. Nous allons chez Madame GILBERT, corsetière, pour avoir des adresses de loueurs de voitures. Nous rencontrons une Compagnie de soldats allemands avec 2 Artilleurs français prisonniers. Nous allons chez Monsieur SOUPAULT (absent, parti), PIGET, BOUTHIER pour nous arranger pour une voiture. Ils en ont une, il n’y a plus de place pour nous. Les casernes, la mairie, la poste et la gare sont occupées par les Allemands. Des agents de police défendent l’accès de la Mairie, les Allemands font bassiner que les habitants ne s’effrayent pas, qu’on tirera 21 coups de canon pour annoncer l’arrivée de ..?.. (Empereur ou Kronprintz?) La journée se passe, il n’y a rien du tout.

Dimanche 6 Septembre 1914

Toute la journée nous cherchons une voiture. Nous allons chercher un sauf-conduit car on nous a dit que si nous en avions un, nous pourrions partir à 2 heures. Nous allons à la Mairie, on nous renvoie au Commissariat de police du 4° arrondissement. Nous arrivons, il n’y avait plus d’imprimés. On nous dit qu’il n’y en aura pas avant 2 heures. Nous allons voir de temps en temps. Nous retournons à la Mairie, on nous dit que les imprimés sont arrivés; nous retournons au Commissariat, nous avons un sauf-conduit au nom de grand-mère parce que c’est elle la plus vieille.

Modèle de laissez-passer allemand :A 1 h 1/2, nous sommes sur la Place du Parvis Notre-Dame, devant l’Hôtel du Lion d’Or, où est la Commandanture allemande. Nous attendons jusque 3 heures. Un agent de police rémois vient faire circuler les gens à grand fracas. A 3 heures, maman entre pour faire apposer le cachet allemand. Quand nous rentrons, la voiture est partie sans nous ! Nous nous mettons encore à la recherche de voiture. Les Allemands font poser des affiches, l’une signée du général VON MOLTHN (en écriture gothique dans le texte), punissant de peine de mort toute personne trouvée une arme à la main, toute personne qui tenterait de couper des fils, d’empêcher la circulation, d’incendier, tout pays ne se conformant pas aux volontés allemandes, et de mort les habitants. Une autre disant que : les autorités allemandes vont visiter le champ d’aviation accompagnées de 5 Conseillers municipaux comme otages. Les enfants ne doivent pas courir librement dans la rue.

Lundi 7 Septembre 1914

Nous trouvons enfin une voiture pour 150 F, ce n’est pas sans mal; beaucoup de loueurs ne voulaient aller que jusque RETHEL, craignant que les Allemands ne mobilisent leurs chevaux, leurs voitures et leurs hommes, d’autres ne voulaient même pas sortir de REIMS. Nous partons à 11 h 20, grand-mère, maman, Mademoiselle LALOUX, sa mère, Suzanne et moi, et le cocher. Nous passons à VITRY-LES-REIMS, nous voyons 3 chevaux morts sur le bord de la route, ils sentent très mauvais. Nous voyons une maison seule, percée de trous de balles, dont les fenêtres sont bouchées avec des matelas, des armoires, des tables, etc.. Sur cette maison sont peints 2 drapeaux français, et gravée cette inscription :
« Aux dernières cartouches – 1914″.
ISLE-SUR-SUIPPE : nous rencontrons des convois. Au loin, nous voyons une énorme fumée, c’est un village en feu.
TAGNON : le village est plein de blessés – une vieille femme nous dit que sa maison est pillée. A la sortie du village, nous voyons 3 tombes couvertes de fleurs. Nous voyons une partie du champ de bataille.
RETHEL : Là, un tableau épouvantable s’offre à notre vue. La ville n’est plus qu’un monceau de pierres fumantes. Nous traversons toutes ces ruines à la tombée de la nuit, il fait très chaud, une anxiété nous prend : si SEDAN était comme cela !
Le cocher allume sa lanterne, il est 7 heures (heure allemande : 8 heures). Un des quelques Français qui reste nous dit d’éteindre immédiatement la lanterne pour ne pas être fusillés, cet homme nous mène dans une cour de ferme éloignée et toute pillée, une des seules qui reste du village. Nous nous mettons là pour ne pas rester au milieu de la route, ce qui est défendu passé 8 heures (heure allemande). Là, nous trouvons environ une trentaine de gens de CHARLEVILLE couchés dehors sur de la paille. C’est la seule maison encore debout qui n’est pas envahie par les Allemands. 3 Officiers couchent dans la maison. Il n’y a plus de paille pour nous. Le cocher dételle le cheval et lui donne à manger; nous couchons dans la voiture, serrées, assises sur des planches. Toute la nuit, des patrouilles allemandes s’approchent de la voiture, prennent leurs fusils et s’approchent à pas de loup en criant : »Qui vive ? ». Maman leur cause alors en français, et comme ils ne comprennent pas, Suzanne et moi leur causons en allemand. Ils nous disent qu’ils sont saxons, qu’ils sont partis le 2 Août, que c’est un régiment de Landsturm saxon qui est à RETHEL, qu’ils ont été 4 jours en chemin de fer, qu’ils sont passés par la BELGIQUE et ROCROI, qu’ils n’ont pas encore combattu. L’un d’eux nous dit : « Soldats français, allemands et belges tous frères ! Malheur la guerre ! ». Un autre nous dit : « La FRANCE n’aurait pas dû faire revenir les troupes noires d’AFRIQUE! ». Un autre nous dit de ne pas passer par un certain chemin car c’est le champ de bataille de voilà 15 jours, et les morts allemands ne sont pas relevés.

Beau temps. Nuit froide.

Mardi 8 Septembre 1914

La nuit a semblé bien longue. Au point du jour, à 5 heures, nous partons.
NOVY : maisons en ruines.
VAUZELLES : maisons incendiées. Nous voyons des soldats français morts au bord de la route; plus loin, sur une colline, nous voyons un tas de Français morts.
Beaucoup de chevaux et de vaches mortes sont sur la route. Ca sent très mauvais.
SAULCES – MOUCLIN : Le village est occupé par la Croix-Rouge. Nous voyons un blessé français. C’est le premier depuis REIMS. Des Allemands qui ont l’air bien mal sont couchés sur des litières dehors.
FAISSAULT … LA CRETE : ruines.
LAUNOIS : Nous nous arrêtons à l’entrée du village pendant 3/4 d’heure pour reposer le cheval et pour manger. On nous demande une fois nos passeports. Le village est désert, seule une pauvre vieille de 82 ans, toute courbée, est restée, elle ramasse ses affaires que les Allemands ont mises par terre et brisées. Les maisons sont dans un triste état; les armoires sont grandes ouvertes, leur contenu est à terre ou volé, des écrins vides restent; tout est brisé, saccagé; on marche sur des matelas, des verres, des dentelles, tout cela est recouvert de boue, et de saletés. Les poêles sont éventrés, les cadres brisés;
des appareils photographiques, des plaques et des vues, réduits en miettes. Dans une prairie, à l’entrée du village sont installées des chaises de tapisserie, des chaises longues, des fauteuils de cuir.
RAILLICOURT … MONTIGNY … POIX-TERRON … YVERNAUMONT … BOULZICOURT : Nous nous arrêtons 2 heures. Nous entrons dans un café et nous demandons de la bière; impossible d’en avoir. Ces pauvres gens n’ont pas un oeuf, pas un morceau de pain depuis 2 jours, leurs caves sont vidées.
FLIZE … DOM LE MESNIL : Le pont suspendu de NOUVION est sauté. PONT A BARE : Les quelques maisons qui forment le village sont presque toutes brûlées.
DONCHERY : il ne reste que des pans de murs et quelques maisons sur la rive droite en venant de RETHEL. Nous approchons de SEDAN, nous n’osons plus regarder. A TORCY, nous voyons des maisons brûlées. Nous voyons Monsieur et Madame BEGUIN (fleuriste) qui sortent de leur maison, ils nous disent que papa est venu pour avoir de nos nouvelles et que la maison ne doit pas avoir souffert. Un peu rassurées nous rentrons à TORCY, nous passons le pont de Torcy qui n’a pas sauté, la maison HALLEUX de la rue Thiers a souffert de la bataille, la façade est ébréchée par les éclats d’obus, nous passons le Pont de Meuse qui n’a pas voulu sauter, la maison HALLEUX de la Place Turenne n’a rien. Les guérites des casernes sont peintes en noir, blanc, rouge. A Turenne, il y a un drapeau allemand ainsi qu’aux Socquettes qui est la Commandanture, ils en avaient mis un à la Mairie, on leur a fait retirer.
Nous voyons notre maison intacte, papa n’est pas là, il est sorti, nous rentrons chez BARRE (pharmacien), où papa a mangé depuis notre départ, ils nous disent : une bataille a eu lieu sur SEDAN, la bataille a duré 2 jours, ils sont descendus à la cave avec les PARAVICINI et papa. Les Allemands venant du côté de BOUILLON ont bombardé les Français à la MARFEE; ils ont pris la MARFEE parce que les troupes françaises avaient l’ordre de reculer. Cette bataille a été une victoire française assez importante; ils avouent qu’ils ont subi d’énormes pertes. Les Allemands ont demandé 200 000 F en or, on leur a donné. Un soir, ils ont tiré dans les carreaux des maisons où il y avait de la lumière et le lendemain ils ont demandé 500 000 F; on leur a donné. 3 Uhlans sont arrivés le Mardi 25 Août à 8 h du matin, ils traversaient la ville avec un pistolet à chaque main et tiraient; ils étaient blancs comme des morts. On les a abattus sur la Place Turenne.
L’armée allemande arriva ensuite par l’Avenue Philippoteaux. La bataille commença à 10 heures. Plusieurs maisons sur l’Avenue furent endommagées, entre autres la maison HUSSON, le fils BARBAZON y fut tué, il avait 14 ans.
Papa rentre avec mon oncle Charles. Le chat est resté là, papa l’a mis à la cave. Nous mangeons chez Monsieur BARRE, nous sommes 10 à table. Tout à coup on frappe au carreau, on …

… ici, il manque quelques pages …

…La plupart sont voleurs, ils prennent des objets quand on tourne le dos, ils prennent de l’argent ou ils ne paient pas ce qu’ils doivent.

Pluie.

Vendredi 18 Septembre 1914

Des blessés passent. Il n’y a plus tant d’Allemands à SEDAN (quand verra-t-on les Français ?). Des convois passent toujours. Des voitures d’obus vides viennent des deux côtés. Les Allemands qui se battaient au CHESNE ont demandé un armistice de 48 heures pour enterrer leurs morts. Beaucoup de blessés reviennent. L’armistice est accordé. On n’entend plus le canon. Il pleut.
Une foule de gens (60 à 90) stationnent continuellement devant les boulangeries.

Samedi 19 Septembre 1914

Continuation de l’armistice jusqu’à demain. On ne voit plus de blessés. Il pleut toujours. On n’entend pas le canon. Nous voyons passer quelques prisonniers français.

Dimanche 20 Septembre 1914

Nous allons à la Messe de 9 heures; il y a quelques Allemands à la Messe. A la Messe à 8 heures il n’y avait presque que des Allemands, la Messe était dite par un curé allemand et on a prêché en allemand. Nous allons avec papa à TORCY faire des commissions, nous sommes surpris en route par une ondée; nous nous réfugions sous une porte dans la rue Thiers. Nous entendons 3 violents coups que nous prenons pour des coups de canon. Nous rentrons, Suzanne et moi, chez nous; dans la cour, nous entendons encore des coups semblables. Nous montons au grenier au 5° étage et là nous entendons 2 énormes coups, puis plus rien. Des Allemands tout sales en déroute, désarmés, reviennent. Il ne passe plus de convois. Des blessés reviennent. Une vingtaine de prisonniers français passent. Papa et maman vont voir les blessés français de l’hospice et leur portent du malaga et des gâteaux. L’un d’eux est aveugle, l’autre paralysé, un troisième est amputé d’un bras. La soeur reçoit le malaga et les gâteaux avec joie disant que les blessés n’ont pas de vin et qu’ils mangent de la soupe au lard le matin et un bout de lard le soir. Les Allemands viennent faire trois rondes par jour pour voir si les blessés peuvent être expédiés en ALLEMAGNE; ils ne peuvent pas tenir debout qu’ils les font marcher. Les blessés n’ont presque pas de couvertures, les Allemands ont tout pris de convenable.
Pluie toute la journée.

Lundi 21 Septembre 1914

La journée est calme. Nous voyons passer un aéroplane allemand sur un camion ainsi que des forges. Nous faisons de la broderie toute la journée. Papa est otage de 6 heures du soir à demain 6 heures du matin.

Mardi 22 Septembre 1914

Il fait beau.
Nous voyons encore des fours de campagne qui repassent. On dit : le général FRENSCH a coupé les vivres à la 3° armée allemande qui, de COMPIEGNE, a été repoussée jusqu’à SAINT-QUENTIN. Un corps d’armée français est supposé en formation en BELGIQUE, les Français sont, dit-on, à REVIN. Un aéroplane français est venu survoler la ville, on a tiré dessus à la gare, on ne l’a pas atteint. Nous sortons avec mon oncle Charles, Hélène, puis tante Marie. Nous allons sur l’avenue; la concierge de la maison BOURDET nous a dit que la FRANCE avait acheté la maison STACLER, et que le génie y avait mis le feu ainsi qu’à la maison HOLKES, et qu’il avait voulu le mettre chez BOURDET, mais comme la maison est en ciment armé, elle n’a pas voulu brûler. Elle nous a dit avoir surpris 3 infirmières de la Croix-Rouge allemande en train de voler des dentelles. Nous allons au Fond de Givonne; nous voyons les maisons brûlées et l’Eglise; il ne reste plus que la moitié du clocher. 3 cloches, dont une énorme, sont tombées, il ne reste plus que les piliers à l’intérieur de l’Eglise. Tout est brûlé, il reste 2 statues sur leur socle : Saint Méen et Saint Nicolas; les troncs sont ouverts. Nous voyons un aéroplane allemand qui survole la ville pendant assez longtemps, on dirait une chauve-souris avec ses ailes crochues.
Les Allemands ne reçoivent plus de journaux depuis 3 jours.
Les Officiers chez les particuliers font de 6 à 7 repas par jour.

Mercredi 23 Septembre 1914

Il passe encore un aéroplane sur camion. Un officier allemand qui est chez BARRE a dit : « REIMS est de nouveau allemand et la Cathédrale brûle ».
On dit que GUILLAUME, en raison de la mort de ses 3 fils (2 à la guerre, 1 de maladie), a demandé la paix à la FRANCE (que chaque pays rentre chez lui), et que la FRANCE a refusé. Il est probable qu’il n’y a rien de vrai.
On dit que 20 000 Allemands sont arrivés à CHARLEVILLE et qu’ils ont pillé les magasins. Cela semble se confirmer. Des gens de VRIGNE-AUX-BOIS se sont sauvés …

… ici, quelques pages manquent …

… le roi lui-même irait tuer le fils de GUILLAUME qui est prisonnier.
Nous voyons toujours des groupes de soldats sales et désarmés ou sans sacs. Nous en voyons 2 complètement désarmés passer entre un gendarme et un officier.
On paye le kilo de sel 30 sous au lieu de 4 sous; des boîtes d’allumettes de 2 sous, 5 sous.

Jeudi 1er Octobre 1914

Des aéroplanes passent. Papa est otage la journée de 6 h du matin à 6 h du soir (7 h, heure allemande). On entend le canon très fort. Un pharmacien raconte qu’on se bat vers VOUZIERS-GRANDPRE (40 000 blessés). Les Allemands abandonnent la bataille à VERDUN, leurs troupes sont massées à l’est de REIMS.

Vendredi 2 Octobre 1914

Une quantité d’hommes de la Croix-Rouge allemande passent à SEDAN. On dit qu’ils retournent en ALLEMAGNE. On dit qu’il y a une affiche à la Mairie défendant aux gens d’aller sur la route de RANCOURT. On dit également qu’il y en a des autres recommandant aux habitants de ne pas s’effrayer si les Allemands s’en vont, qu’ils ne feront pas de mal à la ville. Le temps est très humide. Nous allons au Fond de Givonne pour retenir du sel et du sucre.

Samedi 3 Octobre 1914

Une femme qui vient au magasin nous dit : »mes 2 neveux qui allaient tous les jours dans un pays plus loin que BOUILLON chercher du tabac, n’ont pas été plus loin que BOUILLON, car une sentinelle allemande leur a dit : « Retournez, dangereux pour vous », mon beau-frère qui allait aussi chercher du tabac à PALISEUL a vu des avant-postes français tuer 2 sentinelles allemandes et s’emparer de 3 autos. »
On dit que les Français sont à la CROIX-AUX-BOIS.
Rien d’extraordinaire.

Dimanche 4 Octobre 1914

Nous allons à l’hospice, nous voyons des soldats debout, l’un a le bras coupé, l’autre la main, un autre la poitrine traversée. Ce sont des Bretons (19°) et des méridionaux (7°). Ils ont été blessés le 25 Août à BERTRIX et à MESSEIN. Ils racontent. Nous visitons une grande salle, là sont 3 rangées de lits. Nous donnons des gâteaux et du malaga aux blessés, ils sont contents. Ils nous disent ce qu’ils ont et comment cela leur est arrivé. Il y a un tout jeune homme qui a à peine 18 ans, il a été blessé à la jambe, c’est un civil. Ils n’ont pas vu de tirailleurs. Nous allons au cimetière de TORCY, nous voyons 2 tombes d’Officiers français commandant du Crest 19° Infanterie Abel DUCRUCQ. Ces tombes sont pleines de fleurs, nous mettons un petit bouquet de violettes en Celluloïd sur chacune; il y a aussi 3 ou 4 tombes d’Officiers allemands, il n’y en a qu’une qui a des fleurs. Il y a d’autres tombes sans nom. Il y a une grande fosse où sont enterrés des soldats français et allemands, il y en a une autre ouverte, on a déjà enterré 3 hommes. On voit des fosses tout autour des premières, creuses. Nous voulons aller mettre les deux derniers bouquets de Celluloïd sur la tombe du Français enterré dans le jardin Stacler, mais nous trouvons la porte fermée avec cette inscription : « Défense d’entrer. Danger d’éboulement. »
Un camion-aéroplane passe. Les fours de campagne sont à TORCY. Il y a un gendarme sur la route de PARIS, il y en a continuellement, souvent 5 ou 6 depuis vendredi. Un grand nombre d’employés de la gare allemands arrivent à SEDAN; ils viennent de STETTIN. On suppose qu’ils ont été évacués à cause des Russes. On entend un peu le canon. A la gare il y a …

… il manque ici une ou deux pages …

…femmes qui travailleront pour leurs blessés.
Nous voyons un soldat allemand désarmé, encadré par 4 gendarmes, puis 6 autres entourés également de gendarmes. Ce sont sans doute des déserteurs.
Beau temps.

Jeudi 8 Octobre 1914

Un Curé Officier logeant chez BARRE, s’en va et dit qu’aujourd’hui on se battra très fort sur toute la ligne; il va au combat vers VOUZIERS. Beaucoup d’Allemands s’en vont. Nous allons à la propriété SERRAZ, nous cueillons des fraises et des poires pour les blessés, et 2 bouquets également pour eux. Nous entendons le canon très fort. Le soir, nous allons sur les hauteurs et nous l’entendons comme jamais nous ne l’avons entendu, excepté à REIMS. Des gens disent que c’est le fort des Ayvelles qui tire, je ne crois pas. Nous voyons un homme qui nous dit que les Allemands sont chez lui, en train de faire des boîtes à mitraille. Ils creusent des tranchées, mettent ces boîtes au fond, les recouvrent de gravier puis de terre, placent leurs hommes dessus et à l’approche des Français, ces soldats doivent se sauver, les Français arrivent, on tourne un bouton et tout saute. On dit qu’ils font cela à la MARFEE. Si seulement on pouvait savoir au juste où, pour le dire aux Français !
Un autre homme nous dit qu’il a vu 4 Fantassins et 1 Officier français pris aux environs. Nous avons enfin du sucre (allemand). La Croix-Rouge française qui était à l’hôpital Turenne, est chassée.
Canon le soir.
… ici, il manque une page …

… atterrissent, repartent et finalement reviennent. Nous voyons encore démonter une tente du camp. Sur 5, il n’en reste plus que 2. Sur la Place d’Alsace jadis pleine d’autos, il n’y en a plus tant et tous leurs bidons de benzine sont chargés sur des autos.
On dit que les Français sont à Carignon à BEAUMONT. Les soldats se couchent tout habillés, ils ont fait une tranchée à la corne de SOISSONS pour pouvoir tirer commodément si les Français revenaient et passaient sur le Pont de Meuse.
Papa est otage cette nuit.
Pluie.

Dimanche 11 Octobre 1914

Nous allons sur les hauteurs à 2 h, on entend le canon assez fort. Nous allons voir les tranchées en face du Pont de Meuse, on la voit très bien malgré qu’ils ont mis du gazon sur la terre enlevée. On nous dit que le Commissaire de police est emmené prisonnier en ALLEMAGNE, c’est un officier de réserve qui devrait servir; les Allemands se sont emparés de tous les hommes de 19 à 50 ans qui pourraient servir, à CHARLEVILLE. Un Allemand qui logeait chez une dame, est parti, et lui a dit en partant qu’il faisait partie du 87° régiment qui formait comme un dépôt, devant être à 40 km du feu à SEDAN. Il quittait ce dépôt pour aller reformer un régiment en BELGIQUE pour en remplacer un autre, entièrement détruit. Le dépôt du 87° qui était à FRANCFORT S/ MAIN est maintenant à MUNICH.
Le soir, nous allons sur les hauteurs, on entend le canon très fort. (Quand serons- nous donc délivrés ?)

AVIS IMPORTANT

Au cas où la loi martiale … pas de peine plus sévère, en particulier la peine de mort, tout habitant de SEDAN et du territoire d’étape, de même que tout étranger, sera puni d’emprisonnement jusqu’à six semaines ou d’une amende jusqu’à 600 marks, s’il ne se conforme aux dispositions suivantes :
Il est défendu formellement :
1 – de prendre part à des rassemblements dans les rues, sur les places ou autres endroits publics, ou de circuler après 7 h 1/2 du soir dans les rues sans autorisation spéciale,
2 – de tenir des propos excitateurs, de répandre des nouvelles fausses, de communiquer ou d’avoir en sa possession des journaux français, anglais ou belges,
3 – d’enlever ou d’abîmer des affiches de l’autorité allemande ou des journaux allemands,
4 – de laisser après 9 heures du soir de la lumière visible du dehors, dans son appartement ou autres locaux de son habitation,
5 – de cacher ou de détourner des provisions de toute nature, pouvant servir à l’entretien ou à l’équipement des troupes,
6 – de refuser de se conformer aux ordres de la Commandanture de l’Etape ou à ceux de la Mairie approuvés par elle, en ce qui concerne l’occupation des habitants, de chercher à se soustraire au travail qui lui est imposé, ou d’exécuter ce travail avec résistance ou négligence.
Sera puni d’emprisonnement jusqu’à 6 semaines et d’une amende jusqu’à 1200 marks et de la confiscation des objets prohibés ou placés sous le contrôle de l’autorité, tout habitant ou étranger :
7 – qui sera trouvé en possession d’armes quelconques ou de munitions,
8 – qui portera le brassard de la Croix-Rouge ou mettra le drapeau ou tout autre insigne de la Croix-Rouge sur ses maisons, voitures, etc., s’il n’est pas autorisé par écrit par la Commandanture de l’Etape,
9 – qui possède ou emploie des bicyclettes, motocyclettes ou automobiles sans avoir un permis de la Commandanture de l’Etape,
10 – qui entretient ou permet d’entretenir dans sa propriété des pigeons voyageurs.
Sera puni d’emprisonnement jusqu’à 6 semaines de prison tout civil :
11 – qui mendie ou vagabonde sur la voie publique,
12 – qui accueille et héberge sciemment des Français soumis à la loi militaire ou des soldats français, anglais ou belges,
13 – qui séjourne en état d’ébriété dans les lieux publics, y fait du vacarme ou s’y livre à de graves excès,
15 – qui fait le colportage sans autorisation de la Commandanture de l’Etape.

SEDAN, le 19 Octobre 1914
Le Commandant de l’Etape
Mardi 20 Octobre 1914

Papa est otage 10 h le jour. Mme SCHWEITZER, pâtissière, est arrêtée parce qu’elle a refusé de donner tout son beurre en réquisition. Elle est condamnée à 1000 marks. La nouvelle Commandanture est très sévère. Le secrétaire est un Allemand industriel au Cateau; à la mobilisation, il s’est rendu dans son pays et on lui a brûlé son usine. Pour se venger, il fait faire des ordres très rigoureux.
Canon fort.

Mercredi 21 Octobre 1914

Gendarmes dans les rues. Les Allemands ont rédigé un acte qu’ils ont voulu faire signer au Maire; celui-ci a refusé. S’il avait signé, il condamnait tous les Français de la région, car sur la feuille, c’était marqué : Les soldats allemands se sont très bien tenus, tout ce qui a été fait de mal (pillages, incendies), a été fait par les soldats français et par les civils. (Ils veulent décharger leur conscience). Heureusement que cet acte n’a pas été signé, car ils l’auraient montré partout avec la signature du Maire comme témoignage. Le soir vers 7 heures, une file de 40 autos pleines d’Officiers est passée et a stationné dans la Grand’rue.

Jeudi 22 Octobre 1914

Canon fort.
Pas de pain. Les « Boches » font courir le bruit que l’ALLEMAGNE va renvoyer 800 000 hommes contre la FRANCE. (quelle bêtise de croire cela quand on sait qu’ils ont donné toutes leurs forces pour taper un grand coup, et quand on voit des soldats de 16 ans et des vieux à cheveux gris).
L’armée française a repoussé les Allemands par ici pour pouvoir mettre en ordre et préparer le camp de CHÂLONS, maintenant elle va les laisser y revenir.

Vendredi 23 Octobre 1914

Canon fort. Pas de pain.
On dit que les Allemands ont été battus à VITRY LE FRANCOIS. François-Joseph mort laisse comme héritier un jeune homme de 17 ans qui demande la paix à la RUSSIE; la RUSSIE n’accepte pas.

Samedi 24 Octobre 1914

Canon fort. Pas de pain.
On dit que l’Etat-major français est à 10 km de CHARLEVILLE il ne faut pas y ajouter foi).

… il manque ici une ou deux pages …

… car il y a 1000 cas de typhus.

Mercredi 28 Octobre 1914

Canon (souligné 4 fois dans le texte).
Le canon gronde d’une façon terrifiante.
Pain. On dit que : « l’Impératrice reçoit des lettres d’injures. La SAXE se sépare de GUILLAUME. L’AUTRICHE a fini ». Que faut-il croire ? Pas grand-chose. Des fours qu’ils avaient construits, les uns disent qu’ils les ont démolis, les autres qu’ils sont partis.

Jeudi 29 Octobre 1914

Canon (souligné deux fois dans le texte).
Nous allons « aux Vignes » chercher des ambres pour les blessés français et des fleurs pour le cimetière. Des gens disent que les Allemands sont arrivés en débâcle à DOUZY et à FRANCHEVAL.
Pluie.

Vendredi 30 Octobre 1914

Canon. Des canons et des mitrailleuses arrivent à la gare. On les emmène au quartier. Beaucoup d’officiers et de soldats d’artillerie sont dans les rues.

Samedi 31 Octobre 1914

Canon. (souligné deux fois dans le texte)
On dit que la forêt de MontDieu brûle. Les Allemands emmènent 7 ou 8 voitures de sacs de blé, 6 ou 7 de betteraves.

… ici, il manque une page …

… il y a deux drapeaux à l’hôtel.
Je rentre en classe chez Mme DEVIN. Nous sommes 3 élèves dans notre classe : L. GOGNEL, Y. LAROCHE et moi. Nous y allons de 1 h à 3 h 1/2.
Les Allemands réquisitionnent tous les draps pour revendre en ALLEMAGNE et avoir ainsi de l’argent.

Mercredi 4 Novembre 1914

Canon.
La TURQUIE et la ROUMANIE se mettent avec l’ALLEMAGNE contre la GRECE et la BULGARIE.
Canon. Pluie. Classe.

Les dépêches allemandes disent toujours la même chose. Les Russes avancent lentement, eux-mêmes avancent aussi très lentement dans le nord. CHAVONE et SOUPIR sont prises. On se bat à YPRES (BELGIQUE) et entre TOUL et VERDUN. Ils parlent aussi de SOISSONS.

Jeudi 5 Novembre 1914

Extrait du journal « Le Matin » du 25 Octobre :
Les troupes françaises sont admirables d’entrain, une bataille à FLAIGNES a eu lieu les 15, 16, 17, 18. 150 000 Allemands hors de combat, un parc considérable d’artillerie lui a été enlevé. Ne pas confondre cette bataille avec celle des 5, 6, 7, 8, où l’aile droite allemande fut entièrement détruite, notre artillerie a pu tenir les Allemands en plaine et les a battus trois fois, et chaque fois ils ont eu 50 000 hommes hors de combat. TOUL : 30 000 Italiens sont dans cette ville depuis le 29 Septembre. 150 000 Japonais venus par la SIBERIE sont avec les Russes en ALLEMAGNE. L’ITALIE a déclaré officiellement la guerre à l’ALLEMAGNE.

Le gouvernement français est revenu à PARIS. Un zeppelin ayant survolé la Basilique de Montmartre a été endommagé ainsi que la Gare du Nord, par les bombes. De ROME, le pape a réclamé, et un conflit est déclaré.

Samedi 7 Novembre 1914

Papa est otage cette nuit (6 otages).

Pluie.

Dimanche 8 Novembre 1914

GUILLAUME passe en auto, nous le voyons. Devant son auto, piques puis une auto d’Officiers, puis des soldats armés.
Nous allons à GIVONNE, presque tout le village est brûlé excepté la Mairie.. A l’extrémité du village, une sentinelle nous crie : »Monsieur, passe(port) ». Nous n’en avons pas; « Retournez ! ».
Canon. Tout le long de la route, nous voyons des sedanais. Le Maire de GIVONNE qui s’était sauvé nous explique comment ils ont incendié ». Ils ont dit qu’il fallait que GIVONNE brûle, ils sont entrés dans les maisons, ils avaient chacun 5 pétards incendiaires, ils en ont lancé et tout a brûlé.

Lundi 9 Novembre 1914

Canon.
Le jeune aviateur qui était prisonnier s’est sauvé. Il a demandé à aller aux cabinets, une fois là il s’est habillé en civil et s’est sauvé. Quand ils avaient atterri, 6 hommes étaient venus pour avoir des nouvelles, les Allemands les ont ligotés et retenus pour qu’ils ne communiquent pas avec les autres. Les aviateurs se moquaient des Allemands, leur disant qu’ils ne sauraient rien d’eux, que leur devoir était accompli puisqu’ils avaient lâché les pigeons, et que les Allemands ne pourraient pas se servir de leur appareil, attendu que c’est un appareil nouveau dont ils ne connaissent pas le fonctionnement.
Le curé de TORCY a été inquiété à cause de cette fuite et l’Eglise a été gardée militairement.

Mardi 10 Novembre 1914

Canon (souligné trois fois dans le texte).
D’après leurs dépêches, les Allemands ont évacué SCHAVONE et SOUPIR (2 villages ayant ensemble 700 habitants et dont ils avaient annoncé triomphalement la prise). NIEUPORT a été inondé et les Allemands noyés. Ils veulent se diriger vers CALAIS et DUNKERQUE.

Mercredi 11 Novembre 1914

Un monsieur a vu un journal de GENÊVE (impartial) disant que la tactique de l’armée française était très bonne d’avoir laissé pénétrer les Allemands. On a intercepté un télégramme de GUILLAUME disant qu’il faut absolument reprendre YPRES ou bien que ça irait mal.

Jeudi 12 Novembre 1914

On ne peut plus sortir de SEDAN.
Canon. (souligné 4 fois dans le texte)
La cavalerie française est transformée en artillerie. Les Allemands réquisitionnent des glaces pour mettre dans les tranchées pour voir si l’ennemi arrive, sans se lever. 1000 canons, 1000 mitrailleuses et 100 canons de siège viennent de sortir de ST ETIENNE et du CREUSOT et sont à la frontière. Nous voyons des officiers turcs en auto, ils ont des espèces de bonnets en fourrure brune et des costumes gris (nous pensons que ce sont des turcs).

Vendredi 13 Novembre 1914

On dit que les bois de la BELGIQUE (CHARLEROI) sont en feu. Pas de pain.

Samedi 14 Novembre 1914

Canon.
On dit qu’on se bat à HEIDELBERG. 125 000 Portugais en FRANCE.
Pain noir qui colle au mur, pas mangeable. Neige.

Dimanche 15 Novembre 1914

Canon (BELGIQUE)
Neige. Les tramways remarchent.

Lundi 16 Novembre 1914

On dit que les Français ont repris RETHEL, qu’ils sont à STRASBOURG (c’est trop beau pour être vrai), que GUILLAUME a demandé un armistice de 4 mois, la FRANCE aurait répondu que, quand il aurait évacué la partie de FRANCE occupée et la BELGIQUE, on verrait.
Que le Kronprinz et son armée sont embourbés dans la WOEVRE.
12 voitures de choux passent. M. DOUMECHER de CHARLEVILLE vient à SEDAN, il assure que ça va bien pour nous.

Mardi 17 Novembre 1914

Canon.

Les Allemands disent qu’ils ont évacué VERDUN et REIMS parce qu’il y avait la peste ! (quelles bêtises !)

Mercredi 18 Novembre 1914

La Commandanture ordonne de laver les trottoirs et les devantures. Les soldats ont été à la Messe (On dit que c’est la fête de l’Impératrice). Un aéroplane français a survolé la ville, on dit qu’il a lancé une dépêche à DONCHERY. « Les Français sont devant…

… ici, il manque une page …

Dimanche 22 Novembre 1914

Canon. (souligné trois fois dans le texte)

Nous allons à DONCHERY, c’est encore pire que GIVONNE, il ne reste qu’un petit quartier et les casernes. Les pierres sont éboulées. Ils ont fait des préparatifs, sur le bord de la route, ils ont fait un mur et au dessus des sacs disposés de façon à laisser des meurtrières. Ils ont refait le pont sauté. Il y a là 3 tombes, 2 d’Allemands, une de 2 soldats français du 271° d’Infanterie.
Sur la route, nous rencontrons des automobiles pleines de couvertures et d’ustensiles.
Les blessés guéris sortent, ils sont sales, dégoûtants, leurs capotes sont déchirées et chiffonnées. C’est honteux de les laisser dans cet état-là.

Lundi 23 Novembre 1914

Papa va à CHEVENGES chercher de la farine. Il en rapporte seulement 2 kg à 0,50 F le kg. Ce n’était vraiment pas la peine de faire le chemin. C’est pourtant moitié prix qu’en ville (1 F le kg).

Mardi 24 Novembre 1914

Des canons passent à la gare; on dit que ce sont des canons brisés. Beaucoup de trains de troupes passent aussi. Des trains de morts liés quatre par quatre passent; on dit qu’ils les brûlent dans des hauts fourneaux de LONGWY.

Mercredi 25 Novembre 1914

Suzanne et papa vont à CHEVENGES chercher de la farine, il neige. Ils rapportent seulement 2 kg à eux deux. Quelle déveine ! Ils sont partis à 7 h du matin et rentrés …

… ici, il manque des pages …

Vendredi 18 Décembre 1914

Ils annoncent triomphalement : 175 000 prisonniers russes. Ils le mettent sur les trams. Je n’en crois pas un mot. Il y a des gens qui sont démoralisés. Quelle bêtise ! Ils disent qu’on va pavoiser la ville et sonner les cloches. On met simplement 2 drapeaux vert et blanc à la Commandanture (au tribunal). C’est quelqu’un qui va passer. Ce n’est pas sur leur dépêche. Les trains ne peuvent pas aller plus loin que CHARLEVILLE.

Samedi 19 Décembre 1914

Les otages sont réunis à la Mairie, un Officier allemand leur cause. Il leur dit qu’il y a des soldats français qui se cachent à SEDAN et qu’il faut les dénoncer, qu’il y a des communications avec l’armée française, qu’il faut dénoncer les soldats dans l’espace de trois jours, sinon amende. Tous les hommes de 16 à 60 ans doivent aller chercher une carte d’identité pour pouvoir la présenter en cas de réclamation. Les bons de réquisition seront faits par les Allemands, donnés par eux, et serviront comme argent entre les civils, défense de les rendre aux Allemands. Ils n’ont plus d’argent et ils font des papiers !
Comme je m’en doutais, les 175 000 prisonniers, c’est une pure bêtise, un Officier allemand a dit qu’il y en avait peut-être 30 000. On a dit cela aux soldats parce qu’il y en avait qui étaient en débâcle en entendant le canon si fort, et la mitrailleuse à CHARLEVILLE. C’était pour relever leur moral.
14 voitures pleines de sapins passent.

Dimanche 20 Décembre 1914

Leur pont de la gare s’élève à 30 cm au dessus du niveau de l’eau.
Canon. (souligné 5 fois..)
Au passage à niveau route de Paris, ils font des grands travaux …
… ici, il manque une ou deux pages …

Dimanche 27 Décembre 1914

Canon. (souligné 5 fois..)
On dit que les Allemands ont été battus à MOUSEY (près de STENAY) – 1 convoi ravitaillement et un convoi munitions, puis, changement d’uniforme des soldats français (sur culotte rouge, culotte tissu caoutchouté grise, jambières imperméables, gilet kaki tissu des Pyrénées, pas de képi, capuchon tissu des Pyrénées recouvrant la tête et les épaules ). Jeunes gens de 19 et 20 ans au combat, ceux de 18 ans instruits dans le centre de la FRANCE. Proclamations JOFFRE, POINCARE (tout cela dans « Le Matin » du 16 Décembre).
Gel.
On patine dans la prairie.

Lundi 28 Décembre 1914

Il paraît qu’un Officier allemand a dit que les Français sont à STENAY, qu’un Capitaine allemand les a trahis et a livré un Corps d’armée et le secret de leurs canons de siège. Ils ont reculé de 9 villages dans l’ARGONNE.
Canon. (souligné 5 fois..). D’après un journal français, Paul DESCHANEL (58 ans, engagé ) serait blessé grièvement. Les Allemands font fabriquer des drapeaux blancs pour mettre sur la ville.

Mardi 29 Décembre 1914

Les hommes de 18 à 48 ans se réunissent à 8 heures Place Turenne, ils sont au milieu de la place en plusieurs groupes, ils sont entourés par des Uhlans à cheval, qui écrasent presque les personnes qui veulent voir. Enfin, après un long temps, ils disent aux jeunes gens de 18 à 20 ans de revenir demain à 10 h, environ 150 hommes s’en vont à la caserne (ceux de MONTMEDY, gardes-voies, télégraphistes, téléphonistes, etc..). Les autres sont lâchés. Tous les hommes avaient des gros paquets, des sacs, ils avaient raison car ceux qui sont partis n’ont pas eu le temps de revenir chez eux.
On apprend le soir que les 150 ne sont pas partis, ils ont été 25 minutes dans le train qui a avancé de 10 mètres, puis s’est arrêté. Ils sont descendus et couchent à la caserne, dans la cour.

Mercredi 30 Décembre 1914

Canon.(souligné 5 fois).
Les 150 prisonniers sont relâchés après une nuit sur la paille et un petit bout de lard et de pain comme nourriture. Ils doivent se représenter samedi à 10 heures.
Les gens disent que leur ligne est coupée, mais je ne le crois pas, elle est simplement encombrée.
Il y a de l’artillerie qui passe.
Les jeunes gens se présentent, et à la Commandanture, le fameux ALEXANDER fait appeler le Maire et les Conseillers pour demander la cause de ce rassemblement formé par ces jeunes gens. On renvoie ceux-ci en leur disant qu’on leur donnera une carte d’identité. Ils ne savent ce qu’ils veulent !

Jeudi 31 Décembre 1914

Fabrication de tartes aux pommes pour les blessés.
Vacances du nouvel an : jeudi, vendredi, samedi, dimanche, lundi.

Mercredi 6 Janvier 1915

Les horreurs de DINANT.

Le 21 Août, 12 Allemands entrent à DINANT dans une énorme auto blindée, véritable forteresse blindée. Ils avaient avec eux des mitrailleuses et, pendant que l’auto roulait, ils tiraient à droite et à gauche sur les maisons en visant particulièrement les étages. Il était déjà tard, beaucoup d’habitants furent tués ou blessés dans leur lit. On trouva le lendemain 3 soldats morts dans les rues. Les Allemands ont saisi ce prétexte pour bombarder la ville. Leur premier geste fut d’arrêter 153 civils, de les mener sur la petite place en face de la prison, et de les fusiller. Dans ces jours terribles, tant à DINANT que dans les environs comme ANSEREMME, LIFFE et NEFKE, plus de 800 personnes furent tuées, parmi lesquelles il y avait beaucoup de femmes et d’enfants.
Quel martyre ont enduré les femmes et les enfants qui virent fusiller leurs pères, maris ou frères, en un clin d’oeil malgré les cris déchirants. Les femmes et les enfants furent séparés des hommes et rangés de l’autre côté de la petite place, puis entre les deux groupes se placent les pelotons d’exécution. 153 malheureux tombèrent sanglants, six d’entre eux, dont deux n’avaient pas été touchés, firent les morts, mais l’Officier ordonna à 2 qui pouvaient encore se tenir debout de se dresser car on ne tirerait plus, lorsqu’ils eurent obéi, il commanda : « abattez-les aussi ! » Ensuite, il fit tirer à coup de mitrailleuses sur les monceaux de cadavres. Les cadavres devaient rester étendus sur la place pendant 3 jours sans qu’on put y toucher. Après ce laps de temps, on les enterra sur le lieu même de leur supplice.

La BELGIQUE

Une adjuration de MAETERLINK
Milan, 1er Décembre

Dans une interview accordée en secolo, Monsieur Maurice MAETERLINK déclare :
« Nous demandons que la sympathie des peuples neutres devienne assez active et en même temps assez habile pour pouvoir nous conserver ce qui nous reste.
Je sais d’une manière très positive qu’à BRUXELLES, toute la Cathédrale est minée, l’Hôtel de Ville, la grande place sont minés, BRUGES sera bombardée au moment de la retraite. Eh bien, il faut qu’une intervention des armes nous épargne ces horreurs. Sur le sort final de la guerre, nous n’avons pas le plus petit doute même si nos ennemis étaient cent fois plus forts, ils devraient …

… page(s) manquante(s) …

…. entend le canon, ou amende de 25 marks.

Jeudi 14 Janvier 1915

Canon. (souligné 5 fois dans le texte)
On vient perquisitionner chez nous pour avoir le vin, ils n’auront rien du tout. Ils visitent toute la maison avec un soldat armé.
RETHEL pris par les Français (un vieillard blessé venant de là, le dit). Bombardement de REIMS.
Dans les épiceries, il n’y aura plus rien après le 28, même dans les épiceries allemandes. Pas de viande.
Nouvelle affiche : les jeunes gens des classes 1913-14-15 et 16 doivent se présenter samedi sur la place Turenne sans fumer, sans alcool, sans canne ni parapluie, munis de vêtements chauds et de chaussures solides pour faire des travaux aux environs. Ils seront absents pendant quelque temps. ???

Vendredi 15 Janvier 1915

La ville sera réapprovisionnée en riz, sel, sucre. Ce ne sera probablement pas du riz, ce sera de l’orge perlée. Les perquisitionneurs vont chez BACOT, ils regardent la fabrique pour faire une ambulance.
Je ne vais pas en classe, j’ai des rhumatismes.
Pas de pain. Canon.

Samedi 16 Janvier 1915

On dit que 3000 blessés venant des hôpitaux de RETHEL doivent arriver. Un aéroplane français passe sur la ville. Les jeunes gens de 18 à 20 ans partent en chantant « La Marseillaise » et en criant : »Vive la FRANCE ! ». Il paraît qu’un vieux Landsturm pleurait.

Dimanche 17 Janvier 1915

Pluie. On ne sort pas.
Il paraît qu’on a retrouvé 2 hommes devant être soldats qui ne se sont pas présentés. ALEXANDER était dans une rage ! 3 troupeaux de vaches (café au lait), environ 50 chaque fois, passent dans la grand’rue, elles viennent probablement d’ALLEMAGNE.

Pas de pain. Canon.

Sel : 1,20 F le kg (au lieu de ( ndlr) 0,20 )
Sucre : 1,70 F le kg (0,75)
Pot au feu : 1,10 F la livre (0,90 – 1)
Entrecôte : 1,40 F la livre
Vinaigre : 0,90 F le litre (0,50 – 0,60)
Savon
Farine : plus de 1,60 F le kg (plus 0,50)
Pommes de terre magnum : 20 F les 100 kg (9 F)
Lard : 2,25 F la livre (en fraude)
Carbonate : 0,25 F le kg (0,10)

Mardi 19 Janvier 1915

Canon (il paraît).
Route de WADELINCOURT, de BALAN, etc.., barrées. Epiceries, brasseries, bureaux de tabac allemands doivent être partis le 26. Les Allemands demandent 140 000 F à la ville pour les contributions de 1915.

Mercredi 20 Janvier 1915

Réquisition (600) pour installation d’un hôpital chez ROUSSEAU, 600 lits. On dit que 5000 blessés ou malades vont venir et que les sentinelles du château sont désarmées, que la ville sera ambulance internationale (?). Messieurs FOUCHE et BENOIT sont revenus, ils n’ont rien encore décidé, il faut la permission de la Commandanture.

Jeudi 21 Janvier 1915

On a reçu des nouvelles des jeunes gens, ils sont à BRISY – VANDY (près VOUZIERS), font des tranchées et pompent l’eau des tranchées et couchent sous un hangar (quel malheur !). Il y en a 5 qui, dit-on, sont revenus blessés, l’un d’eux a sauté du train en marche. Ils les mettent en avant pour se garantir !

Vendredi 22 Janvier 1915

Réquisition (700). L’Allemand nous dit que 8000 blessés vont arriver. On dit que l’armée du nord bat en retraite, que les Russes ont fait prisonnier un corps d’armée autrichien et détruit un autre, que l’ITALIE a déclaré la guerre à l’AUTRICHE, ainsi que la BULGARIE. (C’est trop beau pour être vrai !) Pas de pain.

Samedi 23 Janvier 1915

On dit que des fortes batailles sont engagées au nord, en ARGONNE, en ALSACE.
Pas de pain.
On dit que l’armée du nord allemande bat en retraite, que sur un régiment, 5 hommes sont revenus à SEDAN, découragés, les autres ont été noyés.
Le curé de chez M. DEVIN est en colère quand il entend qu’on les appelle : « Boches », « Prussiens ». Il a dit à M. DEVIN qu’il y a quelque temps, nous l’avions dit quand il a passé dans le jardin à côté de nous.

Dimanche 24 Janvier 1915

Gelée. Canon. (souligné 3 fois dans le texte).
Le pont de la gare s’avance, ils travaillent même le dimanche. Pas de pain.
Des camions de sacs de farine arrivent, enfin on va avoir du pain ! A la gare, des soldats arrivent, d’autres partent. Ceux qui arrivent sont tout déchirés, sales et entièrement jaunes de boue, ils sortent probablement des tranchées.
Des Officiers autrichiens passent.

Lundi 25 Janvier 1915

La farine qui est arrivée fait du pain immangeable, noir et collant. Ce n’est ni du seigle, ni du blé, on dit qu’il y a de la farine de seigle mêlée à de la farine de lin.

Mardi 26 Janvier 1915

On dit que DE MOLTKE, Généralissime allemand, et un haut placé d’AUTRICHE sont cassés pour avoir fait des bêtises. Ils ont reçu une brossée au nord de VERDUN, ils ont été pris entre le feu des forts et celui de grosses pièces de marine placées derrière eux et portant à 16 km. Ils voulaient offrir VERDUN à l’Empereur pour sa fête, je crois qu’ils pourraient bien ne pas l’avoir. On dit que demain, fête à GUILLAUME, ils vont tirer 100 coups de canon, des coups de fusil, d’autres disent qu’ils ne feront rien. Sur un de leurs journaux, ils ont marqué qu’il ne fallait pas faire de réjouissances…
… page(s) manquante(s) …

… très haut, ce doit être un Français.

AVIS

Comme addition à mes instructions publiées les 11 et 15 Décembre 1914, j’ordonne ce qui suit :
1 – Tout laissez-passer doit être, dès qu’il en a été fait usage, remis immédiatement à la plus proche Commandanture de l’Etape.
2 – Tout étranger à la commune, et particulièrement tout Français qui fait à SEDAN un séjour de plus de 12 heures, doit se présenter obligatoirement à la Mairie.
3 – Tout habitant de SEDAN qui donne asile pour une nuit ou plus longtemps à une personne non domiciliée ici, doit en faire la déclaration à la Mairie dès le soir du 1er jour.
4 – Toute personne qui quitte SEDAN pour plus de 12 heures doit le déclarer à la Mairie. De même celui qui donne asile à cette personne, est tenue d’aviser la Mairie de son départ.
5 – Toute contravention à ces instructions sera, si toutefois la loi martiale ne le frappe pas de pénalités encore plus élevées, puni d’arrêt jusqu’à 6 semaines, ou d’une amende jusqu’à 150 marks, et dans des cas graves, d’emprisonnement jusqu’à 5 ans ou d’une amende jusqu’à 15 000 marks.
6 – Cette dernière disposition concernant les cas graves, peut aussi être appliquée à toute contravention aux autres instructions de la Commandanture de l’Etape publiées à SEDAN jusqu’à ce jour.
SEDAN (ville), 2 Février 1915
Le Commandant de l’Etape,

(Ils y vont raide, 18 750 F d’un coup ! )
Une autre affiche disant que les employés de la Mairie porteraient une feuille dans chaque maison pour le recensement de la population. Il faudra dire la vérité sinon la ville et les habitants seront responsables des erreurs.

Mairie de SEDAN (Ardennes)
Recensement de la population
Feuille de ménage
Rue ………………………………………….
N° ……………de la maison
Nom Prénoms professions âge parenté

… page(s) manquante(s) …

… soldats et de marins, qu’elle n’avait pu parler à son frère en 2 semaines qu’une seule fois pendant 10 minutes, et de plus s’entretint sur l’impression que si la guerre durera encore longtemps et s’il faudra lever toujours encore plus d’hommes. Sur la question pour la fin de la guerre il s’est expliqué ainsi : « on ne sait pas quand la guerre finira, mais sans doute quand elle commencera, c’est à dire en Mai. (Encore 4 mois avant le commencement ! ).

Le Tzar garde la chambre.

COPENHAGUE – 14 Janvier. De source sûre on dit que le Tzar depuis son retour du front, souffre de forts refroidissements et garde la chambre. En conséquence, les visites du jour de l’an sont restreintes.

Lundi 15 Février 1915

D’après un journal allemand illustré, on m’a dit que les tours de la Cathédrale de REIMS sont bien endommagées, la grande nef détruite, l’aile gauche presque entièrement. Les Allemands disent que nous avons été battus près de METZ et que le fort d’ APREMONT (VERDUN), est pris. Ils ne le mettent pas sur leur dépêche.

Mardi 16 Février 1915

Réunion des otages à la Mairie à 5 heures. Séance orageuse.
Messieurs : Voilà ce qui se passe au MAROC. Nos officiers prisonniers sont envoyés au MAROC et là, sous l’ordre des noirs, des noirs, ils travaillent tout nus, tout nus. C’est une injure faite à l’armée allemande et nous avons droit aux représailles. (Quelle bêtise.. Et puis, ils ne méritent que ça !!). Mais comme la population s’est toujours montrée bonne pour nos soldats (parlons-en !), nous n’userons pas de nos droits.
4000 recrues vont arriver, il nous faudra 4000 cuvettes, 4000 paillasses, 8000 torchons. Nous déménagerons le Musée, la Crèche, l’Ecole des Frères et des usines. (Tout ça, c’est pour terroriser et faire accepter ce qui va suivre).
Il faudra en outre trouver 80 logements pour officiers, les personnes qui logent des « chemins de fer » devront le déclarer à la Mairie, on les fera déménager.
La ville est frappée d’un impôt de 41 000 F (histoire assez embrouillée). A l’entrée des Allemands, la ville a donné 200.000 F en or ou en argent, peu de temps après, raison inconnue de tous (probablement même d’eux-mêmes), elle a été forcée de verser 500 000 F en argent, titres, valeurs. 125 000 F ont été donnés en titres, La Commandanture avait décidé que si on leur donnait la valeur de ces titres en argent, pour le 15 janvier, ils tiendraient quitte des 41 000 F de contributions qu’ils ont le droit, paraît-il, de demander. Le directeur de la « Société Générale » avait donc demandé un laissez-passer pour aller au LUXEMBOURG chercher la somme, il lui fut accordé.
Des ordres supérieurs dirent à la Commandanture qu’il ne fallait pas laisser échapper les 41 000 F. La Commandanture, ne voulant pas avouer sa gaffe alla le lendemain rechercher ledit laissez-passer, prétextant des troubles au LUXEMBOURG. Naturellement, le Directeur de la Société Générale ne pouvait aller chercher l’argent et il ne put le donner aux Allemands pour le 15. Ils exigent alors les 41 000 F. Les hommes ont dit qu’on ne les trouverait pas, ils ont alors répondu que Monsieur BENOÎT avait un crédit de 5 millions au LUXEMBOURG. (Ils sont tout à fait de mauvaise foi, il n’y a pas moyen de discuter avec eux).

Vacances du Mardi Gras.

Vendredi 19 Février 1915

Un aéroplane (français) passe, il reste longtemps sur La MARFEE, un Officier allemand le regarde et veut commander à ses hommes de tirer, mais il était trop haut et trop loin.
2 soldats se sont jetés à la Meuse, un autre s’est pendu. 2 Landsturms, pères de 8 et de 6 enfants furent fusillés, 2 Officiers à DOUZY se sont sauvés la nuit, on les recherche dans les bois.

Samedi 20 Février 1915

Pain blanc.
A la Commandanture on a dit que les femmes, les enfants (garçons de moins de 16 ans) et les vieillards (hommes de plus de 60 ans), pouvaient s’en aller en FRANCE par l’ALLEMAGNE et la SUISSE en séjournant 15 jours en ALLEMAGNE pour ne pas espionner. Les otages et notables doivent rester (?).
Il n’y aura plus de bière, les Boches ont pris les matières premières aux brasseurs.

… une page manquante …

… Le soir, de l’artillerie repasse dans la Grand’rue, 4 ou 5 canons, beaucoup de caissons. Ils ont demandé le chemin de MESSINCOURT. (Ils se déplacent toujours la nuit). On dit qu’ils vont tenter encore une fois le siège de VERDUN, c’est probablement la dernière « Bonté » des Boches. Un Luxembourgeois habitant SEDAN (M. KROMBACH), reçoit une lettre de sa famille l’appelant pour l’enterrement de son père. Il demande un laissez-passer à la Commandanture Place Turenne, on le lui refuse en disant qu’on n’en donnait pas pour ça. Il va alors à une autre Commandanture formuler la même demande, celle-ci téléphone à la première et reçoit cette réponse : refusez ce laissez-passer, nous l’avons refusé. Le pauvre homme a été condamné à 600 marks pour avoir insisté.
Canon. (souligné 5 fois dans le texte).

NOTIFICATION OFFICIELLE

Me référant à mon ordonnance du 19 Octobre 1914, je renouvelle expressément par la présente la déclaration de saisie de tous approvisionnements existant encore sur le territoire de SEDAN et pouvant servir à l’alimentation et l’équipement de nos troupes. Sont en partie frappés de saisie toutes les matières premières, tous les produits et tout le matériel se trouvant dans les fabriques et les magasins, la totalité du bétail, les dépôts de charbon et les produits agricoles qui ont été antérieurement saisis. La saisie est obligatoire dans tout cas particulier alors même qu’elle n’avait pas été déclarée spécialement par une ordonnance du soussigné, ni notifiée en chaque lieu et place. Toute infraction à la saisie sera punie, – si toutefois la loi martiale ne prévoit pas de pénalités plus sévères -, d’emprisonnement jusqu’à six semaines ou d’une amende jusqu’à 1200 marks, ou les deux à la fois, et dans les cas graves, l’amende pourra atteindre 15 000 marks, et l’emprisonnement 1 an. De plus, les approvisionnements détournés ou cachés pourront être confisqués.
SEDAN – ville 21 Février 1915
Le Commandant de l’Etape

………………………………………………………………………………………( page blanche )

Pas de pain depuis jeudi. Comme boisson, on a de l’eau bouillie, et les derniers 50 kg de pommes de terre sont entamés, pas moyen d’en avoir d’autres.

Lundi 5 Avril 1915

On va avoir du pain noir allemand : 100 g par personne – 65 c le kg.
Pas de pain à midi. Les émigrés sont arrivés hier à 5 heures. Ils étaient gardés par des Uhlans, baïonnette au canon, on ne pouvait pas approcher ni leur causer. Ils étaient 1500, gens de tous âges et de toutes conditions, il y avait un infirme qui n’avait plus de jambes, que l’on portait sur une civière, un paralytique dans une petite voiture. C’était un triste tableau. On a réussi non sans peine à leur demander d’où ils venaient. Ils viennent de VARMEREVILLE, BAZAUCOURT, PONT – FAVERGER, etc.. On les a amenés au magasin à fourrages. Il paraît que les Allemands pleuraient en les voyant. GUILLAUME passe toujours, suivi de 3 autos d’officiers et d’un camion de soldats armés. Les Uhlans défendent aux voitures d’enfants de rester sur le trottoir.
Le matin, ils ont sonné les cloches de l’Eglise. La fête de BISMARCK, qui était le Vendredi Saint, a été remise à aujourd’hui. Il y a concert au théâtre.

FIN DU PREMIER CAHIER

DEUXIEME CAHIER

Samedi 1er Janvier 1916

Pas pu dormir de la nuit. Mal aux dents. Des Allemands plein la maison ont sifflé, chanté, crié, martoqué toute la nuit. Pétarades au milieu de la nuit. Dans la fabrique, au dessus de nos chambres, les Allemands n’ont pas cessé de marcher avec leurs bottes et de faire un bruit épouvantable. Ils s’installent probablement, c’est le 1er jour qu’ils sont là, ils ont remplacé les 65 partis. Il paraît qu’ils sont 300. Ils ne se sont pas couchés cette nuit.
10 h Messe. 11 h, une nuée d’Allemands dans la cour, on leur sert la soupe. La concierge de chez SERRAZ est venue appeler mon oncle Charles. Des Allemands qui sont dans la maison vont partir à VOUZIERS et enlèvent ce dont ils ont besoin : armoires anciennes, glaces, fauteuils, chaises et des paniers pleins. On a dit à mon oncle Charles qu’un Officier ferait la liste de ce qu’ils chargeront, la fera signer au Colonel, comme bon de réquisition, le tout reviendra dans 2 mois (paroles d’Allemands !).
On dit qu’il y a eu des manifestations contre la guerre en ALLEMAGNE – devant le REICHSTAG, à BERLIN et en BAVIERE, et que la police a de la peine à rétablir l’ordre.
Maman a porté des bouquets au cimetière.
Denrées : huile : 12 F le litre.

Dimanche 2 Janvier 1916

Messe 10 h on recommande le docteur BATHIAS. Monsieur PIROTTE entre au magasin avec mon oncle Charles, il lit les journaux allemands, il nous dit : les Russes marchent bien.
Victoire des Français en ALSACE. On a convoqué 8 hommes parlant allemand à la Commandanture, et on leur a dit qu’ils devraient aller chez les particuliers voir le mobilier et prendre ce qu’il y aurait de superflu pour l’usage des propriétaires. Ils ne commenceront cette sale besogne qu’après avoir été de nouveau convoqués à la Commandanture. Pour les logements d’officiers, les Allemands ne se fient plus aux otages qui font des tournées tous les trois jours. Ils envoient des agents de ville.
Pluie. (Rhume).
Les Allemands de la maison nous empêchent toujours de dormir. On dit que la ROUMANIE s’est mise avec nous. La GRECE ne bouge pas.
(1/2 litre de lait écrémé), fabrication de caramels.

Lundi 3 Janvier 1916

Je suis enrhumée, aussi je ne suis pas rentrée en classe. Mr ROUY nous a apporté le discours de GALLIENI, puis est venu le rechercher aussitôt sans que je l’aie vu. Il nous le rapportera demain. Mme BARRE a dit à maman que Mme SIMONIN a reçu une carte de Mr DUBOULET, prisonnier, il dit que le fils SIMONNIN (mari de Mlle J. BARRE), capitaine au TONKIN passé commandant, est blessé à la cuisse et prisonnier en TURQUIE, mais que sa femme, qui est en FRANCE, n’a pas eu de ses nouvelles depuis le mois de mai (on se demande s’il n’est pas mort !). (Mr HUSSON, vétérinaire, autre gendre de Mme BARRE, grièvement malade).
Mr DUBOULET dit aussi que Mr PREVOST est mort. André SUZAINE en bonne santé mais ne parle plus de son plus jeune frère, blessé grièvement (?). On a aussi confirmé la mort d’un fils HAAS que l’on disait disparu. Mme WATIEAUX ne veut toujours pas croire à la mort d’un de ses fils.
On dit que GUILLAUME est malade (il ne le sera jamais assez !), que le Général VON MACKENSEN venant de RUSSIE est passé à SEDAN, puis a voulu attaquer VERDUN et a été battu, et s’est suicidé. (on ne le croit pas, d’ailleurs on ne croit plus à rien).
Mon oncle Charles a été à la maison SERRAZ demander le bon pour les meubles enlevés, les Allemands lui ont dit qu’il était à la Commandanture. De la Commandanture on l’a envoyé à la Mairie qui n’a rien reçu (?). L’affaire doit se terminer demain matin.
Troupes sales, officiers cherchant logements. Toujours des réquisitions !
C. BEGUIN était occupé aujourd’hui dans une épicerie, c’était le dernier jour d’un ravitaillement que M. FOUCHER avait été chercher à BRUXELLES.
Savon : 2,10 F le kg Sel : 0,40 F le kg tabac : 3,75 F le kg

Il y a quelques jours, maman a encore eu une histoire avec la Commandanture. Des soldats viennent, et demandent des articles très chers en porcelaine, et des couverts de molz en disant qu’ils paieraient (3° fois que le cas se produit). Après leur avoir demandé trois fois s’ils payaient vraiment (ils ont répondu que oui), on leur emballe la marchandise. Ils sortent alors un bon de réquisition. Maman s’habille vivement pour aller avec eux à la Commandanture, papa est obligé de se mettre en travers de la porte pour les obliger à attendre. Ils sortent donc avec maman, mais ils se sauvent vivement dans la Rue St Michel, papa et maman courent après et arrêtent 2 Officiers qui passaient pour qu’ils arrêtent les soldats. Enfin, les soldats suivent maman à la Commandanture. Là, ils sont vivement sermonnés par ALEXANDER (maman le devine à son ton et à l’attitude penaude des deux hommes), puis celui-ci dit à maman qu’il garantirait les prix.. On nous rapporte ensuite la facture avec au bas des notes en allemand. Je lis (c’était très mal écrit), et je comprends que l’Officier dit que les prix sont beaucoup trop élevés et qu’ils doivent correspondre aux prix qu’il fait :
des grandes tasses de porcelaine de 2,25 F, il les met à 1, 25 F; des verres de 1,75 F à 0, 80 F etc .. Maman va revoir ALEXANDER et discute. Celui-ci lui dit que sa facture est en règle et qu’elle servira ainsi d’annexe au bon de la ville (il croyait probablement qu’on n’avait pas compris l’allemand). Quand il vit que maman n’acceptait pas cela comme cela, il voulut changer la conversation, parlant de sa famille, que ses parents à la guerre étaient tous tués ou estropiés (qu’est-ce que cela nous fait, on s’en moque pas mal, c’est de l’hypocrisie). Voyant que maman insistait sur son affaire, il lui dit qu’il mettrait cela en règle. Maman montrant son mécontentement de la manière d’agir des soldats, il dit : »Il y a tellement de crapules ! » Comme maman lui demandait s’ils avaient vraiment le droit de réquisitionner des articles de luxe, il dit : « nous ne sommes plus dans les conventions de LA HAYE, nous avons une guerre d’opposition, d’ailleurs je ne peux pas vous dire sous mon costume ce que j’en pense, je vous le dirai après la guerre (il ne ferait pas bon qu’il revienne à SEDAN !) nous faisons ce que nous voulons, nous réquisitionnons les billards et les pianos, nous ne voulons pas que nos soldats soient abrutis » (vos officiers, plutôt !).

Il y a peut-être 15 jours, la Commandanture envoyait un ordre aux otages (pas à tous), d’avoir à chercher et à trouver un portrait de NAPOLEON III dans un beau cadre pour le lendemain à 10 heures du matin (?). Je crois qu’ils ne l’ont pas encore. Quelques jours avant, MÜLLER, le fameux MÜLLER, fait venir des horlogers et leur dit qu’il faut que l’horloge de chez PRIN qu’ils ont prise pour mettre à la Commandanture et qui était détraquée, il faut qu’elle marche dans une heure, sinon 3 otages seront emprisonnés. Et l’horloge a marché …
Madame Henri PETIT est venue avec son petit garçon. Elle va émigrer, il paraît que le train partira vendredi. Elle retourne chez ses parents qui habitent THEILEY (?) près de DOMPAIRE. Elle nous dit qu’elle donnera de nos nouvelles à tante et à parrain soit par lettre, soit en les voyant. Son mari, ordinairement employé chez SERRAZ, est prisonnier.
Maman a donné une carte-photo à la soeur de Mlle GONTHIER qui va émigrer, pour la faire parvenir à DOMPAIRE.

Cette semaine, il y a de la viande chez VIAL, boucher. C’est chacun leur tour par semaine. Boeuf seulement, 2,50 F la livre le pot-au-feu ! Nous allons peut-être avoir du blé de GLAIRE, papa y a déjà été 2 fois pour en demander chez TILMANY, Luxembourgeois (sans laissez-passer – heureusement qu’il n’a pas vu les Uhlans !) 1/2 litre de lait écrémé, régulièrement 0,15 F le litre, mais on vous le fait payer 0,30 F en disant que c’est du bon, du vrai lait !).
Choucroute chez JEANDIN, pâtissier : 1,20 F le kg (0,30 F, ordinairement !) Mme BARRE a eu du blé à 0,35 F le kg. GODARD le boulanger en a eu aussi, il le revend 0,85 F !
tabac : 1,20 F ce qu’on vendait 0,40 F.

Mardi 4 Janvier 1916

Classe. nouvelle élève dans notre classe, Germaine COLLIGNON.
Affiche : discours du chancelier allemand V. BEETHMAN – HOLVEG. (personne ne le lit, ils feraient mieux de nous donner le discours de GALLIENI). Pas de lait – réquisitions. Un sous-marin allemand ou autrichien a fait couler un bateau de passagers anglais. Depuis quelques mois, on n’entend plus de nouvelles malgré le canon. On dit que Mr ROYER, moniteur au gymnase, a été tué.

Mercredi 5 Janvier 1916

Soldats sales (viennent probablement de se faire nettoyer à leur installation de bain de TORCY). Réquisitions. Convocation à 2 heures au Moulin (probablement pour le ravitaillement de brosserie).
Ravitaillement de brosserie : achat 1,05 F, Vente 1,15 F. Cirage : achat 0,12 F, vente : 0,15 F.
Nouvelles : Allemands battus à TAHURE. Russes marchent bien (sont au sud-ouest de TEHERAN – Perse) (journal). Des bateaux autrichiens ou allemands ayant bombardé une ville grecque sur la côte, les Consuls allemands et autrichiens ont été emprisonnés à SALONIQUE, comme représailles. Des habitants de SALONIQUE, espions, ont été également enfermés. Le Président POINCARE a fait un superbe discours dans lequel il dit que la guerre durera tant que la FRANCE envahie ne sera pas délivrée. (donc la guerre ne finira pas sur place, comme presque tout le monde le prétend).
Il est parti 500 émigrés de CHARLEVILLE il y a à peu près un mois. On dit qu’on a rayé 200 personnes à SEDAN pour laisser la place aux gens du nord plus malheureux.

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Article du KÖHNISCHE VOLKSZEITUNG du 30 Décembre 1915 :
L’appel de la classe 1917 :

Paris (29/12/15). Le Sénat a discuté le projet de loi sur l’appel de la classe 1917 qui a déjà été accepté par la Chambre Gervais, le rapporteur de la Commission de l’armée déclara que la Commission avait examiné la question du renfort des troupes. La Commission n’en est pas inquiétée car nous avons assez d’hommes pour tenir jusqu’à la fin. Le Ministre de la guerre, GALLIENI, déclara : L’appel de la classe 1917 n’est autre qu’une mesure de précaution. Cette classe ne présente qu’une partie des ressources que nous avons à notre disposition. Nous voulons les faire utilisables toutes, et à ce but de rompre avec les erreurs de l’administration, nous ne craindrons ni les résolutions, ni les responsabilités. Après des développements sur les mesures pour l’appel de la classe 1917, GALLIENI termina par ces mots : « La FRANCE, qui il y a 18 mois, voulait la paix, veut aujourd’hui la guerre de toute sa volonté, et y emploiera toutes ses ressources. Celui qui prononcera le mot de paix sera considéré comme mauvais citoyen. La classe 1917 partira et le peuple accompagnera de ses voeux ces jeunes gens que nous préparerons pour la grande bataille qui ne terminera que lorsque la FRANCE, d’accord avec ses alliés, pourra dire : « Je m’arrête ici, j’ai atteint ce que je voulais et maintenant je reprends le travail de paix ».  » Le seul article de loi fut accepté; on décida également d’afficher publiquement le discours du Ministre.

Marché : 2 oignons pour 0,05 F – botte de salsifis : 0,90 F – pas de pommes de terre (on les a payées 50 f les 100 kg).

Jeudi 6 Janvier 1916

Déjeuner chez tante – Après-midi, moulu du blé 2 fois dans le moulin à café et passé au tamis. Mme PETIT vient chez nous. Elle va partir au train d’émigrés demain. Elle donnera de nos nouvelles à DOMPAIRE.
Suzanne fait la pâte pour des gaufrettes avec de la farine de notre blé moulu (un peu grise, avec un peu de son) et de la farine de maïs de ravitaillement, du saindoux, de la graisse de boeuf et du sucre. Comme je ne mangeais presque plus, j’ai mangé un oeuf frais à la coque (0,30 F pièce – on les vend aussi 0,55 F pièce).

Vendredi 7 Janvier 1916

Traduction du journal allemand :

Le succès de leur « emprunt de la Victoire » a tellement enthousiasmé les Français qu’ils proclament dès maintenant que l’année 1916 sera aussi pour eux l’année de la victoire. Le Président POINCARE a adressé une lettre aux officiers et aux soldats de l’armée française qui figure en tête du « Bulletin des armées » et où il exprime sa conviction personnelle que l’année 1916 apportera la victoire. Le Député et ancien Président du Conseil BARTHON, qui, il y a trois ans, était chargé de cette mission par le Président nouvellement élu, POINCARE, arracha littéralement le vote du service de 3 ans et accéléra par là la Guerre mondiale, promet aussi, de même dans le « Matin », pour 1916, la victoire et le retour sans condition de l’ ALSACE-LORRAINE à la FRANCE.
Dans le « Journal », HUMBERT, le sénateur, est pénétré de l’idée qu’il continuera avec plus de zèle encore que jusqu’à présent, sa campagne de presse pour l’amélioration de l’administration du travail et de l’armement, et que de cette façon, la victoire ne se fera pas attendre plus tard que 1916.
Le « Temps » assure que toute la situation mondiale a évolué en faveur de l’Entente, que le fait seul que les Français et les Anglais avaient fortifié SALONIQUE, avait mis à l’arrêt tous les plans de l’adversaire. La GRECE et la ROUMANIE se préparent déjà à marcher avec l’Entente, et les Bulgares et les Turcs commencent à se repentir de leur coopération avec les puissances centrales, que leur victoire conduit visiblement à leur perte.
Dans le « Petit parisien », le vieil historien Ernest LAVISSE prend la parole pour insuffler le courage au peuple français, à l’aurore de l’année qui apportera la décision. En ALLEMAGNE, dit-il, on escompte la fatigue de la guerre dans le peuple français; mais celui-ci ne peut pas plier le genou avant la victoire; il a toujours à tirer vengeance de 1870.

Le Président à l’armée.

La lettre du Président de la République aux officiers et aux soldats expose ce qui suit : Le Président rappelle tout d’abord que les lettres des Maires de toutes les grandes villes de FRANCE qui ont été publiées il y a peu de temps dans le bulletin des armées, constituaient un témoignage collectif et renouvelé par le sentiment unanime du pays, tendant à maintenir bien haut les saintes visées du pays formulées il y a 17 mois, spontanément, sous les menaces de l’ennemi. La population civile suit l’exemple de l’union et de la bonne intelligence qui règnent entre les soldats dans les tranchées et sur les champs de bataille. Le souvenir des discussions de la vie civile ne peut pas troubler la confraternité d’armées, qui mit toutes les troupes dans le sentiment du danger commun, et dans la conscience d’un devoir continu. « Si les Français derrière le front ne sont pas exposés aux dangers qu’a à affronter l’armée en campagne, ils repoussent partout toutes les mauvaises inspirations de la haine et s’efforcent de conserver à l’envi la paix publique. Tous les Français supportent en commun les mêmes épreuves. Tous, ils entendent respectueusement le sérieux avertissement des morts, l’exhortation au courage et à la force de volonté, l’encouragement à la tranquillité, à la confiance, et à l’égalité d’âme. Partout règne la résolution froide et préméditée de maintenir, de persévérer et de vaincre. Car chacun peut se rendre compte que l’enjeu de cette guerre est un enjeu effroyable, qu’il ne s’agit pas seulement de notre dignité, mais de notre vie.
POINCARE déclare que la Nation est placée devant le problème de choisir entre une vassalité résignée ou une indépendance économique et une autonomie nationale. Une solution moyenne n’existe pas.
Toute paix qui serait offerte à la FRANCE dans une forme suspecte, équivoque, d’une dignité douteuse et entachée de fausses combinaisons, ne pourrait lui apporter sur des dehors trompeurs que déshonneur, ruine et servage. Qui voudrait donc par son impatience ou son engourdissement, vendre de cette façon à l’ALLEMAGNE le passé et l’avenir de la FRANCE ? Le Président poursuit en disant que : « la guerre est bien dure, longue et sanglante, mais qu’on ne doit pas perdre de vue combien de maux futurs peuvent être épargnés à la FRANCE par les souffrances actuelles. Aucun Français ne s’est rendu coupable du crime de désirer cette guerre; tous les gouvernements depuis 1871 s’étaient efforcés de l’éviter. Mais la FRANCE doit maintenant, en commun avec ses fidèles alliés, poursuivre la guerre jusqu’à l’anéantissement du militarisme prussien, et jusqu’à la restauration complète de la FRANCE. Un fléchissement momentané serait une ingratitude envers les morts de la FRANCE et une trahison envers la génération à venir.
POINCARE parle des braves combattants sur les différents théâtres de la guerre et du puissant développement du matériel de guerre, et il insiste aussi sur ce point que la force morale doit s’accroître dans la même mesure. Le peuple, qui sera le premier fatigué, sera aussi le premier vaincu. La lettre se termine par les paroles suivantes : « Nous ne nous fatiguons pas. La FRANCE a confiance parce qu’elle vous suit à votre poste. Vos officiers répètent que nous n’avons jamais possédé en aucun temps une plus belle armée. Jamais les hommes n’ont été animés d’une plus grande bravoure et d’un plus grand héroïsme que les nôtres. Partout où je vous ai vus, je me suis senti ému d’admiration et d’espoir. Vous vaincrez ! L’armée qui commence aujourd’hui vous apportera la fière satisfaction de compléter la défaite de l’ennemi, elle vous apportera la joie de rentrer dans vos foyers, et le doux bonheur de pouvoir fêter la victoire au milieu des chers vôtres.

ORDRE DU JOUR DE JOFFRE

Soldats de la République ! Au moment où cette année vient de finir, vous pouvez tous contempler avec fierté votre oeuvre, et vous souvenir des efforts que vous avez faits. En ARTOIS, en CHAMPAGNE, en WOEVRE et dans les VOSGES, vous avez infligé à l’ennemi d’épouvantables défaites et des pertes sanglantes qui sont incomparablement bien supérieures aux nôtres. L’armée allemande tient toujours, mais elle voit journellement ses effectifs et ses ressources s’épuiser; forcée de soutenir la chancelante AUTRICHE, il faut qu’elle cherche sur des théâtres de guerre secondaires des succès faciles et passagers, qu’elle renonce à remporter sur les fronts principaux. Toutes les colonies allemandes sont isolées du reste du monde ou tombées entre nos mains. Par contre, les alliés se fortifient sans cesse. Incontestablement maîtres des mers, ils peuvent s’approvisionner facilement, pendant que les puissances centrales, épuisées financièrement et économiquement, sont réduites à compter sur nos discordes ou sur notre fatigue. Comme si les Alliés, qui ont juré de combattre jusqu’au bout, seraient penchés à trahir leur serment au moment où l’heure de l’expiation sonnera pour l’ALLEMAGNE; comme si les soldats, qui ont passé par les plus durs combats, ne seraient pas en état de tenir jusqu’au bout malgré le froid et la boue ! Soyons fiers de notre force et de notre droit; ne pensons au passé que pour y puiser des forces d’espérance. Ne pensons à nos morts que pour jurer de les venger. Pendant que nos ennemis parlent de paix, ne pensons qu’à la guerre et à la victoire. Au commencement d’une année qui, grâce à vous sera glorieuse pour la FRANCE, votre généralissime vous transmet du fond du coeur ses voeux les plus cordiaux.

JOFFRE

Grand quartier général :

ARMEE FRANCAISE, le 28 Décembre 1915

Départ d’émigrés. Réunis à 9 h du matin au magasin à fourrages, pour partir à 1 h ou à 7 h du soir.
Temps humide – 3 grosses taches au plafond de la chambre de maman – les Allemands qui sont au dessus (cordonniers) ont dit qu’ils avaient renversé un seau d’eau. Le soir 2 autres nouvelles taches.
Pas de lait.
Fête de LOUIS, roi de BAVIERE – musique – messe (vieux bavarois gardent la ville – tous les jours ils vont faire l’exercice à midi devant chez tante Félicie).

Samedi 8 Janvier 1916

Départ émigrés à 9 h aux fourrages, train à 1 h. (famille NIVOIX, Mme PETIT) ils ont des étiquettes pour les reconnaître.
Affiche : ravitaillement gratuit de charbon par les Américains pour les gens du bureau de bienfaisance (remerciements aux braves Américains).
Pas de lait. 2 petits beefsteacks pour 1,40 F – 3,50 F la livre dans les boucheries (une bête par semaine dans une boucherie).
Saisie de la Pharmacie LAIRE par les Allemands (pourquoi ? – patron à la guerre).

Dimanche 9 Janvier 1916

Messe 10 h. Porté carte pour Mr CHANTE à la boîte de la Commandanture. Temps sec et froid – Au passage à niveau de TORCY nous voyons un train plein d’autos sans roues de caoutchouc. De la cavalerie passe à cheval avec la lance et le fanion noir et blanc – et la musique (encore pis que la musique de l’infanterie, ce n’est pas peu dire !) (Quand entendrons-nous de nouveau le clairon français ?).

Lundi 10 Janvier 1916

GZERNSVITCH est pris par les Russes (forteresse en GALICIE). Les Russes (S.O. de TEHERAN) et les Anglais (MESOPOTAMIE) sont à 30 km l’un de l’autre et se rejoindront bientôt; ils fermeront ainsi tout ravitaillement par la TURQUIE pour l’ALLEMAGNE et ses alliés.
Pas de lait.
Kronprinz.

Mardi 11 Janvier 1916

Les Boches (artilleurs) de la fabrique BACOT s’en vont.
Filet de boeuf : 4,50 F la livre dans les boucheries. Un Boche nous dit au magasin que JOFFRE est vraiment un homme extraordinaire.
Chez SERRAZ, un civil et des officiers ont perquisitionné. Ils ont trouvé du cuivre, de l’étain et du plomb. Ils l’ont pris (heureusement ils n’ont presque rien trouvé). Ils feront un bon de réquisition. Ils ont déjà été chez FUZELIER (quincaillier), où ils ont tout fouillé, ils ont aussi pris ces métaux et ont payé en billets de ville. Le civil est, paraît-il, un industriel de BERLIN qui a le droit de venir chercher le cuivre dans la FRANCE occupée. Il est venu au magasin acheter une belle tasse, il est glacial, ne dit rien, et a l’air aristocrate, il est décoré (rouge à bandes noires). Dans les maisons dont les propriétaires sont partis, il réquisitionne; chez les autres, il paye (les français ne doivent pas les aider à faire des balles pour tuer les nôtres ! ils peuvent venir chez nous, ils n’auront rien).
Pas de lait (écrémé, encore moins de bon lait – il y a bien 4 mois qu’on n’en a pas).
Mme LIBENALER de TORCY a été prise avec sa marchandise allemande.

Mercredi 12 Janvier 1916

Des employés de la ville viennent pour réquisitionner des statues en terre cuite et des oiseaux empaillés pour mettre sur la scène du théâtre, que les Boches vont faire marcher. Maman refuse de livrer.
Ravitaillement lard et saindoux. Au lieu de 150 g de lard et 250 g de saindoux par personne, on en aura 375 g de lard et 500 g de saindoux pour une fois. Au lieu de 3 F, puis 2,60 F le kg de lard et le même prix le saindoux, le lard vaut 2,20 F le kg et le saindoux 1,80 F le kg.
Graisse de boeuf dans les boucheries : 1,40 F la livre (suif) pas de ravitaillement – grande difficulté d’en avoir.

Jeudi 13 Janvier 1916

Chez FAURE la modiste en face de chez tante Félicie, la femme a émigré dernièrement. Le lendemain de son départ, les Allemands sont venus enlever une armoire et une toilette. A 10 h, réunion d’otages à la Mairie. Papa y va. Il est obligé de revenir au milieu de la séance car il a une espèce de faiblesse. Il est obligé de se tenir à la rampe des escaliers de la Mairie pour ne pas tomber. Quand il arrive chez nous, il nous effraie par sa pâleur. Il prend alors un peu de mirabelle et des gaufrettes. A moitié retapé, il retourne à la séance assez orageuse paraît-il. Mr COUSIN, notaire, qui préside (le Maire et Mr BENOIT étant avec des Américains) dit que les Allemands veulent aller prendre les meubles des nouveaux émigrés, puis après, des personnes présentes (ça serait du propre, quels procédés !) contre un bon de réquisition. Tous les otages ont protesté. On a nommé une Commission pour régler la question avec les Boches. Il y a quelques jours vers 8 h du matin, 2 Uhlans sont entrés chez tante Félicie pour chercher des chambres pour des Schwester, ils n’ont pas trouvé ce qu’il leur fallait et ont été dans l’ancien logement LOISEAU, libre, donnant dans la cour ROUSIN.
Les Boches sont en train d’installer l’eau dans les loges des acteurs au théâtre. Ils profiteront des nouveaux décors que des artistes parisiens faisaient au marché couvert, et qui ne sont même pas entièrement finis. Une tournée d’acteurs allemands venant de BELGIQUE, donnera 3 représentations.
Concert sur la place de la Halle à midi. Pas de lait.

Vendredi 14 Janvier 1916

La fenêtre de la chambre de maman s’est ouverte la nuit par le très fort vent. Maman a eu des douleurs dans le cou et le bras droit toute la nuit; quand je me suis réveillée j’ai senti de fortes douleurs dans la tête, dans les oreilles, dans le cou, dans les épaules et à la gorge. J’ai reçu l’air froid, étant couchée là, où je n’étais pas couverte. Je me lève un peu avant midi ayant très mal. Je ne vais pas en classe, je reste toute la journée dans la salle à manger, dans un fauteuil qu’on a descendu. Incapable de rien faire, je regarde de vieilles illustrations de 1908 – 1909.
Je prends 2 cachets d’aspirine
1/2 l de lait écrémé : 0,20 F – boîtes de lait stérilisé (crème) 2,75 F pièce (1 litre environ).
Ravitaillement pommes de terre – 3 kg par personne : 0,40 F.

Samedi 15 Janvier 1916

Mal toute la nuit, pas pu dormir – 2 cachets aspirine. Je me lève vers 5 heures. On a fait du feu dans les chambres, c’est la première fois de l’hiver. Pas été en classe.
Ravitaillement épicerie : (morue, toujours 1 kg de riz, nous ne le prenons plus). Un Allemand qui est déjà venu au magasin il y a quelques mois et qui habite STUTTGART est revenu. Comme Henri KILIAN est prisonnier à STUTTGART et que quand il retourne comme horticulteur, il s’occupe des camps de prisonniers, Mme KILIAN lui avait donné une lettre pour faire remettre à son mari en l’expédiant à sa femme. Il nous dit que sa femme n’a pas pu transmettre la lettre. Comme il va retourner dans 15 jours à STUTTGART, il repassera d’ici-là, prendre une lettre de Mme KILIAN et il verra presque certainement son mari.
Jeudi à minuit, un cousin de l’Archiprêtre de SEDAN, l’Abbé DELOZANNE qui était prisonnier en ALLEMAGNE, est arrivé en compagnie d’un Allemand, dire bonjour à l’Archiprêtre. Il fera le service à BALAN et à BAZEILLES où les curés ont été emmenés il y a presque un an, prisonniers en ALLEMAGNE. (ils n’avaient pourtant rien fait de mal !).

Dimanche 16 Janvier 1916

Toujours des douleurs, et en plus, de fortes coliques. Je ne me lève que vers 2 h 1/2. Beaucoup de Boches très sales dans la rue.

Lundi 17 Janvier 1916

Toujours malade. Pas beaucoup dormi la nuit. Pas été en classe. Levée à 2 h 1/2. Nouvelles, données pour certaines (Mr PIROTTE) : à TAHURE, les Boches ont voulu prendre l’offensive. 4 divisions en masses serrées – repoussées – ont perdu 15 000 hommes, tués et blessés. Bombardement de NANCY par les Allemands (canons à longue portée). L’Allemand de STUTTGART a dit que le Kronprinz ne serait jamais Empereur, qu’il n’était pas aimé en ALLEMAGNE, qu’il n’était pas sérieux et que son père devait bien souvent le rappeler à l’ordre (il a bien l’air d’un espèce de maboul). Il paraît qu’il y a eu réunion de la Commission d’otages s’occupant des meubles et que demain il faut qu’ils trouvent 12 pianos, 50 jardins…
Ils iront aussi chez les émigrés, puis chez les habitants si c’est utile, chercher les meubles.(c’est un peu fort, de vous voler ainsi à votre nez). Ils procéderont par lettres alphabétiques, (probable que des allemands viendront les racheter, et fourniront ainsi de l’argent) (crapules !).
Ils ont donné au théâtre « L’enlèvement des sabines ». J’ai vu aujourd’hui une Boche à la mode avec sa robe cloche courte, bleu roi, elle n’était pas trop mal, bien comme sont les journaux de mode de BERLIN) .
Canon excessivement fort, il paraît qu’on l’entend plus fort que jamais.
1 litre de bon lait de GLAIRE (extraordinaire !).

Mardi 18 Janvier 1916

Mal au ventre toute la nuit. Le Docteur PERIGNON vient après-midi. Pas été en classe. Levée à 4 h 1/2.
Papa recommence sa tournée pour les logements d’officiers boches – tous les 3 jours.
1 litre de bon lait de GLAIRE.

Mercredi 19 Janvier 1916

Pas été en classe – 2 otages, MM. PARAVICINI et STEVENIN sont venus, obligés par la Commandanture, pour nous dire de faire la liste de tous les articles que nous avons, et de la quantité. Ils sont arrivés à 3 h 1/2 – la liste devait être faite pour 6 heures (Que veulent-ils encore faire, ils ne vont pas enlever tout ?). Des autres otages font les autres magasins : (faïences, meubles, mercerie).

Nouvelles : Les Français et les Anglais bombardent LILLE, la gare a sauté. Les Français et les Anglais ont débarqué au PIREE et sont entrés à ATHENES. La GRECE marchera avec nous bientôt, sans cela il y aurait une révolution dans le peuple. On rappelle VENIZELOS au pouvoir. Les Alliés ont acheté tout le blé de la ROUMANIE en or, afin que l’ALLEMAGNE ne soit pas ravitaillée par là comme l’année dernière. Dans la nuit de mardi à mercredi, canon excessivement fort.
1/2 litre de bon lait de GLAIRE (TILMANY).

Jeudi 20 Janvier 1916

Ordre donné aux otages faisant partie de la Commission pour les meubles :

Les réquisitions imposées à la ville concernant les objets de ménage et les meubles doivent être exécutées sans aucune exception.

L’administration de la Ville et toute la Commune seront responsables de la non-exécution. La Commandanture d’Etape exige l’utilisation absolue des objets se trouvant dans les domiciles.
La Ville de SEDAN reçoit la présente instruction concernant la manière dont seront faites ces réquisitions. Les employés municipaux seront divisés par groupes de réquisition suivant l’importance des demandes. A chaque groupe seront attribués 2 otages.

1°) Comme réquisitions, viennent en 1ère ligne les maisons abandonnées, les appartements, logements et chambres dont les possesseurs ont quitté la ville depuis ou pendant la guerre. Sont comprises aussi : les habitations qui ont été confiées à la garde de domestiques ou de toutes autres personnes. Après avoir complètement épuisé les numéros 1, la ville devra le faire savoir par écrit à la Commandanture d’Etape et procédera :

2°) aux réquisitions chez les personnes habitant actuellement la commune de SEDAN par ordre alphabétique de rues, et par suite ascendante des numéros de maisons :
Toute considération d’habitant est écartée devant l’intérêt de l’armée allemande.
Chaque habitant a droit à :
une chaise, un lit (à partir de 10 ans).
Chaque famille a droit à :
une table de cuisine, une table à manger, une cuisinière, un poêle de chambre.
Tout le reste peut être réquisitionné dans l’intérêt de l’armée allemande. Les chambres assignées régulièrement jusqu’à ce jour aux officiers et employés allemands ne rentrent pas dans cette catégorie. Les otages communiqueront par écrit à l’administration de la ville les noms des habitants qui ne satisferont pas à ces prescriptions. L’administration de la ville en donnera connaissance à la Commandanture d’Etape qui se chargera d’établir les responsabilités.

3°) Les maisons et appartements occupés par les officiers et employés supérieurs allemands ne pourront être visités par les employés de la Mairie, qu’en présence d’un sous-officier parlant français et mis à la disposition de la ville par la Commandanture sur demande de la ville.
L’administration de la ville avertira la Commandanture par écrit dès que le travail alphabétique des rues sera terminé; la Commandanture de l’Etape établira un bon global après réception des livraisons de tous les objets et meubles; la ville en fera la répartition aux intéressés et conservera ceux se rapportant aux personnes absentes.
Reçu le 16 janvier 1916 à 3 h 1/2 (heure française), comme suite à l’ordre passé hier 16 courant traitant l’instruction des réquisitions de mobiliers, la Mairie est strictement tenue de suivre à la file en 1er lieu la disposition n° 1. Quand celle-ci sera complètement terminée, et après avoir fourni rapport par écrit à la Commandanture, on suivra la disposition n° 2, et après rapport comme au n° 1, suivra le rapport n° 3.

Le Commandant.

Fait en double à SEDAN
le 17 Janvier 1916 à 10 h 30.

(Quelle horreur ! ils ne vont tout de même pas nous dépouiller ainsi. En tout cas, que les Français ne le fassent pas eux-mêmes, qu’ils laissent les Allemands voler sans être complices. Si l’on désigne papa, il refusera de le faire. Il y en a pourtant qui ont peur et le feront !) Mon oncle Charles est désigné avec Mr JEANDIN et LEFEVRE et il y va.

Vendredi 21 Janvier 1916

Je retourne en classe. Toute la journée, passage de camions pleins de meubles : chaises, tables, fauteuils, tapis énormes. On voit déménager partout, on commence par la Place d’armes. Mon oncle Charles continue ses tournées quand Mr RITTER, président de la commission des otages, lui demande ce qu’il fait, et est tout étonné de voir l’ordre de la Mairie. Il leur dit d’arrêter. A midi, mon oncle Charles reçoit un 2ème ordre de continuer. Enfin, les gens assurent aux otages de refuser, il y a réunion de la commission à 2 heures. Il paraît qu’il y a arrêt dans les tournées. (il faut absolument refuser de dévaliser les Français).
On dit qu’il y a une Révolution en GRECE, que le Roi va, ou est mis, en bas, et qu’on proclame la République. Si c’était vrai ! je serais contente car nous aurions une alliée de plus, et aussi parce que la Reine est la soeur à GUILLAUME.
On dit aussi que LILLE est bombardée, ainsi que LENS, et ROUBAIX, et TOURCOING brûlées, et qu’il y a eu beaucoup de civils tués. 37 chemins de fer arrivent, on en déduit que c’est de par là. (en tout cas, il faut qu’ils soient bien bas pour en être là pour les meubles. Ils veulent probablement les revendre, pour avoir de l’argent). On déménage tout chez HENON, marchand de pianos.

Samedi 22 Janvier 1916

Pas été en classe. Déménagement chez les émigrés de la Place de la Halle et Place d’armes. La nuit, on vient appeler Mr NIVOIX tapissier, on déménage toute la nuit chez les marchands de meubles. Le Maire s’est fait emballer par la Commandanture pour avoir donné des meubles trop ordinaires. Ces meubles sont, paraît-il, sur la place de l’Isle. Mon oncle Charles continue sa tournée. On voit toujours passer des camions de mobilier. Tante Félicie cherche à loger un officier pour protéger au moins 1 ou 2 chambres. Elle n’a pas encore logé parce que son appartement ne s’y prête pas, et qu’il n’y a pas d’éclairage, et que c’est au 3ème. (ces messieurs n’aiment pas monter !).

Dimanche 23 Janvier 1916

Messe 10 h. A midi, un employé de la ville donne l’ordre de la Commandanture de ne pas fermer le magasin aujourd’hui. (pour une fois qu’il fait beau !). Nous croyions que c’était ALEXANDER qui allait venir avec des gros manitous pour réquisitionner tout ce qu’il y a de chic. (c’est son habitude). Mais ce sont des employés de la ville, qui réquisitionnent ordinairement, qui viennent pour une réquisition pas très importante pour les officiers de la Maison blanche (HENRION). (ils en ont déjà réquisitionné, là-dedans !). Nous aimons mieux cela, d’autant plus que nous craignions la saisie du magasin, comme chez COLIN et chez TATON, quincailliers (paraît-il). Nous sortons enfin, nous voyons des déménagements de glaces et de tables. Ils ramènent beaucoup de blessés de la gare, dans des voitures, il y a une voiture de Russes. (?).
Depuis quelques jours, il y a une épicerie allemande dans le rez-de-chaussée LAHORE (ancien magasin HALMA).
Canon très très fort. On annonce une grande victoire russe dans le CAUCASE. Les Allemands déplorent la longue durée de la guerre, ils disent : on ne veut pas faire la paix (eux, ils ne demandent que cela, mais il n’y a pas de danger !). A toutes les réclamations qu’on fait, ils répondent : Que la FRANCE signe la paix ! (ils se sentent faiblir).
Dans un journal allemand, on voit un ordre du Gouverneur de la BELGIQUE : V. BISSING. (toute personne propageant la nouvelle de victoire de l’ennemi, sera emprisonnée pendant une ou quelques années).

Lundi 24 Janvier 1916

Grande victoire des Russes au CAUCASE. On dit que la ROUMANIE marche avec nous, Roi de GRECE prisonnier des Anglais et des Français. Le MONTENEGRO demande la paix, sur le conseil de l’ITALIE
Un officier russe vient au magasin avec un Allemand. L’Allemand achète des verres de lampes. Le Russe parle très bien allemand, Suzanne lui demande s’il est russe, il dit oui, c’est un Polonais qui habite le CAUCASE. Il est élève officier. Il a un brassard noir, blanc, rouge, papa lui montre, il dit en français : Monsieur, moi prisonnier, reconnaître. Maman lui montre une assiette représentant le tzar et la tzarine, il est content. Il est prisonnier depuis 12 mois, il y a 6 mois qu’il est en FRANCE, il est à GLAIRE. Il dit que le russe est très difficile, surtout l’écriture. Pendant que l’Allemand est occupé à faire ses comptes, Suzanne lui parle pour ne pas être entendue de l’Allemand. Elle lui dit : Croyez-vous que la guerre durera encore longtemps ? Il répond : Je ne sais pas, mais en tout cas, avec notre victoire. Mais il faut être très prudent (en regardant le Boche), ils sont si méchants, ces Allemands !
Classe. Déménagement des émigrés de la rue Carnot. Il paraît que Mmes de MONTAGNAC et de PENOUX ont envoyé une lettre à l’Empereur au sujet du vol des mobiliers.
Le Boche qui doit aller à STUTTGART voir Henri KILIAN est venu apporter du beurre (1,20 F la livre, quelques tubes de lait condensé à 0,45 F et 1 litre d’huile à 3,16 F), à nous et à Mme KILIAN.

Mardi 25 Janvier 1916

Ce matin, comme Suzanne était dans la Rue du Mesnil, le Kronprinz arrivait en auto, de la rue Carnot; des guinches (Mme MADELEINE, couturière, et sa nièce), étaient à la fenêtre au 3ème étage de la maison du coin de la rue du Mesnil et de la place de la Halle. Le Kronprinz s’est retourné dans son auto pour leur faire des grands signes amicaux avec ses bras. (il a une drôle de tenue, pour un futur Empereur !).
4 affiches – 1er ravitaillement de pommes de terre – 2ème ravitaillement épicerie – 3ème affiche concernant l’émission de billets de ville qui devra être autorisée par la Commandanture, autrement 5 ans de prison et 5000 marks d’amende. (on n’y comprend rien, c’est comme toutes leurs affiches, cela manque de clarté !) – 4°) récompense donnée si on leur apporte des effets d’équipements, des fusils, des mitrailleuses, des obus non éclatés, etc.. (ils l’ont déjà affiché il y a longtemps).
Déménagement chez les émigrés continue.
On a vu sur la Gazette que Louis-Napoléon RAMOLINO, fils du colonel RAMOLINO de ALTO, de SEDAN, était mort dans l’année.. On dit que les 2 fils WATREAUX et les deux fils PECHEUR sont tués. M. PECHEUR, procureur de la République, émigré, serait aussi mort de maladie. Depuis quelques jours, la Directrice du Collège a été mise à la porte.

Mercredi 26 Janvier 1916

Drapeaux à la Commandanture, chez la charcuterie boche, pour demain, anniversaire de Guillaume.
Affiches : 1°) – ravitaillement lard et saindoux, vendredi et samedi.
2°) – instructions pour envoi de colis aux prisonniers en ALLEMAGNE.
Vers 8 h du soir, nous entendons la musique, nous regardons à la fenêtre. C’est une retraite aux flambeaux. C’est plutôt maigre ! il y a peut-être 8 ou 10 espèces de torches enflammées. Quelques soldats et très peu d’officiers accompagnent la musique. Peu après, ils repassent en chantant la Wacht am Rhein. Ils n’ont pas l’air bien entrain. C’est pourtant leur fête nationale.

Jeudi 27 Janvier 1916

Anniversaire de GUILLAUME, il a aujourd’hui 57 ans. Les Boches sont en casques à piques, découverts ou couverts. (ils sont encore plus laids découverts !). Nouvelles : 60 ou 100 bateaux turcs coulés par les Russes. GRECE en république. On a trouvé des réserves de pétrole et de benzine, qu’on a saisies. La GRECE ravitaillait l’ALLEMAGNE par des sous-marins. Le pays est occupé militairement par les Français et les Anglais. Les socialistes allemands ont fait un manifeste de mécontentement, disant que l’Empereur avait fait cette guerre pour lui et ses officiers, non pour son peuple, et que, (c’est probablement de l’invention), le drapeau allemand n’est plus le drapeau de l’honneur, mais le drapeau de l’infamie. Bombardement de METZ par les Français (aéros probablement).
Décorations (leurs loques de drapeaux mis avec art, il faut voir cela !) à la maison de Mle LEFEVRE, en face de chez tante Félicie. Déménagement de mobilier, surtout de sommiers. Un vieillard de DONCHERY vient au magasin chercher une gerbe de fleurs artificielles pour mettre dans la main de Saint-Blaise, il fait lier un petit bout de ficelle au milieu des fleurs. Il nous explique alors qu’il habitait DONCHERY, et le 26 Août 1914, lendemain de l’arrivée des Allemands à SEDAN, il était le soir avec ses amis dans une maison sur la route, après avoir passé le pont qu’on venait de faire sauter. Ils ne pouvaient donc plus rentrer dans DONCHERY. Quand les premiers Allemands sont arrivés, ils leur ont donné ce qu’ils demandaient (vêtements, car les Allemands passaient la Meuse à la nage). La troupe passa. Une deuxième bande arriva ensuite. C’étaient, dit-il, des bêtes féroces, des hommes enragés et ivres. Ils mirent le feu au village. Ils ligotèrent les vieillards les mains derrière le dos, les uns aux autres, et les traînèrent ainsi sur la route, leur disant tout le temps qu’on allait les fusiller. Il y avait aussi une femme de 72 ans avec eux. Le pauvre homme s’est retrouvé dans un fossé toujours ligoté, tant bien que mal, un de ses camarades se dégagea, et dégagea les autres. C’est ce petit bout de corde qui l’a si longtemps fait souffrir qu’il veut placer dans son bouquet. N’ayant plus rien, il est venu habiter SEDAN, il a 72 ans, c’est un ancien commandant de 70. Quand on a fait partir les gens de DONCHERY il y a quelques mois, soi-disant parce qu’ils avaient démoli la voie ferrée, 2 de ses camarades furent, comme tous les hommes restés à DONCHERY, emmenés prisonniers en ALLEMAGNE. Le pauvre vieux se félicitait d’être resté à SEDAN, il a déjà été prisonnier en 1870.
Par hasard, j’ai lu la Gazette des Ardennes chez tante. Il y avait un article parlant de la catastrophe de LILLE. Une réserve de munitions a sauté, produisant dans la ville comme un tremblement de terre, un quartier fut écroulé, 106 morts et beaucoup de blessés, dont 70 Français. C’est très malheureux mais cela leur fait tout de même beaucoup de munitions en moins, qui certainement auraient fait beaucoup plus de victimes s’ils avaient été employés régulièrement. Il paraît qu’un aéroplane français est passé dans la soirée.

Vendredi 28 Janvier 1916

GUILLAUME a subi une opération d’un cancer au larynx, on lui a mis un tube d’argent dans la gorge. Cela le gêne pour causer. C’est exactement comme son père : il est mort quelques mois après. Celui-ci durera-t-il bien longtemps maintenant ? Il paraît que cela fait souffrir. (il ne souffrira jamais assez !).
Une émigrée d’ISLE sur SUIPPE vient au magasin. Les Allemands l’ont fait partir de force avec son mari qui avait des hémorragies, et sa petite fille. Ils sont restés longtemps à 1200 au magasin à fourrage. Elle n’a pu aller plus loin à cause de son mari. Il est mort à l’hospice. Depuis, elle demande à chaque train d’émigrés pour retrouver ses parents en FRANCE, chaque fois elle est rayée. Elle a tout de même réussi à rester à l’hospice et à ne pas aller chez les petites soeurs des pauvres de GLAIRE. On joue à PARIS : « Les martyrs de SEDAN » (blague !).

Samedi 29 Janvier 1916

Affiche : Ravitaillement lait condensé pour enfants au-dessous de 4 ans, et pour les gravement malades avec certificat. Au dernier ravitaillement, nous en avions eu 3 pour grand-mère (au dessus de 70 ans). Il faut que nous reportions les boîtes vides au Moulin. (pour les Boches ? non bien sûr !)
Continuation des déménagements des émigrés. Viendront-ils chez les habitants ? Du moins si les Allemands veulent nos meubles, qu’ils viennent les chercher eux-mêmes, et non pas les Français. Car ils seraient capables de dire qu’ils n’ont pas violé le domicile des habitants, qu’on leur a fourni ce qu’ils demandaient. Ils sont tellement faux !
On a appris hier soir à Mme SOURCEAU la mort de son mari. On a su la nouvelle par l’Abbé CHRISTIN revenu prisonnier d’ALLEMAGNE, qui avait reçu une lettre de l’Abbé HENRY, dans les hôpitaux de NANCY.
Maman s’est cassé une dent de sa pièce en or. Elle va chez les Boches de la Cour (ROSENFELD), il dit qu’elle revienne dans un mois, qu’il n’a pas le matériel suffisant.
Les Allemands prennent toutes les bêtes dans les villages; ils ont aussi pris 4 petits cochons et une truie aux petites soeurs des pauvres de GLAIRE. Il paraît que les bouchers n’auront plus de viande (boeuf) pendant un certain temps. Cela devient de plus en plus difficile pour se nourrir, heureusement qu’on a quelques pommes de terre !

Dimanche 30 Janvier 1916

Messe 10 h. Après-midi, nous allons au cimetière de SEDAN. 4 Russes et un prisonnier civil enterrés avec les soldats français. Les Allemands ont voulu prendre en réquisition des fourrures qui étaient chez BRASSEUR, tailleur, maison ROUSIN, quand on s’est aperçu que tout était disparu, c’est la 2ème fois que cela se produit.
Pas reçu de carte de monsieur CHARITE ce mois-ci. Beau temps.

Lundi 31 Janvier 1916

Comme je descendais le matin, j’ai vu dans la cour, sous la grande porte, un sous-officier allemand et un autre homme qui portait un bonnet de police français. Il avait des pantalons en coton à raies bleu et blanc comme les blessés allemands, une veste en coton bleu. Nous nous demandions ce qu’il était. Je pensais bien que c’était un Français et j’avais envie d’aller lui causer, mais maman croyait que c’était un Allemand. Après être resté quelque temps sous le porche, le sous-officier a arrêté une auto de la Croix-Rouge qui passait, et l’a fait monter dedans. Cette fois, nous étions bien sûres que c’était un soldat français, nous étions en colère de ne pas avoir été lui causer, et de ne lui avoir rien donné.. Il paraissait avoir très froid, c’était un grand maigre, brun, l’air malade à côté du Boche, une vraie figure de Français. La concierge, qui était plus près de lui que nous, a voulu lui causer, mais le Boche lui a baragouiné quelque chose qui faisait comprendre qu’il ne voulait pas.. Miss DARWELL, cuisinière de Mme BECHET a voulu lui causer en anglais, mais il n’a rien compris, enfin Mme BOILEAU qui était au 1er étage en face, lui a dit quelques mots par la fenêtre, elle a su qu’il était d’ORLEANS, qu’il était seul à SEDAN depuis 2 mois, il pleurait. En effet, il avait l’air très triste, ses bas étaient troués, et il portait des savates. Il avait l’air bien malheureux. Nous regrettions d’autant plus de ne lui avoir rien donné.
Des prisonniers russes viennent chez les dentistes. Ils disent bonjour.
Par ordre de la Commandanture, il faut nettoyer les devantures.

Mardi 1er Février 1916

En allant à l’enterrement de la grand-mère de Madeleine CHARBONNET, maman a rencontré des Russes, une femme qui sortait d’une boulangerie avec son pain, est passée près d’eux, elle s’est si bien arrangée qu’elle est passée derrière un Russe sans que la sentinelle le voie, le Russe a tendu sa main dans son dos, et a pris prestement le pain qu’elle lui donnait, après quoi il s’est mis à rire, le Boche se retourna, mais il n’avait pas vu le manège.
Des zeppelins sont allés au dessus de PARIS (15 ou 20 victimes), sur DUNKERQUE, en réponse aux bombes lancées sur FRIBOURG..
Il paraît qu’un souterrain du Louvre de PARIS a été incendié par accident, que les magasins réunis de NANCY sont brûlés par des bombes.
Canon très fort : direction ouest-nord-ouest : Somme, Aisne.
arrivée de blessés allemands.

Mercredi 2 Février 1916

Nouvelle : les Français ont pris en entier le HARTMANN, WEILERKOPF. Les Allemands vont prendre l’offensive.
Canon excessivement fort, direction VERDUN. Tout le monde croît qu’il y aura un grand coup à la sortie de l’hiver, on espère bientôt ne plus voir ces casques à pique. Ce jour-là, quel débarras, mais aussi, gare à nous ! On pourrait bien recevoir quelques éclaboussures, mais tant pis, il faut que cette dure situation finisse ! Le jour où l’on entendra le canon comme le 25 septembre 1914 à SEDAN, on pourra être content, car les Français ne seront pas loin.
On dit que les Allemands prendront bientôt l’offensive, avant l’arrivée des importants renforts anglais, pour essayer une dernière fois de percer, pour jouer leur dernier atout. Si, comme je l’espère, ils sont battus, ce sera gare pour eux et pour nous, pays occupés, leur rage pourrait se diriger contre nous qui ne pouvons nous défendre, ils sont assez lâches pour cela, d’ailleurs ils l’ont bien montré en Août 1914.
Il paraît qu’on a fait mettre une bande grise sur la bande rouge à ceux qui gardent la ville, ils craignent de partir au front.
Le 82° d’infanterie passe en musique (!), on vient de les désinfecter, ils retournent au front (quelle pauvre armée !).

Jeudi 3 Février 1916

Ils installent une librairie allemande chez HENON, marchand de musique, après avoir réquisitionné ses instruments. Ils repeignent la devanture qui était noire, en gris, ils font même un échafaudage sur la Meuse pour peindre la devanture de ce côté. On a l’air aussi de vouloir peindre l’intérieur.
Marie-Thérèse SOURCEAU vient manger chez tante. On nettoie les rails des tramways. On dit que les Allemands ont fait repasser la Meuse à toutes leurs provisions de grains, qu’ils installent beaucoup d’hôpitaux.
Arrivée de blessés allemands : troupes sales.

Vendredi 4 Février 1916

Russes marchent à grands pas en GALICIE et en TURQUIE. (Anglais occuperont la HOLLANDE ??). D’après un journal français, on dit que tout va bien. Un capitaine français faisant de l’espionnage en pays occupé est parvenu à rentrer en FRANCE par bateau, parti de HOLLANDE. Les Allemands installent beaucoup d’hôpitaux. Le Kronprinz passe 2 fois . On parle beaucoup d’une prochaine offensive allemande. Un Boche vient visiter « Les Vignes ». Ils finiront par s’en emparer.
Troupes sales.

Samedi 5 Février 1916

Troupes sales. On continue à dévaliser les émigrés. Déménagement des meubles des Vignes dans une cave secrète dans le jardin.

Dimanche 6 Février 1916

Troupes sales. Beau temps.
Les Allemands font marcher le train de Bouillon en ville, sur les rails des tramways, il déraille à chaque tournant.
Maintenant, on peut recevoir l’argent allemand et aller le changer à la banque allemande place de l’Eglise. On reçoit beaucoup de billets de ville de LILLE, VALENCIENNES, DOUAI, CAMBRAI, etc.. Il va y avoir une émission de billets intercommunaux qui remplaceront les billets de ville. (valeur ? ?).

Jeudi 24 Février 1916

Depuis dimanche 13, j’ai la grippe. Je sors pour la première fois aujourd’hui. Nous voyons l’employé de chemin de fer qui loge chez tante depuis quelques jours; Suzanne lui cause en allemand. Il est de BERLIN, il dit qu’il est retourné en permission il n’y a pas bien longtemps, il a trouvé BERLIN bien changé, c’est une ville morte où l’on ne voit que des gens en deuil et des estropiés. Il dit que les femmes font la révolution à BERLIN, à cause du manque et de la cherté des vivres, de la guerre qui dure trop longtemps, des hommes trop longtemps partis. Il nous dit aussi que si la guerre n’est pas finie cette année, l’ALLEMAGNE est perdue, manque de vivres et d’argent. A BERLIN, on ne trouve pas de beurre, ou si on en trouve : 10 F le kg, ils ont de la viande 2 fois par semaine, la vie est excessivement difficile. Il dit qu’il a logé en BELGIQUE pendant 15 mois à GAND, il regrette de ne pas y être resté, en BELGIQUE ils ne manquent pas, ils font des gâteaux. Les Belges ont la vie plus facile que les Allemands car ils reçoivent d’AMERIQUE.
On entend le canon très fort hier et aujourd’hui, direction VERDUN. Ils ont fait des attaques du côté de VERDUN, ils annoncent une avance de 3 km et 3000 prisonniers.
L’après-midi, je vais promener avec maman au passage à niveau de TORCY, beaucoup de Russes bêchent la terre, ils ne font pas grand-chose, ils ne cessent de nous regarder, espérant que nous leur apportons quelque chose. Malheureusement, nous n’avons rien pris. La prochaine fois, nous apporterons du pain. C’est difficile de leur donner sans être vu des Allemands qui les gardent. Une femme nous dit qu’on peut peut-être leur donner quand ils s’en iront. L’autre jour, sur la route de BAZEILLE, un Russe était sorti un peu des rangs pour prendre une tartine qu’une femme lui tendait, le soldat qui le gardait a frappé dessus violemment. Ils ont l’air bien malheureux.
J’ai 16 ans aujourd’hui.

Vendredi 25 Février 1916

GUILLAUME passe 2 fois ce matin, je ne le vois pas.
Canon toujours fort vers VERDUN. Je ne vais pas en classe avant lundi.

Samedi 26 Février 1916

GUILLAUME passe vers 2 heures. Je le vois très bien. Il a beaucoup vieilli depuis que je ne l’ai vu.
On dit : un fort de VERDUN est pris. (DOUAUMONT ???).

Dimanche 27 Février 1916

Messe. On dit que les Allemands n’ont été que jusqu’aux fils de fer devant le fort de DOUAUMONT. Les hommes sont ridicules, ils découragent la population par des mauvaises nouvelles exagérées, le soir, ils disaient qu’il y avait 4 forts de pris, d’autres que les Allemands étaient en train de prendre le 2ème fort.(quelle bêtise). Mais les gens se laissent influencer et se découragent.
Mon oncle Charles nous dit : ils ont pris un fort, ils les prendront tous, nous sommes perdus et nous serons peut-être allemands. (quel raisonnement ! heureusement que tout le monde n’est pas de son avis, ça serait du propre. Nous avons dit à Hélène de l’attraper et de ne pas décourager les gens ainsi. Les hommes font le contraire de ce qu’ils devraient faire, au lieu d’atténuer, ils amplifient le mal, la population est affolée). Pour moi, si c’est vrai, le mal n’est pas bien grand, c’est ennuyeux, mais enfin les Allemands ne fêtent pas ce réel ou soi-disant succès, ceux qui viennent du front ont l’air découragé, ils ne pavoisent pas. D’ailleurs, leurs pertes ont dû être extraordinaires. Après ce coup-ci, qui je l’espère ne leur donnera rien de bon, ils seront encore plus découragés, leurs forces seront fortement atteintes. En somme, qu’est-ce qu’un fort pour une place comme VERDUN qui, paraît-il, a 18 gros forts, 50 plus petits, et 88 ouvrages fortifiés. Il faut donc espérer que cette offensive tournera encore à notre avantage et avancera leur fin. Neige.

Lundi 28 Février 1916

Il n’y a pas classe aujourd’hui, jour de congé que le Recteur a donné quand il est venu au mois de décembre pour couper ce long trimestre.
Je vais aux Vignes avec tante Marie. Canon d’une façon épouvantable – coups espacés mais très forts (VERDUN). Un aéroplane passe, un allemand probablement, il est très haut, c’est un biplan. Il paraît qu’il est passé 2 aéros français. On dit que les Allemands ont perdu 60 000 hommes au nord de VERDUN. Les Italiens évacuent DURAZZO.

Mardi 29 Février 1916

Le matin, nous entendons des aéros, nous ne les voyons pas, il paraît qu’il en est passé 3 ou 4. Nous allons chez Mr THEATRE à mon Jolie. Ils nous disent avoir vu 4 ou 5 aéros l’après-midi, dont au moins 2 français, sur lesquels on a tiré. L’un était poursuivi par un aéro allemand qui, vraisemblablement, n’a pas pu l’atteindre. Temps brumeux. Canon excessivement fort, mais roulements continus, (plutôt côté de la CHAMPAGNE). Il paraît que leur nième emprunt de guerre commence demain, ils ont besoin de remonter un peu leurs gens par des bonnes nouvelles pour que les bourses s’ouvrent plus facilement.
Je remarque que depuis quelque temps sur leurs communiqués officiels de l’Est (RUSSIE) ou des BALKANS, c’est toujours marqué : « Rien de nouveau » ou « Situation inchangée », ou « Rien à signaler », « Combats d’artillerie », « Faits d’aviation », mais jamais rien d’autre. Il est probable que ça ne va pas trop bien pour eux par là. On dit d’ailleurs que les Russes marchent bien. On espère que la prise du fort de DOUAUMONT va faire dépêcher les Anglais.

Mercredi 1er Mars 1916

Les classes commencent à 1 h 1/2 au lieu de 1 h, jusqu’à 4 h 1/2.

Jeudi 2 Mars 1916

Dîner chez tante avec Marie-Thérèse SOURCEAU. L’après-midi, nous allons au passage à niveau voir les Russes. Suzanne a pu en lancer 2 morceaux, puis elle a demandé aux sentinelles, en allemand, si elle pouvait donner quelques bouts de chocolat aux Russes, mais ils n’ont pas voulu (naturellement !). Nous en avons rencontré une bande en revenant, conduits par 2 sentinelles allemandes, j’ai pu donner une pomme à un Russe sans que les Allemands le voient. Au passage à niveau, les Russes nous faisaient signe pour qu’on leur lance quelque chose, mais il n’y avait pas moyen, les Boches nous regardaient tout le temps ! Canon très très fort. Nous voyons un aéro tellement haut que l’on croirait presque un corbeau, au même moment, nous entendons une énorme détonation (???). Le cimetière de TORCY est agrandi, on y enterre les Allemands qui étaient enterrés dans les champs à BALAN, DOUZY, etc..

Vendredi 3 Mars 1916

Canon toute la nuit très fort. Les gens ne sont plus découragés, au contraire, ils voient que les Français arrivent à maintenir l’effort gigantesque des Allemands, et que leur but a jusqu’ici échoué. Canon toujours.
Madame BOURDON, tapissier, a appris la mort de son mari mort au mois de mai 1915.

Samedi 4 Mars 1916

Canon très fort hier soir. Blessés arrivent. Suzanne a vu un officier russe qui attendait un Boche devant l’épicerie allemande.

… deux pages blanches …

Jeudi 23 Mars 1916

PRO DOMO

Son Excellence VON BISSING sent un besoin, celui d’épancher ses confidences dans le gilet d’un complaisant reporter allemand qui a eu le rare courage d’écouter jusqu’au bout les élucubrations de la susdite Excellence. Comme son impérial maître, Son Excellence a une idée fixe : il se croit appelé à remplir une grande mission, civiliser le peuple belge, faire son bonheur, l’élever au niveau de la Kulture allemande. Aujourd’hui, après des mois de surhumains efforts, il proclame au monde qu’il a réussi ; les tares de l’ancien régime ont disparu, le peuple belge est transformé, il est devenu travailleur, rangé, instruit, heureux. Pays de Cocagne ! Gloire à VON BISSING ! Les générations présentes et futures sont invitées à l’admirer et à le bénir !
Voici le résumé de son plaidoyer pro domo :
Tout d’abord, Son Excellence persiste dans son appréciation du peuple belge : c’est un peuple de grands enfants, ayant de bons et mauvais penchants ; en bon père, il réprime les uns, développe les autres ; son coeur paternel s’en réjouit et il ne se sent pas d’aise en racontant les merveilleux résultats de son travail herculéen.
1 – Il se glorifie d’avoir résolu le problème alimentaire … Nous autres belges, dans notre crasse ignorance, nous imaginions que, si notre peuple a échappé à la plus épouvantable des famines, nous le devions à la magnifique générosité de la grande Amérique et d’autres pays, qui, révoltés de l’invasion et des cruautés allemandes, avaient donné à leurs protestations la forme de la charité : nous nous imaginions que l’intervention allemande avait consisté à nous frapper d’abord d’une formidable taxe de guerre de près de 500 millions, puis à nous voler (pardon ! réquisitionner) notre réserve d’aliments et de bétail, enfin à détruire nos fermes, incendier nos granges, ravager nos champs, chasser une partie de nos populations agricoles …
Que nenni ! c’est Son Excellence qui nous a sauvés, avec le concours – il daigne bien l’avouer – de la charité étrangère et des comités nationaux.
2 – Il se glorifie d’avoir réveillé notre industrie et donné une vie nouvelle à notre commerce, cependant, ajoute-t-il, « d’une façon moins favorable », ce qui tient aux circonstances particulières du temps de guerre … Nous autres, Belges, méchants enfants, nous étions imaginé que, sous le règne des proconsuls allemands, les teutons avaient détruit nos usines, emporté nos machines, enlevé les matières premières pour les envoyer outre-Rhin, empêché les moyens de transport, démoli quantité de voies ferrées, interdit les communications, rendu tout trafic impossible avec l’étranger… mais non ! L’imagination des enfants crée des rêves !
3 – Il se glorifie d’avoir dompté le chômage … Savez -vous comment ? Je vous le donne en mille … en enrôlant les ouvriers sans travail pour les occuper en ALLEMAGNE, eux et leurs familles. non, non! vous ne rêvez pas : il l’a dit ! Je viens précisément de causer avec un grand industriel wallon fort au courant des choses sociales : il était estomaqué ! « Je connais bien des endroits, me dit-il, où les autorités ont de force expédié en ALLEMAGNE , comme du bétail, nos ouvriers, parce qu’ils refusaient patriotiquement de travailler pour les besoins de l’armée allemande, et qui sans doute sont maintenant obligés, sous le fouet, à de rudes travaux non payés, mais je ne connais pas d’endroits où se sont opérés les grands enrôlements volontaires ». Nous autres Belges, nous croyons entendre partout les plaintes des employeurs ruinés, nous croyons voir dans nos rues des milliers d’ouvriers, à la recherche de travail, nous croyons voir des théories de malheureux, contraints à une oisiveté forcée, tendre la main aux fonds de chômage communaux, et l’écuelle à la soupe de l’alimentation… Que non ! VON BISSING dans ses courses folles d’automobile, ne s’en aperçoit pas, et quand il a bu comme un Allemand, il croit toute la BELGIQUE ivre…
4 – ll se glorifie d’avoir relevé l’enseignement… Nous autres, Belges, croyions posséder l’instruction obligatoire dans la nouvelle législation scolaire, et pensions que son application dépendait des autorités communales et des inspecteurs. Que non ! Son Excellence s’en attire toute la gloire. Malheureusement, malgré les efforts de Son Excellence, il résulte des dossiers qu’il n’y eut jamais autant d’enfants hors de l’école… VON BISSING regrette de ne pouvoir forcer l’ouverture des cours universitaires. Dame ! après avoir montré leur amour pour les études supérieures par l’incendie de la plus célèbre de nos universités, ils ont tort de s’étonner que les autres universités se refusent à se mettre sous la coupe de ces défenseurs de la science… Cependant le sympathique gouverneur « espère » pouvoir bientôt ouvrir les cours de GAND : avec les Herr Professors allemands, peut-être ?
5 – Il se glorifie d’avoir solutionné les questions de bienfaisance et d’hygiène.. De bienfaisance ? Il est de fait que les communes se ruinent à venir en aide aux nécessiteux ! Quant-aux points d’hygiène, Son Excellence est très sobre d’explications et se borne à dire qu’il a porté toute son attention sur un genre de maladies très spéciales, qui, depuis l’arrivée chez nous des enfants de la vertueuse ALLEMAGNE, ont pris des proportions lamentables, et dont les victimes sont les soldats germains. Glissons !
6 – Il se glorifie d’avoir rétabli des relations convenables entre les autorités allemandes et les autorités ecclésiastiques. Il se dit « homme à défendre les droits de l’Eglise contre les attaques injustes ». … L’Eglise, messire, se passe volontiers de vos bons offices. Elle sait le nombre de ses prêtres martyrisés en 1914; elle sait que, plus que toute autre classe sociale, le clergé a payé de sa vie sa fidélité à la patrie : elle sait qu’il est l’objet d’un espionnage spécial, que ses prêtres sont constamment surveillés jusque dans leurs sermons, conduits à la Kommandantur, condamnés, faits prisonniers, sous le moindre prétexte; elle sait que les « perquisiteurs » ont une attention spéciale pour les couvents et les maisons d’éducation religieuse, et elle vous prie de la laisser bien tranquille ! Vous ajoutez d’ailleurs que vous êtes aussi « homme à comprimer impitoyablement chez elle toute tentative d’égarement politique qui peut compromettre la sécurité des troupes allemandes » ; elle comprend la menace… Franchement, ce ne sont pas là des relations fort cordiales !
7 – Pour finir, une marche orchestrale ! Il se glorifie de l’esprit de nos populations… Certes, dit-il, les sentiments populaires sont encore nettement hostiles (je crois) dans beaucoup de milieux, mais « cette hostilité ne se manifeste pas d’une manière turbulente ». Les villes sont particulièrement mal disposées à l’égard des teutonnaires, ce qu’il attribue à l’ignorance des classes inférieures, et à l’excitation entretenue par les autres… Mais à la campagne, tant en Wallonie qu’en Flandre, la tranquillité existe partout, on s’y soumet docilement aux ordres allemands.
Je veux bien que les gens des champs, isolés, terrorisés, toujours menacés, conduits à la cravache, ne pouvant se défendre, ne s’insurgent pas. La tranquillité règne comme jadis l’ordre régnait à VARSOVIE; mais, si extérieurement le paysan semble soumis, au fond de l’âme la rage et la colère bouillonnent. « Onze lippen spreken niet, me disait un campagnard, maar ons hart voëlt ! » Nos lèvres ne parlent pas, mais notre coeur sent !
Ah ! la tranquillité règne ! Mais alors, pourquoi dans tout le village, ces mesures de rigueur ? pourquoi partout ces refus de travail pour l’ennemi ? pourquoi ces emprisonnements et ces déportations d’ouvriers villageois ? pourquoi cet isolement de villages qu’on punit en leur refusant l’arrivée des vivres et des lettres, où les passeports sont supprimés, où les débits sont fermés, où les maisons sont closes à 4 heures, où les amendes pleuvent ?

… deux pages blanches …

Mardi 4 Avril 1916

Canon. (du côté de l’ARGONNE). Il paraît que l’ANGLETERRE a envoyé un ultimatum à la HOLLANDE pour l’empêcher de ravitailler l’ALLEMAGNE (?). Il paraît qu’on n’aura plus de pommes de terre au ravitaillement. (qu’allons-nous faire ? nous en avons encore à peine 100 kg !). Nous ne mangeons plus que du riz, du riz, toujours du riz (nous qui ne l’aimons pas, quels repas !). La viande de boeuf est augmentée de 2 F au kg). Une livre de pot-au-feu coûte donc maintenant 3,50 F. La livre de boeuf à rôtir 4,50 F. Plus de lait depuis quelque temps, la femme de GLAIRE qui nous en apportait 1 litre (0,35 F) ne peut plus en apporter, elle est continuellement arrêtée par les uhlans). Plus de beurre depuis plusieurs mois, pas d’oeufs pour ainsi dire, ou très très difficilement (0,75 F les deux), presque plus de pommes de terre, impossible d’avoir du sucre (épiceries allemandes fermées, menaces de prison pour les soldats. On exige un billet de la Commandanture pour leur livrer très très peu de sucre par semaine. Les employés de chemin de fer ne peuvent pas en avoir car ils sont nourris (!) à la station) ; de la viande à des prix exorbitants ! Qu’allons-nous devenir ! Le ravitaillement est totalement insuffisant. Dans les fruiteries, on donne 2 kg de pommes de terre à 0,55 F le kg pour 5 personnes.
On voudrait entendre le canon une bonne fois, et qu’ils s’en aillent ! Leur présence nous pèse de plus en plus.
Nouvelle affiche aussi ridicule que les précédentes :
Défense de ramasser, de lire, de propager des prospectus, des ballons en papier, des parachutes, faits par l’ennemi. Il faut les porter immédiatement à la Commandanture (sans les lire !, c’est malin !). Si on ne se conforme pas à ces ordres, on aura 1 an de prison au moins. ou une amende de 3000 marks; (ce n’est pas rien !).

Dimanche 16 Avril 1916

Rameaux. Cimetières. Nous voyons des Turcs dans 5 autos à couronnes et à chauffeurs en tenue kaki. C’est probablement un état-major. Presque tous ont des casques kaki d’une forme semblable à celle des casques coloniaux, l’un a un fez en fourrure noire avec le fond en peau de tigre. 3 ou 4 autres autos passent aussi avec des couronnes et des chauffeurs kaki, ce ne sont pourtant pas les mêmes que ceux de GUILLAUME, ils n’ont pas d’aigle à la bande de leur casquette. Il y a dedans des officiers en casquette et des soldats armés. Une autre auto passe ensuite avec plein d’officiers en casques. (c’est peut-être GUILLAUME !). Il y a grand remue-ménage d’Allemands en ce moment. On cherche en ville 140 chambres d’officiers, on nous a prévenus que plein de soldats vont venir dans la fabrique BACOT – cela va encore être agréable, des Allemands à droite, à gauche, et au dessus de nos chambres, on ne pourra encore plus dormir, (on dort déjà si bien !). Quand ils sont dans une maison, ils s’emparent de tout, la dernière fois, ils ont déjà forcé les portes de notre grenier; on n’est plus chez soi. On ne l’est déjà guère avant avec leurs dentistes installés chez ROSENFELD, il y a des soldats toujours dans la cour, et comme ils laissent souvent les fenêtres ouvertes (avec un feu tout rouge, c’est leur système), on entend leurs hurlements.
On a entendu quelques rares coups de canon. Je crois qu’ils renoncent momentanément peut-être, à l’attaque de VERDUN. (ils y auront laissé bien du monde pour de bien faibles résultats ! certains l’avouent).

Traduction de journal allemand, nous a-t-on dit :

Il nous parvient de différentes sources que les alliés font des préparatifs sur tout le front, préparatifs qui doivent aboutir à une offensive générale. La RUSSIE, pour cette offensive, doit amener le plus de renforts possibles qui doivent aboutir au percement des troupes allemandes.
On fonde de grandes espérances sur les Anglais qui amènent toutes leurs réserves, qui, disent-ils, vont servir à la grande bataille. Il est aussi possible que de nombreuses et importantes attaques se produisent au front italien, et une nouvelle offensive aux Balkans. Sur toutes ces offensives, se fondent dans les Etats de grands espoirs, qui doivent mener à la décision si longtemps attendue.
D’après la dernière conférence militaire, il résulterait qu’il devrait y avoir un transport de troupes anglaises en BELGIQUE pour une attaque de flanc. Il doit y avoir enfin une grande offensive de front des Anglais et Français dont les préparatifs nous sont inconnus.

LONDRES, le 11 Avril 1916

Discours d’ASQUITH prononcé au banquet donné en l’honneur des parlementaires français
le lundi 10 Avril

Les relations entre la GRANDE-BRETAGNE et la FRANCE se sont établies en ces dernières années sur une base solide et les épreuves de la guerre les rendent inébranlables. Elles ne sont pas seulement devenues des relations d’amitié, mais des relations qui reposent sur une confiance et une sympathie mutuelles (applaudissements !).
Ces jours derniers, le chancelier allemand s’est de nouveau adressé aux sympathies du monde neutre, parce que l’ALLEMAGNE se trouve dans la pénible situation d’être prise pour l’envers d’une puissance pacifique (hilarité). Le chancelier déclare que le 9 Octobre, il a montré son bon vouloir d’entamer des négociations pour la paix avec l’ennemi, et que celui-ci alors, comme aujourd’hui, a refusé de prendre en considération n’importe quelle proposition. ASQUITH cita les paroles du chancelier pour montrer que celui-ci exigerait que les premiers pas concernant des propositions de paix vinssent de l’entente, et que la décision lui fut réservée. En d’autres termes, nous devrions observer l’attitude d’un vaincu en face d’un vainqueur, mais nous ne sommes pas vaincus, et nous ne serons pas vaincus (Applaudissements !). Les alliés d’ailleurs se sont engagés par un contrat solennel à ne chercher et à n’accepter aucune paix séparée. Les conditions sur la base desquelles nous sommes prêts à conclure la paix sont la réalisation des mobiles pour lesquels nous avons pris les armes. Ce que sont ces mobiles, je l’ai dit au mois de novembre 1914. J’ai dit entre autres choses que nous ne remettrions pas l’épée au fourreau avant que le régime militaire de la PRUSSE soit anéanti totalement et pour toujours. Le chancelier cite mes paroles à l’envers et en dénature la claire signification. L’ANGLETERRE et la FRANCE ne sont pas entrées en campagne pour étrangler l’ALLEMAGNE, ni pour l’effacer de la carte d’EUROPE. Elles ne voulaient pas davantage anéantir ou mutiler même sa vie nationale, ni empêcher son libre développement dans de pacifiques efforts. La FRANCE aussi bien que l’ANGLETERRE ont été obligées de prendre les armes pour empêcher l’ALLEMAGNE, ou plus véritablement la PRUSSE, de prendre une posture de menace et de prépondérance militaire vis-à-vis de ses voisins. L’ALLEMAGNE, pendant ces dix dernières années a prouvé que son intention était d’imposer ses lois à l’EUROPE sous de perpétuelles menaces de guerre. Par la violation de la neutralité de la BELGIQUE, elle a montré son but d’affermir sa prépondérance, fut-ce aux dépens d’une guerre générale et par là d’anéantir les bases de la politique européenne établie par contrat. Le but des alliés dans cette guerre est de rendre vaines de telles entreprises et d’aplanir la route qui conduira à un système international sauvegardant le principe des mêmes droits pour toutes les nations civilisées (applaudissements !). Comme résultat de la guerre, nous voulons faire prévaloir ce principe que les questions internationales soient désormais traitées sur le même pied dans des conférences libres et que ce règlement ne puisse être plus longtemps entravé et dominé par les ordres d’un gouvernement dominé lui-même par le clan militaire. Voilà ce que j’entends par l’anéantissement de la PRUSSE, ni plus, ni moins.
ASQUITH arrive ensuite à parler de la destinée de la BELGIQUE, de la SERBIE et du MONTENEGRO. Il dit : Les alliés de l’entente ne sont pas seulement les champions des traités et du droit. Ils sont aussi ceux de l’indépendance des états faibles (applaudissements). Il est difficile de pousser le cynisme à un plus haut degré que le fait le chancelier allemand en voulant que l’ALLEMAGNE insiste près de toutes les puissances pour que celles-ci fournissent aux diverses nations l’occasion de se développer librement selon leur individualité et leur langue nationale. Germaniser la POLOGNE prussienne a été, ces vingt dernières années, le but incessant mais aussi le plus grand insuccès de la politique intérieur de la PRUSSE. Que pensent les Flamands de la perspective que leur ouvre le chancelier allemand. Cette perspective d’un travail ultérieur en commun avec les Allemands qui ont brûlé les églises flamandes, pillé les villes, dévasté les champs et marché sur toutes les libertés. La réponse à donner au chancelier est très simple. Les alliés demandent que l’ancienne BELGIQUE soit rétablie. Ils sont fermement résolus à tout faire pour y parvenir. Il ne faut pas permettre que la BELGIQUE ait à souffrir perpétuellement de l’incursion criminelle faite par les Allemands dans son territoire. Ce qui a été détruit doit être rétabli. ASQUITH rappelle ensuite le faible essai fait par le chancelier pour justifier la guerre des sous-marins, et il déclare que les Alliés, là où ils font usage de leur puissance sur mer pour exercer sur l’ennemi une pression économique, appliquent un droit de guerre qui est reconnu par chaque partie non belligérante de l’ancien et du nouveau monde. Les Alliés se sont toujours efforcés d’atténuer autant que possible les inconvénients pouvant résulter de cette pression pour le commerce des Neutres. Ils peuvent produire la justification de toutes leurs actions parce qu’elles sont couvertes par les principes de l’esprit du droit des peuples, entré en usage au fur et à mesure du développement de la guerre moderne. Ces règles ont été scrupuleusement appliquées et on ne connaît aucun cas où le blocus des Alliés ait coûté la vie à un seul Neutre.
La guerre sous-marine a pourtant été commencée, et s’est développée avant que l’ordonnance royale du mois de Mars ait été publiée, et elle a été conduite contre les Neutres aussi bien que contre les belligérants, avec le plus profond mépris du droit des peuples. ASQUITH termine en disant : Ne devons-nous pas nous féliciter de n’être pas obligés de recourir pour notre défense à une altération de faits telle qu’a dû le faire le chancelier allemand. Nous les Alliés, nous avons à combattre pour la grande cause, la conscience et les mains nettes. Possédant la volonté, nous sommes pleins de confiance dans notre force pour défendre la liberté de l’EUROPE.

Lundi 23 Avril 1916

Canon très très fort. On attend des troupes en ville et dans les villages. Des femmes de HARANCOURT disent qu’on les a prévenus qu’ils auraient à loger des hommes de 18 à 48 ans venant de LILLE et de ROUBAIX. Nous allons en avoir plein la maison, ils installent l’électricité dans les greniers, des ballots de copeaux sont dans la cour pour faire des paillasses. Quelle perspective de les avoir encore dans la maison ! Ils vont encore aller partout, la dernière fois, ils ont déjà foncé les portes de notre grenier (de vrais cambrioleurs). Depuis quelques semaines, le train de BOUILLON passe dans les rues, plein de blessés. Il déraille encore de temps en temps malgré toutes leurs réparations. Deux chauffeurs d’automobile sont venus aujourd’hui réquisitionner, et ont été très impolis. Comme nous n’avions pas ce qu’ils voulaient, ils ont regardé partout, ouvert toutes les armoires, maman avait beau se fâcher, leur demander s’ils étaient chargés de perquisitionner, ils continuaient toujours en riant. Ils ont regardé partout, sur les rayons, même dans les cache-pot tout en haut, ils se sont faufilés dans le petit couloir derrière la salle à manger, ont allumé l’électricité, sont même montés dans le petit magasin à couronne au dessus de la cuisine. Je ne sais pas tout ce que je ne leur aurais pas dit, on les traitait de tous les noms. J’ai regardé bien pendant 1/4 d’heure dans la rue pour appeler un officier, aucun ne passait par malheur. Peut-être ne leur aurait-il rien dit, ils paraissent plus polis, mais au fond ils ne le sont pas plus que ces 2 sales types, quand on n’est pas de leur avis. Finalement, maman les ayant menacés d’officier, ils sont partis. Quand ils sont revenus, ils avaient l’air un peu moins enragés.
Sonneries de cloches toute la journée. C’est agaçant. Ce sont les Boches qui les font sonner, c’est pourquoi ils les font sonner si longtemps, ils ne peuvent rien faire comme les autres !

Dimanche 23 Avril 1916

Pâques. ils sonnent les cloches pour leur messe et pas pour les nôtres. Beau temps enfin après de longs jours de pluie. Nous allons aux Vignes et voyons 2 aéros (allemands sans doute).

Lundi 24 Avril 1916

Les magasins sont fermés, nous allons aux Vignes.
2 aéros.

Mardi 25 Avril 1916

Une grande troupe de hussards passent avec leurs lances dans la direction de la Rue Carnot. Aéros.

Mercredi 26 Avril 1916

Les Boches viennent d’écraser une petite fille de 5 ans à TORCY, elle a été enlevée du trottoir par le vent que faisait l’auto (il allait donc joliment vite, d’ailleurs cela n’est pas drôle, ils vont à des vitesses épouvantables). Un long convoi d’artillerie passe. Aéros.

Jeudi 27 Avril 1916

Nous allons aux Vignes l’après-midi. Un employé de la ville est venu visiter les caves de chez BACOT et les a notées. On recherche les caves voûtées qui devront rester ouvertes nuit et jour pour que, en cas de lancement de bombes par aéroplanes, civils et militaires rentrent dedans. On a noté celle de chez BACOT pouvant contenir 30 personnes. On parle beaucoup de lancement de bombes des aéros français. On dit qu’il y en a eu sur la gare de CHARLEVILLE, 8 Boches de tués et 3 blessés, les vitres des magasins réunis seraient brisées. On dit aussi qu’on en a lancé à MOUZON LUMES, sur le passage à niveau entre MEZIERES et CHARLEVILLE. Il nous semble être ainsi moins séparés des Français ! 3 aéros sont passés ce matin. Aux Vignes, nous entendons par moments de fortes détonations (???), puis comme des coups de mitrailleuse, et enfin comme un coup de fusil très rapproché (?). Je regarde en vain de tous côtés pour voir un aéro, je n’en vois pas.

Vendredi 28 Avril 1916

Toujours beau temps. Des Boches arrivent en quantité, il y en a plein la maison, ils font un bazar épouvantable. La rue en est toute grise. J’entends un aéro le matin. On dit que l’ambassadeur des ETATS-UNIS doit arriver ce matin à CHARLEVILLE pour discuter avec GUILLAUME et BETHMANN-HOLLWEG qui s’y trouvent, et régler la situation très critique entre l’ALLEMAGNE et l’AMERIQUE. Ce sera peut-être la guerre, nous l’espérons. Les caves désignées restent ouvertes, il paraît qu’on va poser des affiches à ce sujet.
Le Kronprinz passe justement, il se retourne en riant. Qu’il a donc l’air bête, on dirait un vrai pantin. MÜLLER, de la Commandanture, vient avec un sous-officier visiter nos caves. Il ne nous prévient même pas, il entre là-dedans comme chez lui et regarde avec sa lampe électrique. Il dit qu’il faut que toutes nos caves soient vidées pour le soir. Papa refuse et dit que c’est impossible de déménager toute la marchandise qui s’y trouve, MÜLLER les note quand même.
3 mots à la dépêche : aucun changement important. Les Boches de chez BACOT font beaucoup de bruit. Ils ont installé un tuyau dans la cour qui passe par un carreau qu’ils ont cassé, il en sort une fumée ! on ne peut plus respirer dans la cour, le mur en est déjà noir. Un aéro boche passe.

Samedi 29 Avril 1916

J’entends à deux reprises des moteurs d’aéros vers 6 h et 7 h du matin. Les Boches de la fabrique font leur nettoyage, ils tapent leurs habits (ils nous envoient leurs microbes), ils sont assez calmes vu leur nombre. Il y en a plein les greniers. Ce matin, un employé de la ville est venu avec une feuille voir si les caves étaient prêtes. Il faut qu’elles soient entièrement déménagées pour ce soir, il faut tout enlever, même les rayons, qui viennent d’être refaits. Il faut aussi qu’elles soient peintes à la chaux (si c’était contre les aéroplanes, il n’y aurait pas besoin de tant de chichis !). On nous dit aussi qu’ils mettront peut-être des tables et des chaises (ce serait une véritable installation souterraine dans laquelle ils se mettraient à l’abri. Quant à nous, nous irions n’importe où ), nous n’avons pas de place pour mettre ces marchandises. Il y a pourtant dans la cour des caves inoccupées, ils pourraient tout de même bien les prendre au lieu des nôtres. Il faut toujours qu’ils fassent enrager les gens ! Papa a dit que les caves ne seraient pas débarrassées. Mr GAIGNERE va aller voir le maire pour tâcher qu’ils prennent les caves inoccupées. S’ils ne veulent pas, ils vont nous forcer à tout enlever. Si on les écoutait, nous n’aurions même plus de place pour mettre le charbon, et pour tenir les provisions au frais. C’est raide !
Il y a des émigrés du Nord, femmes et enfants, au château de Montvillers. Il paraît qu’on les a prévenus à 7 h du matin d’avoir à se préparer pour partir quelques instants après. C’est peut-être le sort qui nous attend, cela ne serait pas étonnant ! Quelle perspective ! falloir tout leur abandonner après avoir souffert pendant 2 ans pour conserver ce qu’on a ! Enfin tant pis, on verra bien ce qui arrivera, c’est inutile de se désoler à l’avance, cela ne servirait qu’à rendre malade, ce qui ne serait pas difficile, vu notre nourriture. Il faut avoir une vraie dose de courage et de patience !

Ils ont pris notre cave. On la blanchit à la chaux.

Jeudi 18 Mai 1916

Réveillée en sursaut par des bombes. C’est la première visite bruyante des Français, espérons que ce n’est pas la dernière. On entend 2 coups formidables à 3 heures moins 10 du matin (ancienne heure française), puis beaucoup d’autres coups de moins en moins forts. Je n’ai pas peur du tout, j’ouvre la fenêtre pour mieux entendre et pour essayer de voir l’aéro. Malheureusement, je ne vois rien du tout.
L’après-midi, je vois un aéro boche. Nous allons voir les dégâts causés par les bombes. Dans un jardin il y en a eu 3 de tombées, on voit 3 trous, les arbres sont déchiquetés par les éclats. Une bombe est tombée sur le coin de la gare de BOUILLON à côté de la vraie gare. Une partie de la toiture est foncée, 2 wagons sont démolis et 2 bâtiments sont brûlés. Une autre est tombée en plein milieu d’une rue traversière. 5 bombes ne sont pas tombées bien loin de la voie, il s’en est fallu de bien peu. Il paraît que 5 minutes après un train de munitions passait. Quel dommage qu’il n’ait pas été atteint ! il faudrait qu’il y ait plus de dégâts. Il faut espérer que les prochaines fois, les Français lanceront leurs bombes un peu plus loin, sur les voies, ou sur la réserve de pétrole. Les gens qui habitent aux environs de la gare ont eu bien peur, des vitres ont été cassées, beaucoup disent qu’ils ne coucheront plus là. Ils ont raison ; maintenant qu’ils sont prévenus, qu’ils agissent en conséquence. On dit qu’il y a eu 2 chemins de fer de blessés (??).
Les Allemands se dépêchent de mettre leurs affiches « Fliegerschutz » aux caves.

Vendredi 19 Mai 1916

Les français sont encore revenus cette nuit, lancer 2 bombes. Nous n’avons rien entendu, ils ont pourtant été mitraillés par le poste de la malterie. Les 2 bombes sont tombées sur le chemin noir, tout près des voies. (Ils se sont probablement aperçus qu’ils ont lancé hier trop près de la ville, aujourd’hui, ils ont fait le contraire). Après quelques essais, ils y arriveront, je l’espère. Il était minuit. On dit aussi qu’on a entendu des bombes vers 7 h du matin du côté de la BELGIQUE.
Soir : canon fort. Il y avait longtemps qu’on ne l’entendait.

27 Mai 1916

Mort du Général GALLIENI.

Jeudi 8 Juin 1916

Arrivée de nouveaux Allemands dans la maison à 4 h 1/2 du matin. Ils sont maigres, ne sont pas en train. Les Russes avancent en GALICIE, ils ont fait 25 000 prisonniers. Les Allemands ont pris le fort de VAUX. Ils n’avancent guère en proportion de leurs pertes. Quel entêtement à avoir VERDUN ! Lord KITCHENER est mort, il était sur un bateau anglais qui a été coulé.

Vendredi 9 Juin 1916

Les Russes ont fait 40 000 prisonniers. Il devient de plus en plus difficile de manger. Nous ne mangeons plus que du riz. Nous qui ne l’aimons pas ! Le pain est mauvais, indigeste. J’ai eu mal au coeur pendant 4 jours, par suite de la mauvaise nourriture. Tout le monde n’est tout de même pas si malheureux que nous en pays occupé. Nous sommes dans les plus mal, en exceptant néanmoins les gens du front. Nous n’avons pas de chance d’être ainsi gouvernés, mais il ne faut pas nous plaindre, ceux qui sont sur le front en voient bien d’autres !
Après avoir fait payer pour toute l’année 1916 les chiens, les Allemands s’en emparent dès maintenant. Ils en ont déjà pris quelques uns. C’est un véritable vol, ils devraient rendre l’argent qu’on leur a versé pour la fin de l’année. En ce moment les gendarmes font des rondes le soir, comme toujours, et ils surprennent les gens qui ne sont pas rentrés à 8 heures et les magasins pas fermés à 7 heures (heure au soleil), pour faire payer des amendes.

… 2 pages sautées …

29 Juin 1916

Maman reconduit grand-mère à CHARLEVILLE. Partie à 4 heures du matin, rentre à 8 h 10 du soir.
Enterrement de Monsieur DORMAY, professeur d’allemand au Collège de jeunes filles.

Jeudi 13 juillet 1916

On dit que le directeur de l’usine à gaz est condamné à 10 ans de travaux publics. Le soir, maman met un bouquet tricolore en devanture.

Vendredi 14 Juillet 1916

Hier à 6 heures, ils ont fusillé (assassiné plutôt) le Directeur de l’usine à gaz dans le champ de tir de TORCY. La ville en est consternée et en rage. On leur dirait bien des sottises.
Affiche : Le Directeur de l’Usine à gaz de SEDAN, Monsieur Louis BUSSON …

Samedi 15 Juillet 1916

Distribution de récompenses chez Mme DEVIN. On donne à chacun une gravure. Vacances définitives pour moi.

Vendredi 21 Juillet 1916

Je travaille toute la journée dans notre chambre.

Samedi 22 Juillet 1916

Je travaille toute la journée dans notre chambre.

Dimanche 23 Juillet 1916

Je travaille aussitôt rentrée de promenade.

Lundi 24 Juillet 1916.

Je travaille toute la journée dans notre chambre.

Mardi 25 Juillet 1916

Je travaille toute la journée dans notre chambre.
J’ai un abcès à ma dent, mal toute la journée, la bouche enflée, grandes difficultés pour causer. Pourvu que ce soit passé pour jeudi.

Mercredi 26 Juillet 1916

Nous allons aux Vignes. Je n’ouvre plus un livre aujourd’hui. Nous nous pesons. Je pèse 100 livres juste, j’ai maigri de 5 livres depuis la guerre, et cependant j’ai grandi. Je mesure un peu plus de 1,71 m, je suis bien plus grande que maman.
Demain à 7 h 1/2 (nouvelle heure) commence l’examen, jusqu’à 11 h 1/2, et de 1 h à 3 heures.

Jeudi 27 Juillet 1916

Je passe le Brevet dans l’école Guérin. Nous sommes 30 candidats, 15 filles et 15 garçons. Examen difficile. Dictée : la poésie de la science (E. RENAN). Comp. française : la moisson. Nous sommes au mois d’Août, les épis tombent drus et pleins. La récolte sera bonne cette année. Décrivez ce spectacle. Appliquez cette pensée de VOLTAIRE : « Il n’est pas de moisson ici-bas sans culture ». L’esprit doit lui aussi être cultivé.
Arithmétique : problème (difficile) : Un fonctionnaire place à la caisse d’épargne chaque mois, pendant 6 mois, les 8/9 de ce qu’il reçoit. Le 7ème mois, non seulement il ne peut plus verser, mais il est obligé de retirer 300 F pour des dépenses imprévues. Pendant les 5 derniers mois, il place le double de ce qu’il versait au commencement de l’année; il fait ainsi les économies sur lesquelles il comptait. Quelle est son économie annuelle ? Quel est son traitement sachant qu’on lui retient 1/20 ? En ajoutant 108 F à ses économies, il peut acheter pour 32 F de rente 3 %, quel est le cours de cette rente ?
Théorie : Que devient la différence de 2 nombres quand on leur ajoute le même nombre – quand on les multiplie ou divise par un même nombre ?
Nous avons 2 heures, je rends ma feuille au bout de la première heure, la première. On nous fait attendre longtemps les résultats, le soir. Nous nous promenons en bande sur la digue, surprises par un orage et une pluie torrentielle, sans parapluie, nous sommes trempées jusqu’aux os. Vers 7 heure, (nouvelle heure), on affiche les résultats : Admis :
Messieurs : DOCQ, GILLET, MOULINAY, PAUL, POUCHARD, ROYNETTE. ( 9 de tombés ! quelle proportion )
Mesdemoiselles:ARNOULD,BARTHELEMY,CORNELUSSE,GREGOIRE,LACOURT,LALLEMAND,LALLEMENT,MARECHAL,MIGEOT,NOTTE,PARUIT,VARINET. (3 de tombées : Madeleine GIBERT, Geneviève DOCQUIN, et une autre de l’école du centre)
Je ne dors pas la nuit, s’il y avait eu seulement des bombes pour la faire paraître moins longue.
Toute la journée chaleur étouffante.

Vendredi 28 Juillet 1916

Examen recommence à 7 h 1/2 du matin (nouvelle heure).
Pratique : Ecriture : une phrase de la dictée. Dessin : un arrosoir. Couture : un devant de camisole, côté droit, avec petits plis. Résultats se sont encore fait attendre. Nous avons attendu jusqu’à midi passé, puis on nous a dit que les résultats ne seraient connus qu’à 2 heures (n.h.). Nous mangeons encore chez tante. Les résultats n’ont été connus qu’après 3 heures. Tout le monde reçu. Aussitôt commence l’oral. Cela se passe dans une salle de classe pas très grande, il y a un monde ! Des curieux se pressent, il fait une chaleur à vous rendre malade, on sue à grosses gouttes. C’est ridicule d’avoir laissé entrer tous ces gens qui viennent vous occuper et qui occupent toute la place. Presque toutes les autres ont fini tout quand je commence, c’est énervant d’attendre ainsi ! C’est par lettres alphabétiques.
Français : (La Directrice et Mr DOUIN) : le héron. Arithmétique : (Mr BENOIT et Mlle GOUT) : division par 3. nombres divisibles par 3. Somme de nombres pas div. par 3 etc.. alliages (ma bête noire !) Sciences : (Mr GERAULT, Mr THEATRE) : miroirs, lentilles, propagation de la chaleur, thermomètre, baromètre, pression atmosphérique
Géographie : la Saône, le Rhône (avec croquis) (Mlle GERVAISE, Mr BOILEAU). Histoire : (Mlle GERVAIX, Mr BOILEAU) : liste des rois qui ont fondé l’unité de la FRANCE – interrogation sur chacun d’eux, leurs ministres, leur oeuvre. Solfège (Mr GERAULT, Mr THEATRE) : tonalité avec dièses, bémols, 2 morceaux à solfier, expressions italiennes (question des plus difficiles qu’on ait posé) je sais néanmoins. Dix minutes après l’oral, on dit les résultats. La chaleur m’a donné mal au coeur et l’émotion avec, cela fait qu’on me demande si je suis malade, je sue à grosses gouttes tout en étant très pâle. Mr BOILEAU lit la liste, c’est le moment le plus émotionnant, surtout que je suis dans les dernières lettres. Enfin, c’est fait, je suis reçue. Une seule M. GREGOIRE de l’école du centre, est recalée à l’oral. Quel soulagement. Le soir, j’ai l’estomac resserré, je ne peux pas manger, il ne me semble pas que c’est fini.
La nuit, pétarade : mitrailleuse, canon-revolvers. De la malterie, de la Marfée. Je n’ai pas peur du tout. Je suis très fatiguée, mais je vais quand même voir à la fenêtre. On voit des lueurs, puis comme de grosses étoiles qui ne durent pas longtemps, c’est la flamme du canon-revolver de la malterie probablement, car on voit la lueur un peu avant d’entendre le coup. C’est comme un feu d’artifice, c’est très beau.

Samedi 29 Juillet 1916

Il paraît que des éclats du canon-revolver sont tombés tout en haut du fond de Givonne.

Dimanche 30 Juillet 1916

Les candidates au Brevet Supérieur s’en vont le soir : Yvonne LAROCHE et Germaine COLLIGNON. Ne connaissant personne à CHARLEVILLE, maman leur a dit d’aller chez Mme PINTEAUX à MONTCY. De cette façon, nous aurons des nouvelles de grand-mère.

Mercredi 2 Août 1916

Y. LAROCHE et G. COLLIGNON reviennent de CHARLEVILLE ce soir. Un monsieur de CHARLEVILLE venant ici tous les mois pour la banque, demande de nos nouvelles de la part de Monsieur MONARD.

Jeudi 3 Août 1916

Y. LAROCHE et G. COLLIGNON sont venues à la maison. Elles sont recalées toutes les deux. Grand-mère va bien, elles l’ont vue et elle leur a donné 20 F pour moi pour mon brevet. Elles ont été très bien chez Mme PINTEAUX.

Vendredi 4 Août 1916

Anniversaire de la déclaration de guerre.
Prix extrême des denrées : sucre : 3 F la livre. boeuf : 4,50 F la livre; oeuf : 1 F pièce.
Depuis que maman est revenue de CHARLEVILLE, nous n’avons pas mangé de viande. Nous avons du pain fait avec de la farine noire moisie, il n’est pas mangeable. Nous en avons pour 15 jours à manger du pain moisi. Avant, le pain n’était guère plus mangeable, la farine est en blocs durs, elle est toute fermentée, aussi n’est-il pas rare de trouver des assez gros vers blancs dans le pain. (quelle saleté on nous aura fait manger ! mais quand on a faim, on est bien obligé d’y passer !). Nous avons 1 litre de lait écrémé tous les 2 ou 3 jours. Il tourne souvent, autant dire que nous n’en avons pas (0,15 F le litre). Il y a une éternité que nous n’avons pas de lait. 1 boîte une seule fois par personne à un ravitaillement, et il paraît que nous n’en aurons plus. (quelle vie ! on peut bien maigrir et avoir mauvaise mine ! j’ai beau prendre du quinquina, du fer, ça ne vaut pas un bifteck ! )
Dans la nuit de jeudi à vendredi, double pétarade. A minuit 1/2 (nouvelle heure), canon-revolver, mitrailleuse. A 3 heures, ça recommence et ça dure plus longtemps. A la fenêtre, nous entendons le moteur d’un aéro. Les canons-revolver marchent presque sans arrêt pendant assez longtemps. Hélène doit avoir une belle frousse, nous n’avons pas peur du tout.
Le matin, on nous dit qu’il y a des dégâts assez importants au Font-de-GIVONNE. Nous y allons voir l’après-midi. Le toit d’une maison est foncé, le plafond est en partie écroulé. 2 jumeaux de 3 ans qui étaient couchés dans cette chambre ont été recouverts de verre et de plâtre, leur couverture a pris feu et ils ne se sont pas réveillés ! La maison est bien endommagée, dans le quartier tous les carreaux sont cassés. Plus bas, un obus est arrivé à l’angle d’une maison et a démoli les fenêtres et la porte, un autre est tombé devant l’orphelinat protestant et a fait aussi un petit trou sur le trottoir. Au fond d’une ruelle où on monte des marches entre des maisons, dans un jardin planté de pommes de terre, il y a un trou énorme d’au moins 2 mètres de diamètre. Il n’y a aucun éclat après les maisons, les pommes de terre ont été projetées sur les toits. C’est extraordinaire qu’il n’y ait eu personne de tué, ni de blessé, avec tous ces dégâts. Ceux qui avaient peur ne vont plus vivre, la prochaine fois qu’il y aura une visite d’aéro.
Tous ces dégâts ont été faits par les Allemands, avec leurs canons-revolver. Ils ne veulent pas que ce soit, mais on voit bien la direction du tir. Des généraux, et des vieux officiers gradés viennent voir les dégâts, ils nous font des têtes, on croirait qu’ils vont nous avaler. C’est une procession de gens ininterrompue, des allemands photographient les dégâts, puis ils vont mettre cela dans une gazette quelconque en disant : voilà ce que les Français font aux leurs. Ils sont tellement menteurs et méchants, ils en sont capables !
Les gens qui ont eu leurs maisons abîmées disent qu’ils se sont levés la nuit pour avoir des éclats, mais des Allemands avec des lanternes étaient déjà passés pour les ramasser. Ils ne veulent pas qu’on ait de preuve certaine que ce sont leurs obus de leurs canons-revolvers.

Samedi 5 Août 1916

Pas de bombes cette nuit. Le beau temps continue. Après des mois de pluie, il n’est pas trop tôt. Il paraît que les pommes de terre d’hiver sont toutes gâtées à cause des brouillards. Qu’allons-nous manger ?. Les fruits sont très rares, il n’y aura que des pommes. Elles sont à 0,40 F la livre. Si les pommes de terre d’hiver sont gâtées, les Boches n’en auront pas, tant mieux, car la population d’ALLEMAGNE vit (bien chichement) sur les pommes de terre. Il faudrait donc se réjouir de cette mauvaise récolte; mais nous, si on ne nous vient en aide, nous mourrons aussi de faim, le ravitaillement américain est loin d’être suffisant. En ce moment, nous vivons sur les nouveaux légumes, mais après ??? Pas de sucre pour l’hiver, pas de lait, pas d’oeufs, pas de viande, pas de beurre, du pain pas mangeable, presque plus de farine, très peu de sel, que mangerons-nous si nous n’avons pas de pommes de terre à volonté ? Du riz, on en est plus que dégoûtés, nous qui ne l’aimons pas, nous en mangeons tout de même ! Je crains fort que pour finir on nous renvoie en FRANCE ! Ca ne serait vraiment pas la peine d’être revenues pour garder la maison, en prix des souffrances qu’ils nous ont fait endurer, pour tout quitter à la fin. Enfin, il ne faut pas trop penser au lendemain en ce moment, il est tellement incertain !

Dimanche 6 Août 1916

Encore un bombardement cette nuit à minuit 1/2 (nouvelle heure française). Nous entendons distinctement le bruit de 4 bombes, le bruit est très différent de celui du canon-revolver, dans le canon-revolver il y a une vibration de l’air, dans la bombe le bruit est plus fort et plus sec. Le canon-revolver a marché pendant 10 minutes à 1/4 d’heure. Il y a encore d’autres dégâts. Les bombes françaises sont tombées au chemin noir et à la gare, sans faire malheureusement de dégâts, il s’en est fallu de bien peu pour qu’elles aboutissent, un peu plus, c’était sur le dépôt des munitions. C’est égal, je n’aimerais pas habiter par là. . Nous avons fait, comme beaucoup de gens, notre petite tournée dans les endroits endommagés. Au jardin des prêtres, il est tombé un obus, tous les carreaux du derrière de la maison RAFFY et de toutes les maisons à côté, ont été brisés. Je me souviens très bien que cette nuit j’ai dit, en entendant les pétarades, on entend un bruit de carreaux cassés, et à un moment j’ai cru qu’il pleuvait : c’était les vitres qui volaient en éclats, il y en a peut-être sur notre toit, il y a peut-être aussi des éclats. Nous n’étions pas loin du danger, mais je n’ai pas eu peur. Beaucoup de personnes ont eu peur cette fois-ci. D’autres obus sont tombés un peu plus loin, sur la route et sur les fortifications. A mon idée, tous les carreaux des maisons depuis la maison BOURDET, rue Chardron, jusqu’à la maison de Mademoiselle PHILIPPOTEAUX, professeur, sont cassés, des deux côtés de la rue. Un obus est arrivé au coin de la maison GERARD et a longé la maison, la véranda a été entièrement confondue. Un autre est tombé dans le jardin d’une maison habitée par des officiers. Les arbres sont criblés, et la véranda et une partie de la maison sont criblés d’éclats. 2 chiens de la Croix-rouge y ont été tués. C’est encore extraordinaire qu’il n’y ait pas eu de personnes tuées. Si cela continue, il y en aura, pourvu que ce soit des Boches ! Les gens sont de moins en moins rassurés. Je n’ai encore pas peur, ça viendra peut-être. Suzanne a voulu que l’on mette un paravent devant la fenêtre de notre chambre parce qu’il y a eu tellement de carreaux cassés que l’on craint que les nôtres se cassent et qu’ils arrivent sur le lit qui n’est pas loin de la fenêtre. Je crois que le paravent ne servirait pas à grand chose. Mr GERARD a dit qu’ils venaient de se lever quand l’obus est arrivé, il y a eu 10 cm d’épaisseur de verre sur son lit, heureusement qu’il n’était plus dedans ! Mr RAFFY et l’Abbé DUPONT ont voulu se lever vers 2 heures du matin pour ramasser des éclats de l’obus tombé près de leur maison, mais il n’y en avait déjà plus, et ils ont vu MÜLLER qui leur a dit : voilà ce que font vos compatriotes ! (quel toupet !). Ils sont en colère parce qu’ils ne se sentent plus en sûreté ! Si nous ne courions pas autant de dangers qu’eux, on serait rudement contents !
Papa est à la pêche, il a pris 4 livres de poisson (c’est rare !).

Lundi 7 Août 1916

Nuit calme.

Mardi 8 Août 1916

Nuit calme. On s’attendait cependant à avoir des bombes. Des gens n’ont pas été se coucher cette nuit. Quelle bêtise ! ils sont bien avancés. Hélène ne dort plus la nuit, elle a peur. Ca ne m’empêche pas de dormir ! Nous allons aux Vignes. Le matin, 3 aéros sont passés, ils ont plané plusieurs fois sur la ville. On entend 3 coups, probablement le canon-revolver. L’après-midi, aux Vignes, un énorme coup nous fait sursauter, on croirait une bombe, au même instant on entend un aéro. Il paraît qu’il est très haut. Toute l’après-midi, il y a des aéros. On pense qu’il y aura des bombes cette nuit.
Nouvelle affiche : Les fenêtres où il y a de la lumière devront être munies d’écrans, de rideaux ou de volets pour que la lumière ne soit pas visible du dehors.

Mercredi 9 Août 1916

Nuit calme. Ce matin, vers 8 heures (nvelle heure fçse) on entend le canon-revolver, je compte 8 coups. C’est un son agréable à entendre, ça résonne. Des gens prétendent avoir vu un dirigeable, moi je crois que ce sont tout simplement des exercices. Un Boche au magasin nous dit que la dernière fois il y a eu 4 bombes sur SEDAN, il prétend même qu’elles sont tombées en partie sur le dépôt de la station (?), on ne sait pas au juste, ils ne le disent pas. Il nous a dit aussi qu’à STENAY, il y avait eu 91 personnes tuées et blessées. Papa est à la pêche, il prend 4 livres 100 de poisson. Le soir vers 10 heures (nvelle heure fçse), l’électricité s’éteint, pas de gaz non plus. Depuis quelques jours, les becs de gaz des rues ne sont pas allumés. Gare la bombe !
Carte à Monsieur CHARITE. Pas reçu de lui ce mois-ci.

Jeudi 10 Août 1916

Toujours rien cette nuit. Pluie le matin. Les Russes marchent toujours bien, dans la Somme, les progrès continuent mais lentement. Je crois que nous passerons encore l’hiver avec les Boches si ça continue. Si d’ici le mois d’Octobre il n’y a rien, en voilà encore pour un an. Quelle perspective ! Ils continuent encore leurs tournées de perquisition. Il paraît que si l’on dit que les dégâts ont été faits par les Allemands, et non pas par les bombes françaises comme ils le prétendent ( tout en sachant fort bien que ce n’est pas vrai ni possible), on est emprisonné. On cite plusieurs personnes dans ce cas.

Vendredi 11 Août 1916

Papa pêche – prend 4 livres de poisson.

Samedi 12 Août 1916

Papa pêche – matin prend 3 livres 1/2 poisson, l’après-midi 2 livres.

Dimanche 13 Août 1916

Pétarade cette nuit. Pendant au moins 3/4 d’h, canon-revolver. Je n’ai pas peur.
Papa va à la pêche et rapporte environ 4 livres 1/2 de poisson. Pluie.

Lundi 14 Août 1916

GUILLAUME passe dans la grand-rue. Je le vois. Le 55° d’infanterie est en ville. Maman voit Mme BARROIS de CHARLEVILLE, venue pour l’enterrement de sa mère, Mme SOCQUET. Elle ira voir grand-mère.

Mardi 15 Août 1916

Assomption. Temps couvert. Papa pêche – il prend une grosse brame de 3 livres, une autre de près d’une livre, et une petite rossette. Depuis qu’il pêche près du Pont-Fabert, les Boches ayant défendu de pêcher du côté de WADELINCOURT, il n’est jamais revenu bredouille. Nous allons aux Vêpres.

Mercredi 16 Août 1916

Il ne nous reste plus qu’un oeuf conservé depuis près de 2 ans. On fait des crêpes et des galettes avec la farine qu’on a avec bien du mal chez le boulanger à 1,25 F le kg (farine comme le pain, mélangée de son et de je ne sais quoi), du lait écrémé tourné presque toujours et un peu de sucre et du bicarbonate ou de la levure quand il y en a. Quand on peut avoir un oeuf, avec un mal infini et des conditions ridicules, on le paye 0,60 F ou 0,65 F et c’est très bon marché, des personnes en ont payé jusqu’à 1F pièce.

Jeudi 17 Août 1916

Mangé chez tante. Aux Vignes l’après-midi.

Vendredi 18 Août 1916

Papa pêche avec Mr ANDRE, boucher, il prend environ 1/2 livre de hotus (2 petits).

Samedi 19 Août 1916

Aujourd’hui j’ai fait ma première galette avec un peu de prunes des Vignes, elle était bonne, autant qu’elle pouvait l’être avec les produits que l’on emploie, mais on l’a trouvée bonne à côté de ce qu’on mange d’autre. Les nouvelles pommes de terre se vendaient 1 F le kg il y a un mois, je ne sais pas le prix qu’on les vend maintenant, car on ne peut pas en avoir. Les marchands en donnent 1 kg à chaque personne qui leur en demande, mais seulement quand il y en a, rarement. Les haricots se vendent 0,60 F la livre en quantité, pour conserves. Une petite botte de carottes : 0,60 F.

Dimanche 20 Août 1916

Papa pêche, prend un hotu de 1/2 livre. Il a été demander au moulin des asticots des sacs de farine pour pêcher, mais il paraît qu’on avait nettoyé et qu’on les a jetés (c’est égal, mais on mange de la rude saleté).
Aujourd’hui encore, en mangeant du pain, j’ai trouvé un gros ver, je n’ai rien dit pour ne pas dégoûter plus. Il faut presque l’émietter avant de le manger. Nous allons toujours à la bibliothèque de la ville.

Lundi 21 Août 1916

Il paraît qu’il va y avoir un train d’émigrés. Cela fait mal au coeur quand on ne peut s’en aller. Si je voulais partir, Suzanne partirait bien avec moi, mais je ne pars pas comme cela. Et pourtant, on en a plus qu’assez de voir ces sales casques à pique : les polopics ou pickpockets comme nous les appellons.

Ravitaillement lard et saindoux. Quand il y a du cheval par hasard à la boucherie chevaline, les gens font déjà la queue à 4 heures du matin, pour avoir des tickets. Avec ces tickets, on distribue du cheval dans la journée, on fait la queue jusqu’au milieu de la rue, en attendant son tour ; il y a des numéros dans les 500 et plus peut-être. Quand il pleut, ça doit être très agréable de stationner dans la foule, pressé à étouffer, dans un plein courant d’air, , pour n’avoir même pas ce qu’on voudrait de viande plus ou moins bonne. Nous ne nous décidons pas à en manger, parce qu’on ne sait ce que c’est que ces bêtes qu’on tue, c’est le reste des Allemands, il vaut encore mieux manger des légumes tant qu’on en aura.
Nouvelle affiche concernant la saisie des cuivres.

Messe et Vêpres pour les soldats, nous y allons.

Mardi 22 Août 1916

Ravitaillement d’épicerie. Cette fois-ci on a un peu plus de sucre : 725 g par personne, 500 g de plus qu’ordinairement, pour 15 jours. Il paraît que c’est la 1ère et la dernière fois, c’est pour faire des confitures (on en aurait lourd avec cela !), on a toujours du riz, de la céréaline, très peu de sel, du savon, du café. On dit qu’on aura un ravitaillement supplémentaire de sucre, sel, et même de farine (à asticots naturellement, mais enfin c’est toujours mieux que rien).
Le matin, passe un aéro boche. On s’ennuie après les aéros français. Depuis qu’il pleut on n’en voit plus, heureusement le beau temps va revenir. L’après-midi, nous allons aux Vignes. Très peu de fruits cette année.

Mercredi 23 Août 1916

2 aéros passent le matin, on dit qu’il y a un français. Papa va à la pêche avec Mr ANDRE, boucher, en tout on en prend 25 livres. C’est une pêche miraculeuse, le rondeau était comble, plus de 30 pièces, parmi lesquelles une brame de 2 livres 1/2 prise par papa. Suzanne et moi avons pris chacune un hotu de près d’une livre, Mme KILIAN en a pris 4. Mme KILIAN s’est fait inscrire à la Mairie avec sa petite fille. Il paraît que pour le train, on ne pourra plus se faire inscrire après le 25. Ce qu’on avait dit est donc bien vrai. C’est ridicule, si les gens ne bavardaient pas, on n’en aurait rien su. On aurait pu l’afficher, c’était la moindre des choses, mais ces départs n’ont jamais été annoncés officiellement. On ne sait pas quand est le départ. Beaucoup de personnes se sont fait inscrire, il y a plusieurs catégories : 1° – femmes de soldats – 2° – personnes malades (certificats) – 3° – personnes sans ressources, à charge de la ville – 4° – les hommes au dessus de 48 ans ne pouvant servir à l’armée. Ceux qui peuvent partir ont bien de la chance ! Si nous n’avions pas le magasin, nous partirions. Mais on sait ce qu’ils font de ce que l’on abandonne ! On en a eu les preuves avec le dernier train.

Jeudi 24 Août 1916

Pêche avec la famille ANDRE. Résultat : deux petites rossettes que l’on garde pour les brochets. Il y a 2 ans, nous partions à 10 heures du soir.

Vendredi 25 Août 1916

Il y a deux ans, les Boches entraient à SEDAN – et nous étions à REIMS comme des âmes en peine.
Pêche avec la famille ANDRE – bredouille – Nous allons voir le scaphandrier qui travaille au pont de la gare à remettre à flot les bateaux sombrés.

Samedi 26 Août 1916

Pluie. Orages successifs. Je brode toute la journée.

Dimanche 27 Août 1916

Pluies par moments. Papa pêche l’après-midi avec Mr ANDRE entre les averses, à la coureuse, ils prennent une petite rossette. Nous allons à la bibliothèque de la ville. Nous faisons le tour par le Boulevard Fabert et nous sommes arrosés pour revenir.
A 9 heures du soir, la ROUMANIE déclare la guerre à l’AUTRICHE.

Lundi 28 Août 1916

L’ITALIE déclare la guerre à l’ALLEMAGNE.
L’ALLEMAGNE déclare la guerre à la ROUMANIE.
Pluie. reçu carte de Monsieur CHARITE.
Nous voyons le KRONPRINZ presque tous les jours. Il passe vers 10 h (n.h.f.) et repasse vers 1 h.

Mardi 29 Août 1916

Nous allons travailler au jardin botanique avec Mmes ANDRE et KILIAN. Le soir à 6 heures, orage épouvantable, presque un cyclone, ciel noir partout, nuages très bas, éclairs et tonnerre sans arrêt pendant près d’une demi-heure. Pas de gaz ni d’électricité, obscurité complète.
Papa va chercher un ticket au cheval à 4 heures du matin pour avoir la viande à 10 h 1/2 demain.

La TURQUIE déclare la guerre à la ROUMANIE.

Mercredi 30 Août 1916

Broderie toute la journée. Je finis mon dessus de clavier. Pluie.
On est arrivé trop tard au cheval, il ne restait plus que du coeur, du foie et du hachis.

Jeudi 31 Août 1916

Aéros matin et après-midi – Vignes – Le généralissime allemand V. FALKENHAYN a été changé par V. HINDENBURG. Des gens ont payé les oeufs 1,25 F pièce, les pommes de terre 120 F les 100 kg, le boeuf 4,50 F la livre, le lapin 4,50 F la livre, le beurre 12 F la livre. Les réquisitions recommencent, il y avait eu un peu de calme. Il paraît que les Allemands qui envoient des paquets en ALLEMAGNE doivent payer un droit de 5 % de la valeur de l’envoi. Ils achètent surtout des étoffes car ils en manquent beaucoup, les femmes n’ont droit qu’à un costume par an, avec des cartes comme au ravitaillement.

Vendredi 1er Septembre 1916

Les Roumains ont déjà pris 3 villes, dont l’une de 32 000 habitants : KRONSTADT ou BRASSO. Ca commence bien !

La BULGARIE déclare la guerre à la ROUMANIE.

Papa va à la pêche, il prend une anguille de 1,200 livre et une petite brame.

Samedi 2 Septembre 1916

Papa va chercher un ticket pour le cheval à 4 h du matin.

Dimanche 3 Septembre 1916

Dans la nuit, 6 bombes. Canon-revolver pas très longtemps. Il était 11 h 1/4 (h.n.f.). Nous allons voir les dégâts l’après-midi. Il y a un trou au pied de la maison STACLER près du pont de la gare. La grille est cassée. Des autres bombes sont tombées à la Meuse. Qu’est-ce qu’ils visaient ? La sentinelle du pont a dû avoir une belle frousse, la bombe n’est tombée qu’à 4 m de la guérite. Nous n’avons pas eu peur.
Nous achetons le journal de LEIPZIG, le soir. En gros titre, il y a : « L’abdication du Roi de GRECE ». Il est malade, on va encore l’opérer. Le Régent et VENIZELOS ordonnent la mobilisation de l’armée. Il y a eu une espèce de révolution à SALONIQUE. On croît que la GRECE ne tardera pas à marcher. Les Roumains avancent, ils ont déjà pris CRONSTADT, HERMANNSTADT et d’autres villes. Néanmoins je crois bien qu’il n’y aura pas de changements importants avant le printemps prochain.
Nous avons mangé du cheval. Ca n’est pas mauvais du tout, on croirait du boeuf, et certainement on nous en a déjà vendu pour du boeuf. C’est malheureux qu’il n’y en ait pas souvent, pas même une fois par semaine – pour nous 4, nous en avons eu 1 livre, 1,60 F la livre, et aussi qu’il faut aller chercher les tickets à 4 heures du matin, et refaire la queue à 7 heures.
Papa va à la pêche et prend environ 1 livre 1/2 de poisson.

Lundi 4 Septembre 1916

Il y a 2 ans, à 10 heures, bombardement de REIMS.
Le train d’émigrés n’est toujours pas parti. On dit que sur 53 hommes qui se sont présentés à la visite du médecin, 3 sont admis. On dit que la FRANCE n’a pas rendu de réponse, et que la SUISSE mobilise. Beaucoup croient que ce train ne partira pas. Pluie. On entend fort le canon le matin, mais on ne s’y retourne plus.

Jeudi 7 Septembre 1916

Je commence un dessus de table ovale au point de Chypre.

Maman demande un laissez-passer pour CHARLEVILLE, Madame SUZAINE vient d’y aller et n’a eu que des aventures. On l’a emmenée à la police secrète allemande où on l’a fouillée. Puis elle n’est rentrée à SEDAN qu’à minuit, les rues étaient toutes noires. Le train s’est arrêté à 2 reprises pendant 3/4 d’heure parce qu’il y avait eu un tamponnement sur la ligne. Elle était seule dans un compartiment tout noir à cause des bombes, et juste à l’heure des dernières bombes. Ce n’était vraiment pas un voyage agréable !
On dit que le nouveau généralissime allemand V. HINDENBURG est à CHARLEVILLE. Le grand quartier général n’y est plus depuis un bout de temps.
Depuis quelques jours, on voit souvent passer des autos d’officiers avec des chauffeurs de GUILLAUME (?)

Samedi 9 Septembre 1916

Beau temps. Clair de lune. Le soir, à 9 h 1/4 (n.h.f.) plus de gaz ni d’électricité. Le manger qui cuisait sur le gaz est à peine cuit. On est obligé d’allumer du feu pour cuire un poisson. Triste repas, c’est lugubre de manger à la lueur d’une bougie. Heureusement que nous en avons encore, car elles sont d’un prix fou. A 9 h 25 mn (n.h.f.) l’électricité revient, mais pas de gaz. A 10 h moins 1/4, plus d’électricité. A 10 h , l’électricité revient, à 10 h 1/4, plus rien.. Il y a probablement des aéros de signalés. Attendons-nous à de la pétarade, je suis sûre qu’il y en a beaucoup qui tremblent déjà. Nous n’avons pas peur et nous allons nous coucher tranquillement pour ne pas user nos bougies.. Il y a des gens qui préparent leurs affaires toutes les fois que la nuit est belle, et qui les mettent à côté d’eux. D’autres ne se couchent pas, ou se couchent à moitié habillés. Nous nous couchons comme d’habitude. Ma foi, s’il y a des bombes, nous entendrons bien, et il n’y a à craindre que la maladresse des Allemands avec leur canon-revolver. En pleine ville, le danger n’est pas bien grand.
Le laissez-passer de maman est refusé.

Dimanche 10 Septembre 1916

Papa va à la pêche et prend 1 livre de poisson. C’est toujours mieux que rien, d’autant plus que le poisson est rare, même le hotu, et se vend jusqu’à 1,50 F et 1,75 F la livre. Carte à Mr CHARITE.

Lundi 11 Septembre 1916

Nous allons aux Vignes. Nous rencontrons le Kronprinz en auto. Il se retourne et nous fait un grand salut de la tête en souriant. Il perd son temps, personne ne bouge. C’est la première fois qu’Hélène le voit. Elle ne le croyait pas encore si mal qu’il n’est, il n’a vraiment l’air ni intelligent, ni sérieux. Ce n’est pas la première fois qu’il nous salue, à force, il devrait bien voir qu’on se moque de ses saluts et qu’on n’y répond pas. La vue et ses saluts ne servent qu’à le haïr toujours davantage, ainsi que son pays. Des Allemands viennent visiter les Vignes. Ils connaîtront bien la propriété !

Mardi 12 Septembre 1916

Papa pêche, il prend environ 1 livre 1/2 de poisson. Papa va au cheval – cohue à 5 h du matin.
Nous faisons le tour par la gare le soir, avec maman. Les Boches sont en train d’enlever les débris du pont de la gare. On dit qu’ils veulent le refaire. Ils comptent donc être ici longtemps encore. Il est vrai qu’ils s’installeront jusqu’au bout.

Mercredi 13 Septembre 1916

Nous allons chez Mme ANDRE l’après-midi. Nous cousons. Pluie.

Jeudi 14 Septembre 1916

Temps couvert. Nous travaillons chez tante Félicie.

Vendredi 15 Septembre 1916

Fabrication de chapeaux d’hiver. Papa va au cheval le matin pour les tickets, il y a bataille, cris, bousculade. Un de ces jours, il y aura des gens écrasés.

Samedi 16 Septembre 1916

Nous allons aux Vignes. Je monte à l’échelle pour cueillir le reste des poires. Mme CLARYSSE reçoit la photographie de ses deux fils.
Affiche : Tarif des légumes, oeufs : 0,50 F pièce, etc..

Dimanche 17 Septembre 1916

Messe à 10 h (n.h.f.).
Après-midi, nous traduisons un discours de BRIAND. Nous allons au cimetière porter des fleurs sur les soldats français. Il y a 55 Russes enterrés et beaucoup de prisonniers civils du Nord (WATRELOS, ROUBAIX, etc..). A la messe ce matin, on a demandé en chaire d’apporter des livres pour les émigrés du Nord malades dans les hôpitaux d’ici et des environs. Nous allons à la pêche : Mr ANDRE a pris 2 gros hotus (1 livre chaque), et 2 petits. Papa en a pris un gros et un moyen.
En revenant, nous voyons sur la place Turenne un pompier en tenue qui court. Nous croyons qu’il y a une représentation boche au théâtre. Il paraît que c’est un feu de cheminée assez fort à la pharmacie boche à côté de chez DERULLE. Ca fait un drôle d’effet de voir ce pompier avec son casque, on se croirait en temps de paix. Les Allemands le regardent comme une bête curieuse.
Nous mangeons du cheval aux épinards : très bon.

Lundi 18 Septembre 1916

Pluie toute la journée. Fabrication de chapeaux.

Mardi 19 Septembre 1916

Mme KILIAN, Léone, et Mlle ANDRE viennent pour faire un béguin en velours à Léone, et un chapeau à Mlle ANDRE. Je fais des robes et des chapeaux à une petite poupée, que je donne à Léone (un costume d’infirmière et d’autres habits). Le temps a l’air de vouloir se remettre. On dit que dans la nuit de lundi à mardi, LUMES a été bombardée par des aéros. Il pleuvait cependant toute la nuit. Il y aurait beaucoup de blessés. Papa a en effet entendu 4 gros coups tout au matin, beaucoup d’autres personnes les ont aussi entendus.

Mercredi 20 Septembre 1916

Dans la nuit de mardi à mercredi, j’ai été réveillée deux fois par un potin extraordinaire. J’ai pensé que c’étaient des bombes ou la maison qui s’écroulait. Ce matin, on nous a dit que c’était le plafond de la voûte de la grande porte qui était tombé. Quelle maison! La concierge croyait que c’étaient des bombes qui tombaient sur la maison, tellement le bruit était fort.

Le soir, affiche : avis très important :
Sont tenus de se faire inscrire à la Mairie pour le 22 courant :
toutes les femmes de 16 à 45 ans,
tous les hommes de 16 à 52 ans,
dans le but de connaître exactement leur occupation en ce moment.

Jeudi 21 Septembre 1916

Nous allons nous faire inscrire, maman, Hélène, Suzanne, et moi. Il paraît que c’est pour aller aux betteraves. Nous allons au bureau n° 2 : femmes travaillant dans le civil, nous nous faisons inscrire comme commerçantes. Hélène va au n° 6 : femmes ne travaillant pas ou incapables de travailler.
Ravitaillement lard et saindoux, cette fois, on a une livre de saindoux par personne, ce n’est pas dommage. Nous allons chez DOLLE, le magasin est ouvert pour chaussures de dames, ces trois derniers jours, c’était pour les enfants. On fait une queue épouvantable. Nous attendons 10 minutes, et nous apprenons qu’il faut des tickets que l’on distribue à l’ouverture le matin. Il faudra revenir demain. Il paraît qu’il n’y a déjà plus de 39 ni de 40. L’après-midi, nous allons aux Vignes.

Vendredi 22 Septembre 1916

Nous refaisons nos robes de velours noir. Beau temps.
A 11 h, on donne des tickets de cheval. J’y vais en courant, j’arrive encore à temps pour en avoir, car j’ai le bras long. Le temps que je revienne chez nous, la distribution est terminée.
Suzanne a 2 paires de chaussures chez DOLLE.

Samedi 23 Septembre 1916

Nous allons dans tous les magasins d’étoffe pour chercher de la flanelle-coton. Même tournée que pour le crépon. Il ne reste plus rien nulle part. C’est toujours pour faire des chemises de nuit d’après le modèle de Mme KILIAN. Il fait froid comme en hiver.
Il paraît qu’il y a beaucoup d’Anglais débarqués en FRANCE ces temps derniers.

Dimanche 24 Septembre 1916

Messe à 10 h. (n.h.f.). Nous allons à la pêche.
Papa prend près de 5 livres de hotus. En passant sur le pont de la gare, nous avons entendu des détonations. Beaucoup de personnes prétendent que les premières étaient des bombes, et qu’ils ont vu éclater, mais en tout cas, la plupart des coups, nombreux et répétés, étaient certainement des canons-revolvers. Nous avons beau nous écarquiller les yeux, nous ne voyons pas d’aéros.
Le soir, à peine avions-nous fini de manger, que le gaz et l’électricité s’éteignent, à 9 h 20 (n.h.f.). Il y a donc quelque chose de signalé. Ca ne serait pas étonnant que nous soyons réveillés en sursaut par des bombes cette nuit, le ciel est plein d’étoiles.

Lundi 25 Septembre 1916

Nuit calme. Il paraît cependant qu’il y a eu des projections qu’on voyait dans notre cour, et des personnes prétendent avoir entendu des bombes au loin. Nous faisons de la choucroute le matin, et au commencement de l’après-midi.
ALEXANDER s’en va aujourd’hui à VOUZIERS (il va peut-être avec MÜLLER qui est parti depuis quelques jours ). Ca n’est pas une grande perte, au contraire. Pourvu que son remplaçant soit un peu plus commode.
L’après-midi, nous voyons un aéro excessivement haut, c’est probablement un français.
Un régiment d’artillerie passe avec des gros canons.

Mardi 26 Septembre 1916

Papa pêche, il ne prend rien. Nous brodons nos chemises de nuit en crépon bleu. On ne trouve plus rien comme étoffes, principalement comme étoffes noires ou noires et blanches, ni drap, ni cheviotte, ni mousseline de laine, ni coton. Les Boches achètent des étoffes pour des 100 et 200 F à la fois.

Mercredi 27 Septembre 1916

On deviendra enragé d’éplucher les pommes de terre, on y passe un temps infini, elles ne sont pas plus grosses que des noix, la plupart comme des noisettes. Heureusement encore que nous les avons, car ceux qui n’en ont pas planté n’en trouvent nulle part. Malgré le tarif fixé à 0,50 F le kg d’oignons, les jardinières les vendent à leurs clients 1F le kg.
Nous cousons l’après-midi. Il paraît que 5 aéros sont passés l’un derrière l’autre l’après-midi. Ils étaient très haut. A 10 h du soir, plus de lumière.

Jeudi 28 Septembre 1916

C’est la dernière fois que nous allons manger chez tante, car on n’a plus rien en fait de viande depuis longtemps, et les légumes sont rares. Nous allons aux Vignes. Il paraît que les coups que nous avons entendus dimanche sont des coups de bombes qui sont tombées à LUNES. Comme dégâts, on ne connaît que 4500 vitres brisées, c’est des vitriers qui l’ont dit, il a fallu faire venir des carreaux d’ALLEMAGNE, il paraît que les Allemands en ont offert aux civils moyennant paiement en or français ou allemand. Il est probable qu’il n’y aurait pas que des vitres cassées, mais on ne le saura pas.

Vendredi 29 Septembre 1916

Nous allons à la messe de 8 heures, dite pour les soldats à l’occasion de Saint Michel.
Nous allons chez Mme ANDRE faire son chapeau. Le soir, salut de St Michel. Mme KILIAN reçoit plus de 30 cartes de son mari.

Samedi 30 Septembre 1916

Nous retournons chez ANDRE pour que Suzanne finisse le chapeau.

Dimanche 1er Octobre 1916

On revient à l’ancienne heure.
Affiche : on n’a plus le droit de circuler dans les rues après 8 heures.
Nous allons à la pêche, papa prend 4 hotus moyens, Mr ANDRE, un.

Lundi 2 Octobre 1916

Nous allons chez Hélène faire son chapeau. Pluie. Rentrée des classes. Je n’y vais plus.

Mardi 3 Octobre 1916

Broderie des chemises toute la journée. Pluie. J’ai le rhume.

Mercredi 4 Octobre 1916

Broderie des chemises toute la journée. Pluie. Pas reçu de carte ce mois-ci.

Jeudi 5 Octobre 1916

Ravitaillement saindoux. Pas de lard. Nous n’allons plus manger chez tante, nous y goûtons. Le soir, au salut, on voit une grosse actrice boche et un acteur, qui se promènent dans l’église en regardant tout le monde. Dehors, nous voyons 5 ou 6 acteurs et des actrices, on les reconnaît bien, ils ont bien le genre des acteurs français, les femmes diffèrent plus, elles sont boulottes.
Il y a représentation au théâtre pendant 3 jours, on jouera : « Le ciel sur la terre » , « Qu’en dira-t-on » , « Monsieur le Sénateur ».
A cause du théâtre, nous aurons du gaz un peu plus tard. Depuis quelques jours, la Commandanture a donné l’ordre à l’usine à gaz de fermer le gaz à 8 heures. On a à peine le temps de manger tranquillement, heureusement que nous avons l’électricité qui marche longtemps, sans cela, il faudrait aller coucher aussitôt souper.
Maman demande un laissez-passer pour CHARLEVILLE. Germaine COLLIGNON en avait demandé un pour passer son brevet supérieur le 11, il lui a été refusé. Elle a redemandé 3 fois, 3 fois refusé.

Vendredi 6 Octobre 1916

Couture toute la journée.

Samedi 7 Octobre 1916

Couture toute la journée. Le laissez-passer de maman est refusé, sous prétexte qu’il n’y a pas trois mois qu’elle y a été, c’était le 29 Juin. Elle refuse de signer.

Dimanche 8 Octobre 1916

Pluie. Discussion avec un Boche au magasin.

Lundi 9 Octobre 1916

Les hommes de 52 à 60 ans doivent se présenter à la caserne Macdonald jusqu’à la lettre M. Le soir, papa reçoit sa feuille pour y aller demain matin. Le soir, le gaz commence à s’éteindre à 8 heures.
On passe le brevet élémentaire. Les 4 filles et les 9 garçons qui ont échoué en juillet le repassent. Il paraît qu’il y a 15 aspirants en tout. Suzanne va voir les résultats de l’écrit le soir. Il paraît qu’il y a 3 filles et 6 garçons d’admis à passer l’oral et la pratique. On dit que l’examen a été aussi difficile que la dernière fois. Madeleine GIBERT et Geneviève DOCQUIN sont encore recalées.

Maman va voir à la Commandanture pour réclamer pour son laissez-passer, il y a plus de 3 mois qu’elle n’en a eu. Le remplaçant d’ALEXANDER lui dit qu’il n’y a rien à faire, que le Commandant ne veut pas entendre parler de laissez-passer. Il paraît qu’il est un peu plus aimable qu’ALEXANDER, il vous envoie promener moins facilement.

Mardi 10 Octobre 1916

Papa va se présenter à Macdonald à 8 heures. On leur fait passer la visite, on leur demande leur profession. Il ne revient qu’à 10 h 1/4.
Le Kronprinz passe. Depuis quelques jours, nous n’avons plus qu’un litre de lait écrémé tous les 2 jours. Il tourne presque chaque fois.
Carte à Monsieur CHARITE. Nous allons chez tante, Suzanne refait un chapeau à tante Marie.
Brevet : reçus : 5 garçons et 3 filles.

Mercredi 11 Octobre 1916

Couture toute la journée.
Affiche : le gaz sera éteint en cas d’avions, la population est priée de fermer les compteurs pour éviter les accidents. On dit que les Boches se sont emparés de l’usine à gaz.

Jeudi 12 Octobre 1916

Nous mangeons chez tante car elle a un lapin. Des Autrichiens en auto passent, c’est probablement un état-major. On vient chercher une soeur boche de chez ROUSIN, elle a le commencement du typhus, c’est la 3ème.
Depuis quelques jours, des élèves officiers sont arrivés chez Mademoiselle LEFEVRE.

Vendredi 13 Octobre 1916

Le Kronprinz passe 2 fois. Nous faisons tous les magasins pour trouver de l’étoffe noire et blanche pour nous faire des costumes pour l’été, nous ne trouvons rien, finalement nous trouvons quand même du tissu anglais gris, chez Cornilia. Il y a des troupes en ville et aux environs : de l’artillerie et des uhlans qui deviennent fantassins, faute de chevaux.

Samedi 14 Octobre 1916

Pour un seul repas, il faut que nous épluchions 300 pommes de terre. Cela prouve la grosseur des pommes de terre (et nous avons encore pris les plus grosses des petites), et que nous en mangeons beaucoup, la plupart du temps le repas se composant de ce seul et unique plat.

Dimanche 15 Octobre 1916

Pluie toute la journée.

Lundi 16 Octobre 1916

Hélène vient refaire une vareuse chez nous. Il paraît que 30 ou 40 hommes qui ont passé la visite en même temps que papa, partiront ce soir. On ne sait pas au juste où, on dit du côté de MONTHERME (??). Pluie.

Mardi 17 Octobre 1916

30 ou 40 hommes de 52 à 60 ans sont encore partis ce matin. Hélène vient finir sa vareuse. Plus de 100 Boches viennent d’arriver dans la fabrique.

Mercredi 18 Octobre 1916

Les Boches de la fabrique ont martoqué et chantourné la nuit, leur électricité est restée allumée jusqu’au matin.

Jeudi 19 Octobre 1916

Mangé chez tante – lapin – Fabrication de chapeaux pour les pauvres.

Vendredi 20 Octobre 1916

Couture.

Samedi 21 Octobre 1916

Couture. Reçu carte de Monsieur CHARITE.

Dimanche 22 Octobre 1916

Grand froid. Nous allons nous promener.

Lundi 23 Octobre 1916

Couture toute la journée. J’ai des douleurs dans la tête et dans les jambes. Canon formidable le soir place Turenne. Un Allemand, venant de CHARLEVILLE, donne des nouvelles de grand-mère.

Mardi 24 Octobre 1916

Douleurs dans la tête et dans les jambes.
Canon très fort.
Les gamins de 13, 14, 15 ans vont se présenter à Macdonald. Les Allemands leur demandent s’ils vont en classe, si oui, il faut qu’ils présentent un certificat du professeur, autrement, ils devront choisir un métier – (?)

Mercredi 25 Octobre 1916

Douleurs. Pluie; Canon très fort.

Jeudi 26 Octobre 1916

Depuis qu’ils sont là, les Boches martoquent tous les matins de très bonne heure, et nous empêchent de dormir.
Pas dîné chez tante. Les journaux de ce matin disent que les Français ont repris DOUAUMONT et THIAUMONT.
3500 prisonniers.
Fabrication de chapeaux chez tante l’après-midi.

Lundi 30 Octobre 1916

Nous sommes de garde toute la journée au magasin pour la vente des couronnes. Maman va aux Vignes chercher des feuillages. Temps affreux, pluie, vent. Maman demande un laissez-passer pour CHARLEVILLE.

Mardi 31 Octobre 1916

Toujours de garde au magasin. Maman va au cimetière arranger les tombes des soldats.
Toujours tempête et pluie.

Mercredi 1er Novembre 1916

Temps relativement beau. Messe le matin. L’après-midi, nous allons aux cimetières de BALAN, SEDAN et TORCY.
C’est à peine si nous pouvons rentrer chez nous, tellement nous sommes fatiguées. Beaucoup de monde dans les cimetières. Beaucoup de fleurs sur les soldats.

Jeudi 2 Novembre 1916

Le matin, messe des morts. Nous ne mangeons pas chez tante. Pluie continuelle. A 4 h 1/2, salut des morts, ainsi pendant 8 jours.

Vendredi 3 Novembre 1916

L’après-midi, Emilie THEATRE vient faire des chapeaux de pauvres avec nous chez tante.
Salut. Temps relativement beau et doux.

Dimanche 5 Novembre 1916

Avec la carte de boucherie qu’on nous a distribuée, nous avons eu juste une fois du cheval. Nous avons eu le droit d’avoir une autre fois du boeuf, 1/4 par personne à 4,40 F le pot-au-feu (la livre) – 5 et 6 F la livre de viande sans os. On dit qu’il n’y a plus d’espoir d’en avoir.
Messe le matin. Promenade par la gare l’après-midi. Temps sec et froid.

Mardi 7 Novembre 1916

Hier soir, clair de lune. Nous n’étions pas couchés d’un quart d’heure, que Suzanne et moi avons entendu des détonations. Au bout d’environ 1/4 d’heure, papa et maman se sont réveillés, ils n’ont entendu que la fin. La pétarade a bien duré une demi-heure, elle a commencé vers 11 h moins 1/4. Nous avons entendu très distinctement la sonnette de la gare qui sonnait comme une enragée. Beaucoup de personnes n’ont rien entendu, on ne sait pas à quel pays les bombes sont tombées.

Mercredi 8 Novembre 1916

Je fais un espèce de petit polo en laine blanche pour la petite KILIAN.

Jeudi 9 Novembre 1916

Nous allons promener avec tante Marie, nous ne mangeons pas chez eux.
Ravitaillement : 1/2 livre de lard, 1 livre de saindoux par personne. Enfin beau temps.

Vendredi 10 Novembre 1916

Ravitaillement d’épicerie. Nous allons chercher le nôtre rue Rovigo; nous y allons vers 10 h 1/2, mais il y a tellement de monde que nous revenons, nous aurions certainement fait la queue dehors jusqu’à midi, et il y a des chances pour que nous n’ayions pas été servies. Nous y retournons pour l’ouverture à 2 heures. Il y a déjà au moins 10 ou 12 personnes qui attendent. C’est très long, car cette fois, il y a 9 articles : riz, sel, sucre, café, haricots, céréaline, torréaline, savon, lait concentré (1 boîte par personne), mais tout cela en petite quantité. Nous sommes chargées tout de même. L’après-midi, je vais avec Hélène chercher son ravitaillement à la maison du peuple, car c’est trop lourd pour elle seule. Nous partons vers 3 heures et nous rentrons à 4 h 1/2. Près d’une heure 1/4 à faire la queue dehors. Heureusement qu’il ne pleut pas, mais il n’y fait pas chaud. Nous assistons à une bagarre entre un homme et une femme qui se disputent et se battent presque pour entrer les premiers. La femme serait tombée par terre s’il n’y avait pas eu des gens derrière elle qui ont amorti la chute. Qu’est-ce qu’il faut voir ?

Samedi 11 Novembre 1916

Nous avons un lapin et 1 livre de boeuf de CHARLEVILLE, venant de Mr MONARD. Voilà déjà 5 ou 6 fois qu’un commissionnaire, qui vient avec les Allemands, nous apporte soit lapin, soit boeuf. Lapin : 2,50 F la livre sur le marché à CHARLEVILLE – ici : 4 F et plus. Boeuf : 2 F la livre – ici, pas moyen d’en avoir.
Maman a acheté du saucisson frais à 7,50 F la livre.
Toujours pas de nouvelles du laissez-passer

Vers 8 h du soir, comme nous étions en train de lire, le gaz et l’électricité se sont éteints subitement, après que nous ayons entendu 2 fortes détonations. Nous sommes allés dans la cour, il y avait clair de lune, nous avons encore entendu la sonnette de la gare. On nous a dit qu’il y avait eu 4 coups.

Dimanche 12 Novembre 1916

photo prise le 12 novembre 1916

Nous allons chez ROSSILLON nous faire photographier. Nous allons également aux Vignes. Papa aide à déménager les armoires qui restent dans la maison. Des soldats vont venir, on a amené des bottes de paille, et des chaudrons pour faire la cuisine. Cette fois c’est fini, malgré tout ce qu’on a pu faire, la maison de campagne y passera aussi bien que la maison de ville. Mais il n’y a rien à faire. Tante Marie démonte les rideaux. Ca nous fait tout de même mal au coeur de voir encore cette maison prise par eux, quand ils s’en iront, elle sera encore dans un triste état !

On apporte aussi des bottes de paille à l’Usine BACOT, nous allons encore être empestés de ces gens-là tout l’hiver. On a ordonné aux otages faisant les logements (c’est justement le tour de papa), de rechercher si on pouvait loger encore plus d’officiers dans les maisons privées. Depuis quelque temps, ils perquisitionnent pour les cuivres, une autre équipe perquisitionne pour noter les meubles en trop ( application de l’ordre du 17 Janvier ), accompagnée de Mr NIVOIX qui évalue, et une autre va dans les logements d’émigrés pour noter le linge avec Mr BINN qui fait l’évaluation.
En nous promenant, nous voyons Mme CLARYSSE avec son petit Alfred. C’est le premier jour qu’il met des culottes.

Lundi 27 Novembre 1916

Maman a enfin son laissez-passer.
Mlle ANDRE et Mme KILIAN viennent faire du crochet.

Mardi 28 Novembre 1916

Maman part au train de 5 h du matin pour CHARLEVILLE, il fait tout noir, aussi nous ne pouvons pas l’accompagner à la gare. Elle part avec Mme BOURDON.
Nous gardons la maison, car papa est obligé de conduire le deuil à l’enterrement de Mme PETITDENT. Le soir, vers 6 h 1/2, nous allons avec papa à la gare pour savoir les heures des trains de CHARLEVILLE, on nous répond : après 8 heures.
Maman revient à 9 heures.

Jeudi 30 Novembre 1916

On parle d’une nouvelle affiche par laquelle on devrait déclarer ce qu’on possède comme linge de table et de lit.

Samedi 2 Décembre 1916

L’affiche dont on parlait tant, vient d’être posée. Voici ce qu’elle renferme :

Nouvelle Affiche

Il est rappelé et renouvelé l’ordre général selon lequel tous les objets de ménage et d’équipement, qui pourraient servir aux besoins de l’armée, et spécialement dans le but de loger des soldats, et qui se trouvent dans les maisons de SEDAN et de BALAN sont saisis.
Personne n’est autorisé à enlever, cacher, ou mettre de côté les objets de ménage ou d’équipement qui se trouvent dans les maisons, aussi le propriétaire ou administrateur doit avoir l’autorisation de la Commandanture pour chaque enlèvement.
Cette saisie concerne spécialement tous les meubles, lits, linge de table et ustensiles de table. Chaque propriétaire ou administrateur de ces objets est obligé d’indiquer à la Commandanture pour le 5 Décembre 1916, toute la provision en linge de lit et linge de table.
Avec le rapport, on doit indiquer de combien de personnes le ménage se compose actuellement. Les contradictions ou indications fausses seront punies d’une amende pouvant s’élever à 3000 marks, ou d’emprisonnement jusqu’à 1 an, et, dans les cas graves, de ces deux peines réunies. Les objets soustraits seront saisis.

SEDAN, le 30 Novembre 1916

HEYN, Commandant.

Les gens sont outrés. Nous pourrons dire que nous en aurons vu des pas ordinaires. Ils ont posé cette affiche avant le départ des émigrés pour empêcher ceux-ci de déménager leurs affaires chez ceux qui restent, comme cela se faisait.

Dimanche 3 Décembre 1916

A la messe, les jeunes filles ne chantent pas, c’est l’Archiprêtre qui prêche et qui quête, parce que messieurs les Abbés LALLEMENT et Mademoiselle LALLEMENT sont allés, par ordre de la Commandanture, se faire photographier chez STEVENIN. Ils ont attendu 2 h 1/4 dehors. Mr et Mme ANDRE ont été également obligés d’y aller place Turenne. C’est pour mettre sur les cartes d’identité que chacun aura en 1917 à partir de 12 ans.
Des quantités de Boches dans les rues. Ceux de la fabrique passent très fréquemment des espèces de revues dans la cour. On regarde soit leurs capotes, soit leurs chemises, soit leurs sacs. Ils sont presque tous très jeunes, et portent le casque des tranchées. Ils commencent à casser du bois et à martoquer vers 3 h du matin. C’est très agréable de ne pouvoir dormir, avec leur potin !!
Papa va chercher à la gare un paquet de Mr WINLING de CHARLEVILLE (cartes postales que maman a achetées).

Mardi 5 Décembre 1916

La famille BEGUIN va se faire photographier place Turenne. On photographie en plein air, sous la pluie. Ils ont attendu leur tour pendant 1 heure. C’est encore peu. 3 personnes sont debout derrière, 3 assises devant, cela dépend des numéros qu’on a. Il paraît qu’on dirait un massacre des Innocents, on vous met un gros numéro devant vous.

Mercredi 6 Décembre 1916

Vente aux Allemands pour Noël.

Jeudi 7 Décembre 1916

Ils ont pris BUCAREST – aussi ils font sonner les cloches à toute volée à 11 h. Cela vous fait mal. Heureux ceux qui ne sont pas avec ces gens-là, ils peuvent voir fêter nos victoires au lieu d’entendre fêter les leurs ! Ces cloches nous mettent dans une telle surexcitation, qu’il faut se retenir pour ne pas leur dire ce qu’on pense d’eux, ce qu’on ne peut plus faire que rarement, étant donné que cela pourrait nous coûter cher ! Quand en serons-nous donc débarrassés ? Maintenant, personne ne voit la fin de cette guerre, on sait seulement qu’il nous faut et nous faudra beaucoup de patience et de courage !
En ce moment, il faut vivre au jour le jour, ne pas s’occuper du lendemain. En attendant la délivrance, attendue depuis si longtemps déjà, nous allons chercher notre ravitaillement américain qui, presque exclusivement, nous nourrit maintenant.

Je reçois la feuille suivante :

N° 5865
M. PARUIT Germaine, 32 Rue St Michel

Par ordre de la Commandanture, vous êtes tenue de vous présenter vendredi prochain, le 8 Décembre 1916, à 1 h. (temps allemand)

Cour de M. STEVENIN , Rue Gambetta, 8

pour être photographié pour les cartes d’identité. Les autorités allemandes chez lesquelles vous travaillez peut-être, sont prévenues que vous devez vous absenter pour être photographié.
Chaque cas d’absence sans excuse par écrit d’avance, sera sévèrement puni par la Commandanture.
Vous êtes tenu de suivre strictement les ordres des Autorités allemandes et françaises qui s’y trouvent.

SEDAN, le 7 Décembre 1916

Se munir de la présente.

Vendredi 8 Décembre 1916

Nous allons chez le photographe. Nous attendons quelque temps dans la cour, qu’on nous appelle avec tous les « Pa », il y en a beaucoup. Quand on nous a appelés, nous montons dans l’atelier. Un Boche nous prend nos chapeaux. On se croirait au massacre des innocents. 6 personnes sont devant, assises (maman et tante Marie), 6 sont derrière, debout sur une planche environ à 1 mètre de hauteur (papa, Suzanne et moi), on risque à chaque instant de tomber. Une bâche est tendue devant vous et vous cache jusqu’à la taille. On met aussi votre numéro en gros chiffres devant vous. Je crois que je ferai une drôle de tête, d’abord parce que je suis fort enrhumée, puis je ne me suis pas rendu compte quand la pose commençait, le Boche m’a dit que quand ça a été fini, j’étais en train d’enlever mes gants, je n’avais même pas rabattu le col de ma fourrure. Enfin, c’est toujours bon pour eux.
A l’entrée de la porte, il y avait une affiche :
Toute personne qui bougera pendant la pose paiera une amende de 2 marks.

Dimanche 10 Décembre 1916

Nous sommes reçues Postulantes et Aspirantes des Enfants de Marie. L’après-midi, nous allons à la procession, aux Vêpres, en voile blanc.
Il paraît qu’on a distribué les feuilles de départ pour les émigrés hier soir. Madame KILIAN n’en a pas, elle est bien désolée. Elle fait des démarches toute la journée.

Lundi 11 Décembre 1916

Madame KILIAN a reçu sa feuille de départ, elle est bien contente.

Mardi 12 Décembre 1916

L’ALLEMAGNE, l’AUTRICHE, la TURQUIE et la BULGARIE offrent la paix. S’ils croient qu’on va accepter, ils se trompent beaucoup. Mais GUILLAUME ne le croit pas, il a fait cela pour essayer de se décharger la conscience devant son peuple, et pour essayer de semer la discorde dans les pays alliés. Il pense aussi que si l’on acceptait, sa situation serait encore bonne, tandis que quand on voudra la lui faire signer, c’est qu’ils seront complètement à bout et battus. Cela prouve donc qu’il n’y a plus de changements favorables pour lui à attendre, au contraire plus cela dure, plus ils sont dans la mélasse. C’est tout simplement un bluff qui cache le mauvais état intérieur de l’ALLEMAGNE. Peut-être aussi a-t-il fait cela pour calmer les socialistes allemands qui veulent la paix.
Quant-à nous, nous leur répondrons par de nouvelles victoires, c’est la seule réponse qu’on peut leur donner.

Jeudi 14 Décembre 1916

Nous allons chez tante faire des chapeaux l’après-midi, avec Emilie THEATRE et Mademoiselle LECLUSE. J’ai très mal à la tête, je ne peux rien faire. En rentrant chez nous vers 6 heures, je vais me coucher.

Vendredi 15 Décembre 1916

Je reste couchée toute la journée, j’ai la grippe
Il faut déclarer toutes les poules et les coqs.

Samedi 16 Décembre 1916

Je reste couchée toute la journée.
Madame KILIAN a reçu une lettre de FULF (nouvel interprète), lui disant qu’en présence de tels mensonges, elle ne partirait pas. (elle avait dit que son mari la réclamait par le Consul d’ESPAGNE, et comme la demande n’a pas encore été transmise ici, il a dit que c’était un mensonge inventé de toute pièce. Comme elle a reçu une feuille de remplaçante au cas où des personnes ne voudraient plus partir, elle va laisser cette affaire là, et comme cela, elle partira peut-être tout de même si on ne s’en aperçoit pas à la Commandanture).

Dimanche 17 Décembre 1916

Je ne sors pas de la journée. Je peins des bibelots pour Noël. Les Boches de la maison sont partis cette nuit.

Lundi 18 Décembre 1916

Je ne sors encore pas. Hélène vient pour qu’on lui montre à faire son boléro au crochet. Maman et tante Marie vont aux Vignes. Les 125 Boches sont partis, il paraît que la maison est dans un état ! elle est à refaire. C’est tout de même malheureux de s’être donné tant de mal pour la préserver, et de la voir dans cet état.
Madame KILIAN passe toute la journée à la Commandanture pour aller porter son argent. Il faut prendre 300 F d’argent français (pas d’or), 22 marks allemands, pas de titres au porteur. Cet argent, ainsi que les photographies et les lettres que l’on désire emporter, doivent être portés à la Commandanture, où ils seront ficelés sous scellés. Ils n’acceptent presque pas de photographies, particulièrement celles des hommes, pas d’adresses, rien des étrangers (par représailles, disent-ils (??) ).

Mardi 19 Décembre 1916

Nous allons passer l’après-midi chez Mme ANDRE, après-midi d’adieux. Madame KILIAN reçoit, à 1 heure moins 1/4, l’ordre de porter ses bagages aux fourrages militaires pour 1 h. Elle ne trouve pas d’homme pour lui porter sa valise. Elle ne rentre qu »à 4 h 1/2. Elle est gelée. C’est FULF lui-même qui inspectait. Toutes les malles ont été retournées de fond en comble, ils enlevaient tous les livres, tous les papiers d’emballage, même le papier blanc. Il y a des personnes qui ont été obligées d’en enlever des quantités. Ils sont mauvais comme tout; il est encore plus mauvais qu’ALEXANDER. Il retournait tout, les soldats montaient sur les malles pour les refermer, car tout était en fouillis. Ils dépliaient le linge, regardaient dans toutes les poches, dans les chaussures. Ils défendaient surtout d’avoir des livres de messe, des crayons, des photos.
On a droit à 70 kg par personne, il ne faut pas qu’un seul colis dépasse 70 kg.
Prix des places : 2ème classe : 46 F.
Des personnes ont été rayées parce qu’elles ont refusé de prendre des 2ème classe, d’autres ont été obligées, pour partir, de prendre des 2èmes au lieu de 3èmes (quels gens !).

La RUSSIE refuse la paix.

Mercredi 20 Décembre 1916

On dit que les émigrés seront fouillés personnellement.
Hélène vient travailler à son corsage.
A 6 h 1/2, plus de gaz ni d’électricité. Il y a probablement des aéros de signalés. A 7 h moins 1/4, l’électricité revient, mais pas de gaz. Les rues sont dans l’obscurité la plus complète, heureusement, beaucoup de gens ont des petites lampes électriques, sans quoi on pourrait se tuer.

Jeudi 21 Décembre 1916

C’est demain que les émigrés s’en vont. Ils ne savent toujours pas à quelle heure. Des voitures boches passent avec des grands sapins. Nous n’allons pas chez tante. Hélène vient travailler à son corsage chez nous.
Madame KILIAN et Léone viennent le soir nous dire au revoir. Ca fait de la peine de les voir partir; ils sont bien heureux. Il faut qu’ils soient à 7 heures moins 1/4 du matin aux fourrages militaires.
Pluie continue.

Vendredi 22 Décembre 1916

Départ des émigrés. Les feuilles de départ, ainsi que l’argent, photos, titres nominatifs etc…, n’ont été donnés qu’hier à partir de 10 h du soir. Deux employés de la ville les distribuaient, il y en avait près de 300, si bien qu’il a fallu que des gens veillent jusqu’à minuit passé pour se lever demain à 5 h du matin. C’est encore une méchanceté de la part des Allemands, d’avoir donné ces feuilles si tard à la Mairie. Sur la feuille de départ, on disait que les émigrés seraient nourris par les autorités allemandes pendant le voyage, mais qu’on pouvait emporter des vivres (c’est plus prudent si l’on veut manger à sa faim !).
Les émigrés auraient quitté les fourrages vers 10 h à 11 h. On dit que certaines personnes auraient été fouillées complètement.
Nous recevons une carte de Monsieur CHARITE.
Pluie à torrents.
Mesdames HABERT , DESROUSSEAUX, qui logeaient chez BACOT en dessous de nos chambres, émigrent.
Nous allons être bien entourés : Boches au dessus, Boches au dessous, Boches à droite, Boches à gauche.

Samedi 23 Décembre 1916

Pluie à torrents. Ravitaillement : 1/2 livre de lard, 1/2 livre de saindoux.

Dimanche 24 Décembre 1916

Messe à 10 h. Vêpres à 2 h. Nous allons promener.
Ravitaillement épicerie. Nous attendons 3/4 d’heure dehors, 1/2 heure à l’intérieur. On a des biscuits : 1,20 F le kg, ils sont très bons; et des gâteaux : 100 g par personne, offerts par les Américains. (Ils veulent que nous ayons un peu de douceurs pour Noël, c’est bien de leur part).

Lundi 25 Décembre 1916

Messe à 7 h 1/2 et à 10 h. Nous faisons le tour par le Boulevard Fabert, nous ne passons pas sur le pont de Torcy parce qu’il fait une tempête excessivement désagréable.
Vêpres à 4 heures.

Mardi 26 Décembre 1916

Crochet toute la journée avec Hélène.
Les émigrés doivent être arrivés à destination. On les envie. Des prisonniers civils du Nord retournent chez eux.

Mercredi 27 Décembre 1916

Ce matin, il y a l’air d’avoir remue-ménage pour les réquisitions, et pour dévaliser les émigrés. On charge des vêtements, costumes et vêtements de fourrure de chez RICHELET dans une voiture. Mlle ANDRE, sa mère, et Hélène, viennent travailler l’après-midi.
A 7 h, plus de lumière. L’électricité revient à 7 h 1/4.

Jeudi 28 Décembre 1916

Dîner chez tante. Promenade l’après-midi.

Vendredi 29 Décembre 1916

Hélène vient travailler. Pluie.

Samedi 30 Décembre 1916

Je termine mon corsage de laine blanche.

Dimanche 31 Décembre 1916

Messe à 10 h. Nous allons avec tante Félicie chez Suzaine choisir un livre de messe pour nos étrennes. Nous allons à l’enterrement d’une enfant de Marie, Mademoiselle Augusta GAUTHIER.
Vers 4 heures, nous voyons 500 prisonniers roumains qui rentrent dans l’usine de Montagnac, dans la grand-rue. Ils sont maigres, de teint bronzé, très bruns, les yeux noirs, plutôt moyens comme taille, ils ont l’air plus nerveux que les Russes, ils ressemblent plus aux Français, surtout à ceux du midi. Leur uniforme est vert-gris avec des liserés rouges, ils ont sur la tête un képi ressemblant à celui des Autrichiens, gris-vert avec une pointe devant et une derrière, une visière en drap. D’autres ont un bonnet en espèce de fourrure noire comme les cosaques russes. Quelques uns ont des couvertures, ils ont tous un sac en toile kaki, de forme allongée. Il doit faire partie de leur équipement. Ils ont des bottes comme les Allemands.
Le soir en allant nous coucher, toute la fabrique est éclairée, il y a des Allemands et 500 Roumains qui viennent d’arriver dans la maison.

Le Général JOFFRE a été nommé Maréchal de FRANCE.
(il l’a bien mérité).

1917

Lundi 1er Janvier 1917

1917 ! Voilà le 3ème Jour de l’An que nous passons en guerre, espérons que ce sera le dernier que nous passerons sous l’occupation allemande !
Pour commencer l’année, je n’ai pas dormi de la nuit, les Allemands n’ont cessé de marcher, siffler et crier : Entre 11 h et minuit (12 h et 1 h allemande), pendant toute une heure, pétarades. Le store de notre chambre nous ayant dégringolé sur la tête hier soir, je vois très bien dehors. Par moments, le ciel devient tout blanc, ils font probablement des projections, ils font peut-être partir des fusées.
Messe à 10 h. L’après-midi, visite chez les tantes. Maman va au cimetière. Salut à 4 h 1/2.
Pluie toute la journée.
Nous essayons de donner du pain aux Roumains, nous parvenons à leur donner 2 morceaux de pain. Ils ont l’air malheureux, ils couchent dans les greniers, sous le toit, ils ne doivent avoir ni lumière, ni chauffage.

Mardi 2 Janvier 1917

Les Allemands et les Roumains de la maison ont fait du bruit la nuit, on les entendait monter et descendre les escaliers de la fabrique. Vers 11 h du matin, tous les Roumains descendent, ils sortent. 3 malades restent près de la grille. Suzanne demande la permission à une sentinelle de leur donner du pain, il veut bien. Nous allons leur porter des biscuits, du ravitaillement et des cigarettes, nous profitons qu’ils ne sont pas surveillés. Ceux de chez MONTAGNAC passent dans la grand-rue. Nous leur donnons du pain, ils se précipitent tous sur nous en rompant les rangs, les Allemands crient, maman a les mains égratignées par tous ceux qui se sont ainsi lancés comme des bêtes qui n’ont pas mangé depuis quelques jours, sur une proie. Ils ont l’air affamé. Peu de temps après, ils reviennent, tous les nôtres et les autres. C’est un désordre épouvantable, ils se précipitent sur ce qu’on leur donne. Des pains entiers, des pommes, du chocolat tombent de tous les étages, et c’est une mélée horrible de Roumains se battant pour une miette de pain. Nous leur donnons tout notre pain qui nous reste, je vais chercher le frais, et nous leur donnons, à plusieurs reprises il entrent à plus de 15 dans le magasin : c’est un spectacle horrible. Les gens qui sortaient de la boulangerie voient leur pain arraché de leurs mains. Je cause dans la rue, ils viennent tous vous tendre la main. On est malades de voir cela, et cela dure longtemps. Les Allemands tapent à coups de crosses et de bâtons sur les pauvres Roumains qui hurlent de douleur. Les soldats qui passent s’en mêlent également. Les officiers prennent ces malheureux au collet, et les envoient rouler à terre en riant d’un air sarcastique. On ne se possède plus, d’indignation d’un pareil traitement. On voit des Roumains roués de coups pour avoir ramassé un bout de pain de la grosseur d’une noix, tombé dans la boue, et l’avoir mangé. C’est la faim dans toute son horreur.
Beaucoup de gens donnent tout ce qu’ils ont, nous n’avons plus une miette de pain pour nous. Nous avions fait des petits gâteaux pour midi, tous ont été donnés aux malades. Mais il y a des gens qui n’osent pas, ils ont peur des Allemands en furie. Il faut être bien peureux pour ne pas braver leur colère en essayant d’apaiser la faim de ces affamés. Le plus triste, c’est encore le défilé des malades, ils sont portés par deux de leurs camarades; on les aurait vu mourir dans la rue qu’on n’en aurait pas été surpris, ils ont des figures qui vous font mal, aussi malgré les nombreux gendarmes qui les entouraient, j’ai été leur porter nos gâteaux. Ce qui nous peinait beaucoup, c’est que nous n’avions bientôt plus rien à leur donner. Quand on n’a déjà pas pour soi, comment secourir les autres. Heureusement que c’était le jour du pain, sans cela ! Combien ont fait comme nous, se sont privés de leur pain aujourd’hui. Il est vrai que nous n’aurions pas pu le manger volontiers, il nous aurait semblé amer, en pensant à ces malheureux prisonniers. Nous n’avons pas pu manger comme d’habitude, on avait l’estomac resserré.
Si cette bagarre avait duré plus longtemps, il y aurait sûrement eu des accidents, ça commençait déjà à tourner mal, la population ne se possédait plus. Il y a beaucoup de gens qui coucheront en prison ce soir. Heureusement que les Allemands ne nous ont pas trop bousculés, sans cela nous n’aurions certainement pas pu nous contenir, on bouillonnait. Les gens étaient pâles, les yeux hagards, les traits contractés, beaucoup de femmes pleuraient. On pensait aux nôtres. Ceux qui ont leur mari, leur fils ou leur parent prisonnier se demandaient avec terreur s’ils n’étaient pas ainsi traités. Si c’est cela, de la civilisation, qu’est-ce donc que la barbarie ?
S’ils l’ignoraient, les Allemands ont pu voir aujourd’hui l’hostilité et la haine de la population française.
Ce n’étaient cependant que des Roumains, des Alliés c’est vrai, mais en somme des inconnus, et la haine était prête à déborder, mais si ç’avaient été des Français, il y aurait certainement eu une révolte, sanglante peut-être.
Qu’ont-ils donc dans le coeur, ces Boches, pour rire d’un tel spectacle, quelles brutes !
Cette matinée sera une, de nos années d’occupation, que l’on n’oubliera pas. Si les émigrés n’étaient pas partis, seulement, ils auraient pu ajouter cette barbarie aux autres. Cela fait déjà un petit volume !
Beaucoup de monde dans les rues
Vers 1 h 1/2, 350 Roumains de la maison, s’en vont à SIGNY l’Abbaye. Il y a renfort de gendarmes, ils font circuler les gens, ils ont des fouets et des cravaches.
Il ne reste plus que 150 Roumains dans la fabrique. Nous allons porter du pain et des pommes à Mme GOFFIN, concierge de la fabrique. J’entends un Roumain causer allemand, aussitôt, je me mets à causer avec lui. C’est l’interprète. Il est assez grand, à côté il y en a un plus petit qui me cause aussi en allemand.
Le grand me dit qu’il habite BUCAREST, qu’il tient un grand magasin « à Jeanne d’Arc » (en français), il n’est pas marié, il a un frère de 16 ans qui n’est probablement pas à la guerre, il n’en sait rien, et 3 soeurs qui causent très bien français ( les jeunes filles apprennent toutes le français en ROUMANIE). Il me dit que SEDAN est une belle ville, qu’il y a beaucoup de magasins. Il ne se plaint pas du froid, il fait plus froid chez eux. (Il est vrai qu’il n’y a pas encore eu de grands froids avec cette pluie continuelle). On ne pouvait pas causer librement à cause de la sentinelle qui se mêlait à la conversation. Mais il m’a dit tout de même, quand le Boche était un peu plus loin, que beaucoup de ses camarades étaient tombés malades, et étaient morts en ALLEMAGNE. Il a l’air très doux et très gentil. Le petit me dit qu’il est déjà venu en FRANCE, mais qu’il ne sait que 7 mots de français; dans ceux qui sont partis le matin, il y en avait un qui causait très bien français. Il a 3 frères au combat et n’en a pas de nouvelles. Il me demande si SEDAN est loin de PARIS. Ils aspirent tous deux à retourner dans leur pays. Quand nous nous en allons, tante Félicie et moi, ils nous baisent la main. Nous y retournons leur porter encore du pain avec Suzanne. Nous causons encore. Il dit qu’ils n’ont pas à manger, je leur dis que c’est malheureux que nous n’ayons rien à leur donner. Il répond qu’il sait bien que nous n’avons pas assez pour nous. Il est bien content de savoir l’allemand, car comme interprète il ne travaille pas, et est moins maltraité que les autres. Il ne se plaint pas trop du coucher, ils ont une paillasse par terre. Ils s’en vont demain à 6 h du matin. Il n’est pas officier, il n’y a pas d’officiers ici.
Nous lui demandons pourquoi il a un képi et les autres des bonnets en fourrure. Il dit qu’il a aussi un bonnet de fourrure, que c’est leur tenue d’hiver.
La concierge nous dit qu’ils ont mangé des épluchures de pommes de terre et des poireaux crus qu’elle remontait de la cave. Si leurs parents les avaient vus dans cet état, quelle douleur.
Papa monte à notre grenier, les Roumains y sont entrés. Ils ont ouvert une trappe qui se trouvait dans le grenier au dessus. Ainsi, à l’aide d’une échelle, ils sont descendus devant la porte de notre grenier. Comme la fermeture est à claire-voie, ils ont eu facile de casser un carreau. Comme ils sont maigres comme des clous, ils se seront glissés dans la petite ouverture ainsi pratiquée. Maman ayant commencé à ranger le grenier les jours précédents, les malles étaient restées ouvertes. Comptant probablement trouver à manger, ils ont sorti toutes les affaires des malles et n’ont naturellement pas pris le temps de les remettre. Tout était installé par terre ainsi que nos boîtes de fouffes et de jouets. Des boîtes de soieries et de dentelles étaient ouvertes mais pas dérangées. C’est pourquoi nous sommes presque sûrs que ce sont les Roumains, les Allemands auraient tout saccagé et piétiné pour le plaisir de détruire. Une malle qui était fermée n’a pas été touchée. Ils ont dû prendre une brosse à habits qui se trouvait sur une malle, et une vieille redingote à papa. Il n’y a pas beaucoup de mal, on leur aurait donné bien volontiers, seulement du désordre. Ils n’ont rien déchiré ni abîmé. Heureusement tout de même que la lessive n’était pas en train de sécher, ils auraient pu prendre des chemises à papa car ils n’ont pas de linge, nous l’avons bien vu ce matin. En regardant par la fenêtre du cabinet de toilette, nous avons vu un Roumain en train de se laver. Un autre lui versait l’eau d’une gourde sur les mains, ensuite il s’est lavé les dents avec ses doigts, il avait tout de même un espèce de savon. ll penchait la tête en dehors de la fenêtre pour que l’eau tombe dans la cour. Il n’avait pas de linge pour s’essuyer, il s’est laissé sécher à l’air (si c’était en été, cela irait, mais en hiver, cela ne sèche guère vite). Ensuite, toujours avec ses mains, il a brossé ses habits. (Quelle vie, pour des gens habitués à leurs aises !).
Le matin :
Tante Félicie arrive chez nous effarée, tenant dans ses mains des morceaux de pain. Hélène nous dit qu’elle l’a vue dans la rue Carnot distribuer son pain, un soldat l’a prise au collet, et lui a montré la crosse de son fusil, un commandant qui passait s’est arrêté et lui a crié : « Prisonnier madame ! ». La colère et le saisissement l’ont rendue muette, heureusement. Elle a continué son chemin en courant après les Roumains, elle n’a pas pu les rattraper. Dans la rue Carnot et la rue du Ménil, la bagarre a été la même que rue Gambetta, peut-être pire. Tous les commerçants donnaient, les Roumains rentraient dans les magasins, les gens insultaient les Allemands, ceux-ci assommaient à moitié les Roumains, les gens pleuraient. Les Roumains se battaient pour avoir quelque chose, les képis roulaient par terre ainsi que les hommes. Sur tout leur parcours, même spectacle. Hélène en a pleuré toute la matinée.
Finalement, je crois que chaque Roumain est rentré avec quelque chose, plus ou moins. Je suis sûre que beaucoup vont être emmenés à l’hôpital, et quelques-uns mourront peut-être malheureusement, des coups de crosse qu’ils ont reçus, il y en avait qui avaient la figure en sang.
Le soir, on apprend beaucoup d’arrestations. Mlle BRUCKERT, à côté de chez nous, brutalisée par un Allemand, l’a appelé « cochon », elle va à la Commandanture et revient. Mme GUINOT est emmenée par un gendarme en tablier et en sabots, elle a craché à la figure d’un Allemand.. Nous voyons son mari porter un manteau et une fourrure, elle est en prison.. Mr STENGEL a été inquiété pour avoir donné du pain, Mme BACKES pour avoir lancé tout un panier de pommes aux Roumains alors qu’un gendarme lui ordonnait de le rentrer. Mr GIRARD a dû donner son nom à un gendarme parce que, ce gendarme lui ayant pris son pain des mains, il lui a repris de force. Mme RAISON , boulangère, pour avoir distribué tout son pain. On lui a dit : « Madame, on vous a volé du pain » – « non Monsieur, je l’ai donné » – « En avez-vous pour les Allemands ? » – « Non, monsieur » – « En avez-vous pour les Roumains ? » – « Oui, Monsieur ». Il paraît qu’elle va être inquiétée. Et combien, que l’on ne sait pas ..!
On dit que la ville va être imposée d’une somme d’argent, par représailles. (???)

Mercredi 3 Janvier 1917

Pas dormi de la nuit. Les Roumains ont commencé à faire un bruit épouvantable avant 5 h du matin. Pendant plus d’une heure, on a entendu des commandements, des cris, des hurlements et des coups qui pleuvaient sur les malheureux. Leurs gamelles en émail (petites cuvettes) volaient, on entendait un brouhaha entrecoupé de coups cinglants et de hurlements. Tout cela se passait dans l’obscurité. Probablement qu’on leur donnait à manger. Il paraît qu’ils n’avaient pas mangé depuis 6 jours, d’autres disent depuis 4 jours, ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils étaient affamés. Hier, on leur a apporté de la nourriture, on aurait cru des copeaux. On leur a donné une tranche de pain de 1 cm 1/2 d’épaisseur, je les ai vus revenir avec, et de la soupe (eau chaude avec quelques grains d’orge ou de riz probablement).
Des gendarmes passent avec des listes et regardent les maisons. Nous avons cru qu’ils allaient venir chez nous. Plusieurs personnes croyaient que nous avions été inquiétées d’avoir laissé entrer les Roumains chez nous, de leur avoir donné. Cela ne fait rien, nous avons eu de la chance, nous l’avons échappé belle. Il y a renfort de gendarmes dans les rues quand il passe des Roumains (il y en a encore chez de MONTAGNAC). Ils sont bien gardés, il n’y a guère moyen de leur donner. Ils passent par petits groupes avec des pelles et des pioches.
Le conseil de guerre va fonctionner, les amendes vont pleuvoir, il faut s’y attendre après la matinée d’hier.

Nous avons du pain qu’on ne donnerait pas aux chiens, fait avec de la farine allemande, de la vraie saleté, c’est du seigle, mais collant, gluant, la croûte se détache de la mie. Il faut avoir faim pour le manger. Nous n’en avons néanmoins pas assez de notre part. Mais nous avons vu que nous n’avons pas le droit de nous plaindre, par le spectacle d’hier. Nous avons encore une maison, un lit, des habits, et le ravitaillement américain nous empêche de mourir tout à fait de faim. En ALLEMAGNE, c’est encore pis : 140 Marks (ou 175) une chèvre – 14 M un lapin – 14 M (17,50 F) la livre de beurre.
Nous nous demandons avec angoisse si un jour, nous ne serons pas réduits à rien comme les Roumains, ou si nous ne verrons pas les Allemands affamés venir nous prendre notre ravitaillement, sur lequel nous vivons presque exclusivement, en dehors de quelques pommes de terre.

Jeudi 4 Janvier 1917

Nous allons travailler chez tante l’après-midi. Mon oncle Charles a été appelé à la Mairie ainsi que tous les otages contrôleurs du ravitaillement dans les épiceries. Le Maire les a entretenus l’un après l’autre. Il leur a dit de ne pas laisser 10 g d’un article à l’épicier, s’ils restent, qu’ils forcent l’épicier à reporter ces 10 g au moulin. Il veut que tout ce que les gens ne prennent pas soit remis intégralement au moulin. Il craint pour le ravitaillement, il n’arrive pas en temps voulu, c’est pourquoi il faut faire quelques provisions. En ce moment, nous vivons sur les provisions, il n’y a plus de lard ni de lait concentré ou stérilisé, nous ferons donc un mois avec 1/2 livre de lard par personne (et prise sur la provision). Il n’a pas l’air rassuré sur le ravitaillement. C’est pourtant cela qui nous fait vivre, si nous ne l’avons plus, nous ne pourrons plus rester ici.
Une autre grande question nous effraie également. La récolte des pommes de terre a été très mauvaise, par suite, il n’y aura pas de plante. On en a eu 2 fois au ravitaillement et on n’en aura plus. Comment ferons-nous pour vivre jusqu’à la prochaine récolte ? Et si la guerre dure encore un an, nous n’en aurons pas. C’est l’avis de tous les jardiniers. La plante (excessivement peu) est mauvaise, la terre mauvaise par suite des pluies et du manque de fumier, quel sera le résultat ? Comment faire vivre 10 000 habitants sur le produit du territoire de SEDAN, puisque les villages ne peuvent apporter, ordre de la Commandanture.
Pas de viande, pas de lait, de beurre, ni d’oeufs, pas de farine, peu de pain, peu de graisse, peu de ravitaillement et pas de légumes, ce sera complet, et ce sera cependant notre situation dans peu de temps.

Les 10 gouvernements alliés ont refusé la paix. Nous en étions sûrs, il n’y avait aucun doute, c’était d’ailleurs notre avis. Les Allemands sont d’une rage épouvantable sur leurs journaux. Dans un article sur ce sujet, ils tapent après le chancelier, et après SCHEIDEMANN, socialiste allemand, député au Reichstag, qui aurait dit : « Il n’y a, en ALLEMAGNE, que les fous qui croient à la victoire ».

La famille BEGUIN va à la Mairie selon l’ordre qui a été affiché concernant les cartes d’identité. On croyait qu’on allait les donner, mais pas du tout, on vous fait passer à la toise et on signe. La carte retournera à la Commandanture, et il faudra revenir. (quelles chinoiseries, c’est pour vous ennuyer tout cela. Avec cela, il donnent un travail à la Mairie !). Aujourd’hui, c’est les A et les B.

Vendredi 3 Janvier 1917

Ce matin, des Roumains balayaient les greniers occupés par ceux qui sont partis, ils sortaient les paillasses dans la cour.
Aujourd’hui, pour les cartes d’identité : C.

Samedi 6 Janvier 1917

Pluie. Travail toute la journée.

Dimanche 7 Janvier 1917

Messe à 10 h. Nous allons promener.

Lundi 8 Janvier 1917

Pluie.

Mardi 9 Janvier 1917

Pluie. Tricot.
Ravitaillement épicerie : par personne : 1 kg de riz – 225 g de sucre – 250 g de café – 200 g de sel – 200 g de cacao.
Cartes d’identité : L.

Mercredi 10 Janvier 1917

Carte à Monsieur CHARITE.
Ravitaillement : 300 g de saindoux par personne.
Cartes d’identité : M. N.

Jeudi 11 Janvier 1917

Ravitaillement : viande salée : 250 g par personne, de la poitrine de boeuf, très grasse.
Cartes d’identité : O. P.
Nous y allons le matin avec maman : Elle mesure 1,70 m ; moi : 1,72 m et Suzanne 1,73 m. Nous voyons nos photos, on paraît vieilles mais elles sont assez nettes. On nous fait signer.

Vendredi 12 Janvier 1917

L’histoire des Roumains a provoqué de nombreuses amendes :
Mr le Docteur WILFROY : 50 Marks pour leur avoir serré la main. Mme BACKES : 80 M pour avoir donné des pommes. Mme GUINOT : 100 M pour avoir craché. Mr GIRARD : 50 M pour son pain. Mme RAISON : 50 M pour le pain. Mme DORIGNY: 50 M. Mlle DORIGNY : 50 M. leur femme de ménage : 50 M. accusées d’avoir donné du pain, quand, en réalité, elles n’ont rien donné. Le garçon boulanger de chez PIRARD : 25 jours de prison. Il paraît que tous ces gens se sont moqués des Allemands en allant porter leur amende. (Heureusement que nous n’avons pas été pris, nous aurions eu quelque chose tous les 4..)
Mon corsage en laine blanche est fini.
Défense de pêcher.

Samedi 13 Janvier 1917

Travail.

Dimanche 14 Janvier 1917

Monsieur DEGLAIRE, vétérinaire, est arrêté pour avoir fait de la correspondance. Une lettre a été prise sur une femme belge dans les bois. Il est en cellule.

Lundi 15 Janvier 1917

Nous allons travailler chez Mme ANDRE. Ils ont un questionnaire pour jeudi : n° 318, de Mr KILIAN pour Mme B. KILIAN. C’est vieux. Il paraît que le commandant de la Commandanture est en disgrâce, il est parti, ainsi que le juge (l’oeil de verre).

Mardi 16 Janvier 1917

Travail. Neige. On dit que Mr DEGLAIRE est mort en cellule. (faux).

Mercredi 17 Janvier 1917

Il paraît qu’il y a un nouveau discours de LLOYD GEORGE, épatant, nous tâchons de l’avoir. Neige.
Maman va au Fond de Givonne pour avoir des carottes – 50 ou 100 kg. Impossible d’en trouver nulle part. Voilà 15 jours qu’on en cherche. Il n’y a pas moyen de rien avoir sur le marché, les gens se battent autour d’une seule marchande. Voilà 2 jours que nous mangeons du riz aux deux repas. On en a plus qu’assez de ce sale riz.

Affiche : Le gouvernement hollandais offre de prendre les enfants de 6 à 14 ans des pays occupés. Ils ne pourront jamais y revenir. (Il paraît que c’est la 4ème fois, mais les Allemands n’en avaient jamais parlé).

Jeudi 18 Janvier 1917

Tante Félicie va au Fond de Givonne pour des carottes – elle n’en trouve pas. C’est pour nous qu’elle en cherche, ainsi que des navets ou choux-navets.
Monsieur DEGLAIRE est devenu fou, il a voulu se mettre un fer rouge dans la gorge, il s’est brûlé les doigts, il va probablement falloir lui en amputer.
Les Allemands prennent des vaches de BALAN, TORCY, FOND DE GIVONNE et SEDAN.

Vendredi 19 Janvier 1917

Nous mangeons des choux-navets. Ca n’est ma foi pas mauvais, c’est bien meilleur que le riz. Nous retournons au Fond de Givonne pour en avoir. Nous aurons 50 kg de navets.
3 nouvelles affiches :
1°) – défense absolue de rien donner ou de communiquer avec les prisonniers civils ou militaires.
2°) – les trottoirs doivent être balayés tous les jours par les propriétaires, c’est-à-dire les locataires (quel français !).
Ces deux ordres sont signés du nouveau commandant : VON METZGE.
3°) – de la Mairie, on offre des terres : 2 ares par tête.
Hauteur de neige : 15 à 20 cm : glissant.

Samedi 20 Janvier 1917

Papa va au Fond de Givonne, il rapporte environ 10 kg de choux-navets. Il va chez la mère NOEL à BALAN, où il en aura peut-être en échange de riz. On lui a pris ses dernières vaches.
Beaucoup de gens manquent de charbon, il n’arrive pas.
Nous avons toujours du sale pain collant.
Sucre : 4,50 F la livre.
Grand froid.

Dimanche 21 Janvier 1917

Grand froid. Sur la glace, il y a des patineurs.

Lundi 22 Janvier 1917

Grand froid. Nous allons travailler chez Mme ANDRE.

Mardi 23 Janvier 1917

Grand froid.

Mercredi 24 Janvier 1917

Grand froid.

Jeudi 25 Janvier 1917

Patineurs sur la glace. Grand froid.
Ravitaillement : lard et saindoux.

Vendredi 26 Janvier 1917

Grand froid. Nous allons patiner.
Le soir, vers 7 heures, plus de gaz ni d’électricité, pendant environ 1/4 d’heure. Un peu après, retraite aux flambeaux des Boches pour la fête à GUILLAUME. Ce n’est pas bien brillant, en dehors de la musique et du peloton commandé, il n’y a presque pas de Boches. Juste 2 Schwester. On ne lui fait pas grand honneur, à cet animal-là.
Ravitaillement : viande salée : 1 livre par personne.

Samedi 27 Janvier 1917

Fête à GUILLAUME. Sur le journal, ils l’appellent « L’Empereur de la paix », ils ont tout de même de l’audace ! L’Empereur de la paix qui déchaîne la guerre, ce n’est pas banal.
Nous allons chercher nos cartes d’identité. Sur ma photo, j’ai l’air malade.

Dimanche 28 Janvier 1917

Sur la glace, beaucoup de monde, mais surtout beaucoup de Boches et d’ouvrières. Nous ne patinons pas, il y a trop de gris ! Ils patinent bien, en général.
Grand froid.
A partir d’aujourd’hui, il faut avoir continuellement sa carte d’identité dans la rue, car on peut vous la demander, et si on ne l’a pas, amende. Il paraît que les gendarmes l’ont déjà demandée à des gens ce matin.

Lundi 29 Janvier 1917

Grand froid. Nous allons patiner pendant 2 heures.

Mardi 30 Janvier 1917

Patinage.

Mercredi 31 Janvier 1917

Nous n’allons pas patiner parce que nous sommes très fatiguées.

Jeudi 1er Février 1917

Nous allons patiner. Il paraît que les Allemands ont fait un article sur la Gazette de COLOGNE : le Maire de SEDAN, ainsi que le Conseil municipal, suivis de plus de 2000 Sedanais, ont fait une protestation à la Commandanture en disant qu’ils voulaient la paix tout de suite, et qu’ils se moquaient pas mal de l’ALSACE-LORRAINE et des Anglais. Ils en ont de l’audace, jamais pareille chose n’a existé. Pourvu que les Français n’aillent pas y ajouter foi, heureusement ils connaissent la fourberie des Allemands, mais ils ne savent encore pas comme nous jusqu’où elle peut aller. C’est rageant de voir que pendant que nous rassemblons tout notre courage pour résister jusqu’au bout contre la faim, le froid, et les mauvais traitements, pendant que nous sommes les premiers à demander la continuation de la guerre jusqu’à la victoire complète, notre sacrifice est fait, il ne faut pas, malgré les souffrances que nous aurons encore à subir de plus en plus, il ne faut pas plier. Pour redoubler encore plus notre haine et nos révoltes, ils nous font paraître vis-à-vis du monde comme des êtres vils, lâches et égoïstes. Si seulement on pouvait leur jeter publiquement leurs mensonges à la face. Mais le moment n’en est pas encore venu, en attendant, tenons ferme et ne répondons à ces basses calomnies que par le mépris et la fermeté.

L’ALLEMAGNE déclare la guerre sous-marine à outrance.

Vendredi 2 Février 1917

Froid excessif. Les dames ANDRE viennent chez nous. Nous leur faisons des chapeaux de crêpe pour le deuil de leur tante de REMILLY.
Nous n’avons pas d’eau le matin. Les tuyaux sont gelés, nous allons en chercher à la borne de la rue.

Samedi 3 Février 1917

Dans la rue, un peu avant midi, il y a -15°. Tout gèle, notre évier, le compteur à gaz. Il y a des glaçons dans la cuisine, l’eau gèle. Mmes ANDRE viennent pour leurs chapeaux. Ils viennent de recevoir une carte de Mr KILIAN, disant que les voyageuses sont arrivées le 25 au soir.

Dimanche 4 Février 1917

Il fait tellement froid, qu’à la place de la grand-messe, on dit une messe basse. Nous ne sortons pas, on gèle dehors.

Lundi 5 Février 1917

Nous allons chez ANDRE finir les chapeaux. Madame DEBOUCHE, que maman allait voir tous les jours depuis 8 jours, est morte cet après-midi.
Les Ambassadeurs d’AMERIQUE et d’ALLEMAGNE sont rentrés chacun chez eux. Rupture des relations diplomatiques entre les 2 pays. Les ETATS-UNIS saisissent des bateaux allemands.
Tout cela est très bon, et nous devons nous en réjouir. Mais malheureusement, qu’allons-nous devenir dans les pays occupés ? Si les ETATS-UNIS sont en guerre avec l’ALLEMAGNE, nous n’aurons plus de ravitaillement, et que mangerons-nous?

Mardi 6 Février 1917

Les 650 Boches qui sont dans la maison y ont mis le feu dans la soirée. Le toit est entamé sur une longueur d’environ 1 mètre ou plus. C’est en face de nos chambres. Ils ont dû tout jeter par les fenêtres.

Affiche : Le Maire demande de l’argent français ou allemand, avec intérêt de 4 %, pour payer la contribution de 50000 marks imposée à la ville à propos des incidents survenus au passage des Roumains. (ils n’auront pas un pfenning de nous !)

Tout le monde est très inquiet au sujet du ravitaillement. Il paraît qu’il y a des provisions pour jusque fin mars, c’est-à-dire encore 3 ravitaillements. La commission de CHARLEVILLE a déjà prévenu de restreindre les ravitaillements. On n’en avait pourtant déjà pas de trop ! on n’arrivait même pas à se suffire avec le pain et la graisse, quant-à l’épicerie, on en avait à peu près la moitié de ce qu’il en aurait fallu. Comment arriverons-nous jusqu’au mois de juillet pour avoir des nouveaux légumes. Nous ne mangeons presque exclusivement que des choux-navets et du riz, avec du pain noir dégoûtant et de l’eau. Quel régime ! on n’y engraisse pas !
On ne demanderait qu’à avoir 200 ou 300 kg de choux-navets, mais c’est introuvable ! Nous faisons quelquefois des gaufres, et nous les trouvons bonnes ! On n’est pas difficiles. Il n’y entre qu’un peu de lait condensé avec de l’eau, du riz moulu, un peu de farine noire comme le pain, un peu de sucre et de saindoux (le moins possible).
Avec cette nourriture plus qu’insuffisante, il fait un froid terrible, aussi y a-t-il beaucoup de morts en ce moment. Que deviennent nos soldats dans les tranchées ?

Mercredi 7 Février 1917

J’ai le rhume. Les Boches de la maison secouent leurs couvertures dans la cour, heureusement que nos fenêtres sont fermées, on pourrait respirer quelques microbes !
Enterrement de Mme DEBOUCHE le matin.
Le matin, on voit des aéroplanes allemands, maman en voit un qui lance des boules de feu.
Il fait un peu moins froid. Vers 1 h, il y a du soleil.

Jeudi 8 Février 1917

Je ne sors pas. Grand froid.
Ravitaillement : épicerie : par personne : 1 kg de riz – 1 livre de haricots – 225 g de sucre – 250 g de sel – crème de riz. Tous ces articles sont augmentés sensiblement de prix.
Dans les épiceries, il y a une affiche du Maire : vu les difficultés survenues dans le ravitaillement, il prie les gens de vouloir bien économiser le plus possible les denrées qui leur seront fournies !
On parle d’être ravitaillés par l’ESPAGNE (?)

Vendredi 9 Février 1917

Froid. Ravitaillement : lard : 1/2 livre, saindoux : 1 livre par personne. Cette fois, ça en vaut la peine.
Prix : poule : 4,50 F la livre, pas vidée (presque introuvable) – lapin : 4,50 F la livre (introuvable) – lait : 0,75 F le litre, plus ou moins pur, aussi peu trouvable.
Maman monte au grenier chercher les gros-grains de nos robes blanches et groseille, pour mettre à nos tailleurs. En arrivant, elle voit un désordre épouvantable. Elle en a été tellement ahurie, qu’elle est redescendue aussitôt sans rien chercher. J’ai été voir, c’est pitoyable. Le grenier, qui était si bien rangé, si net, il est propre maintenant ! Ce sont les Allemands de la maison qui s’y sont introduits. Ils ont brisé une porte en bois clouée au mur. Ils ont enlevé les planches du plafond, et ils ont décloué la trappe qui se trouve devant la porte du grenier. Heureusement qu’il n’y avait plus de provisions !
C’est un spectacle épouvantable. Les 3 malles étant fermées à clef, les serrures sont, ou coupées, ou tordues. On voit bien que c’est fait avec des outils spéciaux. Ils savent décidément la manière de cambrioler, ces Boches, on croirait ma foi qu’on leur a appris à la caserne. Toutes les belles robes d’été de mousseline et de toile sont dans un état pitoyable, ils ont marché dessus, les chapeaux de paille d’Italie sont en chiffons. Nos costumes de communiantes ont été traînés à l’autre bout du grenier et sont épars çà et là. Il y a bien 20 cm de hauteur d’affaires par terre, tout cela à moitié démoli. Au beau milieu se trouve un chapeau haut de forme, un fauteuil renversé, des sellettes, des paniers et des boîtes vides. Il n’y a pas la moindre petite boîte qui n’ait été vidée. Nos deux boîtes de jeux divers sont entièrement vides, les petits jeux de patience qui se trouvaient dedans n’existent plus, on en retrouve un reste par-ci, par-là. Tout ce qui est fragile est brisé. Les lotos sont éparpillés d’un bout à l’autre du grenier. Notre petit piano à cordes est renversé et brisé. Nos grosses poupées sont à moitié sorties de leurs voitures. Dans la moitié du grenier, on ne peut pas marcher, tout le plancher en est couvert. Il y avait plein de boîtes de rubans, dentelles, fouffes, fournitures de toutes sortes, tout est dispersé aux 4 coins, çà et là, on aperçoit un bavoir ou des brassières. Il y en avait plein une grande boîte, de toutes nos petites affaires. Où cela est-il ? Comment démêler ce fouillis ? Nous ne pouvons rien ranger aujourd’hui, il fait noir.
Papa va à la Commandanture avec Mr GAINIERE, qui justement va se plaindre d’un 2ème commencement d’incendie qui a éclaté cet après-midi. Ils sont reçus par le nouveau Commandant qui leur fait des grands salamalecs, et leur tend même la main (quelle hypocrisie !). Il dit qu’il viendra se rendre compte demain matin.
Papa et Suzanne vont trouver le sous-officier pour empêcher qu’ils ne continuent le pillage pendant la nuit. Ils traversent des chambres pleines de Boches, éclairées par une bougie.
Le sous-officier monte avec eux au grenier avec sa petite lampe électrique. Il dit qu’il punira les soldats, mais aussi qu’il ne peut pas leur dire grand-chose, que ça ne servira à rien. Il explique ce pillage en disant que les soldats cherchaient probablement de la literie (on ne cherche pas de la literie dans des petites boites !! Et il y avait des oreillers et des édredons de berceau qu’ils n’ont pas pris !). Enfin, il dit qu’il est impossible de refermer le grenier parce qu’il est trop tard, mais qu’il mettra une sentinelle. (il veut faire le bon apôtre, mais dans le fond, il ne pense pas un mot de ce qu’il dit, c’est peut-être lui le premier qui a fait ce pillage. Enfin, s’ils y reviennent, ce sera de sa faute).
(Quelle calamité d’habiter des grandes maisons en ce moment !).

Samedi 10 Février 1917

Nous allons au grenier, mais nous ne voulons rien ranger pour que le Commandant voie le spectacle dans toute sa beauté. D’ailleurs, nous sommes enrhumées et il y fait un froid de loup.
Nous attendons le Commandant toute la journée, mais en vain. (Paroles d’Allemands, paroles de menteurs !).

Le froid continue : -14°.
Carte à Monsieur CHARITE.
Ravitaillement : 1 livre de viande salée par personne : 1 F la livre.

Dimanche 11 Février 1917

Papa va au grenier le matin, les Boches y sont retournés, ils ont placé nos grosses poupées à l’entrée du grenier. J’y retourne avec lui environ 1 heure après, ils y sont encore revenus, nos grosses poupées sont au fond du grenier, je ne sais pas comment elles ne sont pas cassées, de la façon dont elles étaient mises.
Le fouillis est encore plus grand qu’hier. Les affaires que l’on avait mises un peu moins mal, ont changé de place. Les deux robes de crépon de maman de nos communions, la mauve et la bleue, ont disparu. Après une 1/2 heure de recherche, je retrouve le chapeau en mélusine de maman, enfoui sous un monticule de robes et de jouets brisés. Tous nos jouets sont confondus. De ma lanterne magique, je ne retrouve qu’un bout de plaque en miettes. Nous ne saurons jamais ce qu’ils ont pris au juste. A force de chercher, nous retrouvons quelques objets de layette, des dentelles de prix, nos toilettes de communiantes. Nous descendons tout cela, ainsi que nos grosses poupées.
Papa remet une porte avec des barreaux de fer qu’il attache solidement aux ouvertures du plafond, il met des pointes.
Il y retourne après-manger. Ils sont encore revenus. On entend marcher de temps en temps, et probablement qu’ils entendent du bruit, ils ne viennent pas. Papa et maman y passent toute leur après-midi. Ils descendent les 3 malles pleines d’affaires au magasin à couronnes. Les courroies qui étaient après l’une sont prises. On descend le plus gros. Ils ont pris aussi plusieurs jeux de cartes.
Il faudrait avoir un appareil photographique pour conserver ce tableau, ça en vaudrait vraiment la peine. On voit qu’ils ont pillé pour le plaisir de piller, de détruire. Les brigands ! Ce sont des tout jeunes, des vrais gosses, ils sont encore pis que les vieux ! Et ils disent qu’ils ne sont pas des barbares, que leurs rapports avec les civils des pays occupés sont amicaux. Ils est vrai que les soldats prennent modèle sur leurs officiers. Ils les voient voler, ils volent et ne peuvent pas recevoir de reproches de ceux qui ont commencé à voler.

Il paraît que le grenier de Mme BARRE est dans le même état que le nôtre.

Ce matin à la messe, on a dit que par ordre de la Commandanture, les églises ne seraient plus chauffées, ainsi que les écoles, qui à partir de demain seront fermées.
Qu’est-ce que cela signifie ? Il paraît qu’il y avait encore du charbon pour chauffer l’église, ils veulent peut-être le saisir, comme ils ont saisi le coke à l’usine à gaz. Le charbon n’arrive pas. La moitié d’une commande du mois de juin, et celle du mois de septembre, n’ont pas encore été livrées. On parle même de rendre l’argent. Nous n’aurons jamais assez de charbon, d’autant plus qu’avec des froids pareils, on est obligé d’allumer 3 feux. Les BEGUIN en ont encore moins, du jour au lendemain, ils peuvent en manquer, ils brûlent du bois.

Le ravitaillement se fait maintenant sous la direction des Allemands. La prochaine fois, nous devions avoir du lait, des biscuits et du vinaigre. Nous n’en aurons pas, et nous n’aurons plus que : 150 g de sucre, 150 g de café, 400 g de riz, et la même quantité de sel, par personne. Comment vont faire ceux qui n’ont pas un peu d’avance, comment ferons-nous si cela dure plusieurs mois, il nous sera impossible d’y résister.
Quelle situation ! Avec cela, voir des spectacles chez soi comme notre grenier, ne pas oser faire beaucoup de feu et avoir froid, pas de gaz, le compteur est gelé ainsi que l’évier. Les tantes et les BEGUIN n’ont pas d’eau, leurs cabinets sont gelés.

Dans la petite cour, les Boches font des cabinets, et cela sent mauvais.

Le soir en nous couchant, je vois des flammèches toutes rouges sortir du toit et retomber juste à l’endroit où le toit est brûlé. Qu’est-ce que c’est ? Les Boches ont l’air de s’en apercevoir.
Quelle maison, on y est volé, empesté, on ne peut dormir avec leur potin, et on n’est pas sûr de ne pas brûler ! C’est agréable !

Lundi 12 Février 1917

Les bonnes de chez BECHET ont vu des Allemands se promener avec des lanternes dans nos greniers.

Le Commandant n’est toujours pas venu. Mr GAINIERE est allé à la Commandanture, on lui a répondu que c’était inutile d’insister, que le Commandant le mettrait à la porte.
Les Boches de la maison sont partis ce matin à 7 heures. Bon débarras.
Papa va porter à la Commandanture la liste des dégâts.
Dégâts occasionnés par les troupes du 144° d’Infanterie casernés dans l’usine appartenant à Mr BACOT, constatés le 9 Février 1917 :
Effraction d’une porte et ouverture du plafond, 3 grandes malles détériorées, serrures et courroies enlevées, une grande quantité d’objets abîmés et cassés.
Ont été pris :
– 2 costumes de dame : crêpe de chine et dentelles, éolienne et taffetas,
– 2 robes fillettes mousseline brodée,
– 2 couvertures de voyage.

Mardi 13 Février 1917

Madame BACOT est morte ce matin à 7 heures. Que va devenir son appartement ? Monsieur MASSARY est revenu ce soir à minuit. Il a couché à Macdonald et rentrera chez lui demain à 10 h du matin. Il y a exactement 8 mois qu’il est prisonnier. Il était en cellule et faisait des boutons.

Mercredi 14 Février 1917

Monsieur MASSARY était dans la même prison que des comtes, le consul de HOLLANDE etc.. Ils se voyaient 2 heures par jour, dans une cour. Le jeudi et le dimanche, ils allaient à la messe, en dehors de cela, il était toujours seul. Quelle vie !
Il commence à dégeler.
Nous allons voir Mlle ANDRE qui ne peut marcher. Nous voulons aller patiner, mais ça ne va plus, la glace dégèle.

Jeudi 15 Février 1917

Nous allons à l’enterrement de Madame BACOT.

Vendredi 16 Février 1917

Nous recevons une carte de Monsieur CHARITE, nous annonçant la mort de Charles RENAUDOT de BUSSEY. nous n’avons pas reçu la carte de fin décembre qu’il nous annonce. Celle-ci date du 25 Janvier.
Nous allons au grenier avec tante Marie pour ranger un peu. Maman ne vient pas, elle a des douleurs dans la tête.
Nous découvrons des belles choses ! Je m’en doutais d’après l’odeur que l’on respirait. Il y en avait plein le linge, dans un corsage en crépon blanc, dans un chapeau haut de forme de papa. Les sales gens ! Voilà la civilisation allemande !
Ils ont pris les rayons de notre bibliothèque et la moitié d’un bois de lit. Je n’ai retrouvé que le couvercle de la boîte de ma lanterne magique.

Samedi 17 Février 1917

Maman a passé une très mauvaise nuit avec ses douleurs dans la tête. Le Docteur PERIGNON est venu cet après-midi et lui a ordonné une potion.
Broderie toute la journée.

Dimanche 18 Février 1917

Temps humide. Nouvelle affiche : Les ordres de la Commandanture concernant la défense de laisser passer la lumière au dehors n’ont pas été strictement exécutés. Lors de l’éclairage des maisons ou magasins, on doit fermer tout avec des rideaux, volets, draps, etc.., de manière à ce que la lumière ne passe pas au dehors. Il va donc falloir fermer le magasin quand il commencera à faire noir. Il n’y a plus de gaz à partir d’hier soir à 9 h. On ne sait pas si on en aura de sitôt. La houille n’arrive pas. Tout le monde est en quête de fils et de lampes électriques.

Lundi 19 Février 1917

Nous gardons le magasin, maman a toujours des douleurs. La famille BEGUIN aura l’électricité chez elle ce soir.
Pluie.

Mardi 20 Février 1917

Mardi-Gras. Pluie. Couture.
Madame SUZAINE est à CHARLEVILLE avec plusieurs autres personnes.

Mercredi 21 Février 1917

Nous allons chez Mme ANDRE avec Alice BOURDON.
J’ai mal à l’estomac.
Mme SUZAINE nous dit que grand-mère va bien.

Jeudi 22 Février 1917

J’ai encore mal au coeur et à l’estomac, je ne sors pas.
Le concierge de la fabrique, Mr GOFFIN est mort.
Gaz revenu.

Vendredi 23 Février 1917

Je reste au magasin.

Samedi 24 Février 1917

J’ai 17 ans.
Grand-messe à 9 h 1/2 de Saint Mathias.

Dimanche 25 Février 1917

Nous mettons nos costumes tailleur gris et noir. Nous allons promener, nous cherchons de la graine de carotte et de chou-navet. Nous ne trouvons pas de graine de carotte. Nous avions commandé, bien avant les gelées, des choux-navets et des carottes à un homme de TORCY . Il vient de les déterrer, nous comptions en avoir 50 kg de chaque ou 25 kg au moins. Nous en aurons 5 kg à 50 F les 100 kg, choux-navets ou carottes. Il y a eu beaucoup de pommes de terre gelées. Les 3/4 de celles que la ville conservait pour la plante sont gelées, 100 kg de pommes de terre gelées coûtent 100 F (parce qu’elles sont gelées).
Un homme malade a offert 150 F des 100 kg de pommes de terre, payables en or, on lui a refusé, c’est 200 F.
Beaucoup de gens mangent des betteraves gelées. Comment ferons-nous pour arriver au mois de juillet ?

Lundi 26 Février 1917

Broderie toute la journée.

Mardi 27 Février 1917

Nous recevons des cartes postales de chez WINLING, venues avec l’envoi de Mme SUZAINE.
Nous faisons la devanture. Le Boche de STUTTGART vient. Il ne se ravitaille plus aux cantines.

Mercredi 28 Février 1917

Nous faisons l’autre devanture.
Il circule un bruit en ville : on dit que les Allemands ont perquisitionné chez MASSIN, FOUCHE, GRANDPIERRE, etc.. et qu’on y a trouvé des sacs de farine blanche, des boîtes de lait, du jambon, des biscuits, qui auraient dû être distribués au ravitaillement, et qu’on n’a pas eus. Est-ce vrai ? Si c’est vrai, c’est honteux de leur part, honteux et lâche.

Jeudi 1er Mars 1917

Nous allons promener. A partir d’aujourd’hui, on a le droit d’être dans les rues jusqu’à 8 h (si on n’est pas sages, ce droit nous sera enlevé; c’est comme les enfants à l’école). Ils sont très sévères avec leurs lumières. Les gendarmes font des rondes le soir, ils entrent dans les cours, et malheur à ceux qui laissent passer la lumière. Quand elle passe sous les rainures des volets, c’est de trop. Quand on allume les magasins, il faut fermer tout. Quand nous allumons l’électricité des cabinets, cela fait un grand carré lumineux dans la cour, mais tant pis, d’ailleurs on ne l’allume jamais longtemps. Les dentistes continuent leurs éclairages a giorno.

Vendredi 2 Mars 1917

Il y a quelques civils boches avec des brassards noirs, blanc, rouge.

Samedi 3 Mars 1917

Un tas de civils boches arrivent. Il y en a de toutes les manières : des boiteux, des manchots, des bossus, des très vieux, ou des gamins. Ils viennent probablement pour remplacer des soldats qui partiront au feu. Ils ne feront sans doute pas tous le même service car les estropiés ne peuvent travailler que dans des bureaux, il y a des paysans et des hommes plus distingués, qui ont l’air d’employés quelconques. On en est infectés, on ne voit plus qu’eux dans les rues, ainsi que les femmes télégraphistes, téléphonistes, en dehors des soldats, officiers et schwestern. On se croirait dans une ville allemande. C’est dégoûtant de voir cela, comme si on n’en avait pas plus qu’assez de l’armée, il faut maintenant que les civils viennent s’installer chez nous. Ils amèneront bientôt leurs gosses si cela continue ! Il est vrai que l’on en voit déjà de temps en temps, qui viennent avec leurs parents sans doute.

Broderie toute la journée.

Dimanche 4 Mars 1917

Beau temps. Nous allons promener.

Lundi 5 Mars 1917

Broderie. Enterrement de Mme VERGNE, soeur de Mr DEBOUCHE. Les classes peuvent recommencer, à condition de ne pas faire de feu du tout.
Neige.

Mardi 6 Mars 1917

Broderie. Neige. Les enfants au dessus de 2 ans n’ont plus de ravitaillement de lait.
Il y a beaucoup d’officiers à la Croix d’Or. La musique joue sur la place, pendant qu’ils mangent.

Mercredi 7 Mars 1917

Arrivage d’autres civils boches.
Nous épluchons à nous trois : 300 pommes de terre pour un seul repas. Nous mettons plus d’une heure. Ce sont encore les plus grosses des petites.
Neige.

Jeudi 8 Mars 1917

Neige : plus de 25 cm d’épaisseur. Nous ne sortons pas. Travail chez tante.
Ravitaillement épicerie : 750 g de riz – 400 g de haricots – 150 g café – 150 g sucre – 200 g sel – par personne.
Affiches : Si on voit de la lumière le soir : 20 marks d’amende.
Il faut déclarer ses coffres-forts.

Vendredi 9 Mars 1917

Neige. Travail toute la journée.
Ravitaillement saindoux : 1/2 livre de saindoux.

Samedi 10 Mars 1917

Ravitaillement : 1/2 livre de viande salée.
Carte à Mr CHARITE et photo.
Depuis un certain temps, on a du pain atroce, il est collant et tout noir, et on n’en a pas assez. On n’a que 300 g environ par personne : 0,20 F pour 2 jours, par personne. Beaucoup de gens n’ont plus de charbon. Il n’en arrive toujours pas, le coke est toujours saisi. Les personnes malades peuvent en avoir un peu sur un certificat du docteur. Et avec cela, le froid reprend de plus belle. Tous les jours, on passe près d’une heure à éplucher des pommes de terre grosses comme des noisettes. Il faut vraiment en manquer
Jambon : 13 F la livre – Café : 9 F la livre.
Les gens ne donnent plus leurs marchandises : pommes de terre, etc.. que contre échange de sucre, de vin, d’oeufs, de riz ou de charbon, ou de graisse. Très difficile d’avoir de la farine en ce moment, on n’en a jamais eu au ravitaillement que 2 ou 3 fois, pour 0,10 F chacun.
Les Boches font déménager la maison JACQUEMIN à l’entrée de TORCY – il y a 5 locataires. La concierge de la maison GROSSELIN à BALAN a reçu l’ordre le matin d’être déménagée pour midi, elle a réclamé à la Commandanture, et on lui a laissé jusqu’au lendemain à midi. Où trouver des logements ? Ils sont tous occupés par eux, excepté les taudis.
Ordre de la Commandanture de balayer les trottoirs (ils ne balayent pas les leurs !)
Nouvelles : le Comte ZEPPELIN est mort. Il paraît qu’il y a un beau discours de VIVIANI. Les Anglais sont près de BAGDAD (les journaux boches font prévoir la défaite de la TURQUIE et la perte de BAGDAD. Ils disent que cela serait regrettable, mais n’aurait aucune importance pour la paix, le théâtre principal étant la FRANCE. On dit que les Français sont à MULHOUSE (??). On ne croît plus rien).

Dimanche 11 Mars 1917

Temps relativement beau. Nous allons promener. Beaucoup d’autos pleines d’officiers supérieurs passent vers midi 1/2 et repassent vers 3 h 1/2. Ce sont sans doute les officiers de la Croix d’Or. On dit que c’est HINDENBURG.
Nous ne pouvons pas avoir le journal de COLOGNE d’hier, celui d’aujourd’hui ne dit rien d’intéressant.
Epluchage de 310 pommes de terre.
Affiche chez les boulangers : Les boulangers doivent livrer le pain rassis, 24 heures après sa cuisson.
Les pains, de n’importe quelle façon doivent être pesés devant le client.
Canon fort.

Lundi 12 Mars 1917

A 11 h, le Kronprinz passe.
On dit que les Russes et les Anglais ont opéré leur jonction à BAGDAD.
Le Kronprinz repasse à 1 h. Défilé de 18 autos toute la journée.
Broderie. Pas d’eau nulle part le matin.

Mardi 13 Mars 1917

On confirme la prise de BAGDAD.
Broderie. A midi, nous avons mangé des pommes de terre grosses comme des noisettes, avec la pelure, cuites au diable. Il n’y a pas moyen de les manger autrement.
Prix du beurre : 9 F à 10 F la livre.

Mercredi 14 Mars 1917

Pluie. A 10 h 1/2, défilé des 18 autos. C’est sans doute un état-major.
Epluchage des pommes de terre. On dit que les choux-navets se vendent 125 F les 100 kg, et impossible d’en avoir.

Jeudi 15 Mars 1917

Beau temps. Nous allons promener.
Toute la matinée, on entend des détonations assez fortes, ce sont sans doute des exercices. Les 15 autos passent de bonne heure le matin, et repassent à 3 h de l’après-midi. C’est sans doute un état-major. On dit qu’ils vont à AMBLIMONT (près MOUZON), faire des fortifications (?). Nous voyons le barbu à la jambe de bois pour la première fois depuis le commencement de la guerre, on croyait qu’il était émigré ou mort.

Vendredi 16 Mars 1917

Très beau temps, quoique encore froid.
Un aéro passe vers 9 heures. C’est un Boche.

Samedi 17 Mars 1917

Beau temps mais froid. Le Kronprinz passe à midi. Les 18 autos repassent à midi 1/2. A 1 h 1/2, un convoi d’artillerie passe dans la grand-rue. C’est le 5° d’artillerie. Il y a deux canons énormes. Ils ont au moins 5 m de long, un diamètre de 45 à 60 cm. La plaque qui garantit les soldats est haute de deux fois un homme.
Il y a aussi des plaques avec des trous pour être boulonnées ensemble, ce doit être pour faire des cuirasses de forts.
Des Boches arrivent dans la maison.

Dimanche 18 Mars 1917

Il paraît que les nouvelles sont très bonnes de RUSSIE. Le tzar a abdiqué. Dépêche le soir, excellente : ils disent qu’ils ont abandonné volontairement et suivant leur plan PERONNE, BAPAUME, ROY, et NOYON. On sait ce que cela veut dire.
Beau temps. On dit qu’on évacue les environs de MONTMEDY. Le Kronprinz passe.

Lundi 19 Mars 1917

On vient faire une location de vaisselle pour l’Empereur qui va arriver. Quel malheur d’être obligé de leur obéir toujours.
Il se trame quelque chose de pas ordinaire : Tous les jours, le Grand état-major passe dans 18 autos, ils vont fortifier du côté d’AMBLIMONT, MARGUT, St WALFROY.
Gare la bombe ! Des géomètres font une carte très détaillée de la région.
Qu’est-ce que cela prépare, sinon un recul. Je crois que dans quelques mois, nous pouvons nous attendre à un chambardement pas ordinaire, ou plutôt à émigrer de ville en ville. C’est cela qui serait terrible ! Enfin, il ne faut pas penser à tout cela, la vie ne serait plus tenable, mais je crois qu’il fait bon être prêt à tout.
Nous recevons une carte de Mr CHARITE du 25 Février. Nous n’en avons pas reçu de fin décembre, il nous en manque une ou deux. Sur celle-ci, il y a presque 3 lignes d’effacées et raturées, impossible de comprendre, c’est rageant ! Il va changer de camp. Il n’a pas reçu nos cartes de janvier ni de février.. Nous en recevons également 2 de Maurice SIGNERES , prisonnier à GRINDELWALD, en SUISSE avec H. KILIAN. Il nous écrit ce que tante a écrit : que nous partions le plus tôt possible.
Je ne demanderais pas mieux de partir tout le monde, mais puisque papa ne peut pas partir et que maman ne veut pas partir, je ne crois pas que je me déciderai à m’en aller avec Suzanne. Ce n’est pas le voyage qui m’effraie, mais c’est l’incertitude et la crainte de savoir ceux qui restent en danger – danger de la famine et danger de la guerre. Je crois que je préfère rester comme cela, je saurai toujours ce qu’il en est.

Mardi 20 Mars 1917

Les Allemands brûlent tous les pays qu’ils quittent, et évacuent les gens qui peuvent leur servir. Ils l’avouent eux-mêmes. Ils reculent ferme en ce moment !

Mercredi 21 Mars 1917

Les Allemands reculent toujours. Si seulement ils reculaient par ici. Le plus tôt sera le mieux pour nous. Et cependant il vaudrait mieux que ce soit l’été, car le temps est très mauvais, toujours neige ou pluie (Pour coucher à la belle étoile, ce n’est pas bien facile !). Tout le monde est content de ce recul, ce n’est pas cela qui fera marcher leur emprunt, d’autant plus qu’il ne marchait déjà pas si bien !
Ils ont mis des affiches pour l’emprunt représentant l’ANGLETERRE, verte comme un plat d’épinards, entourée de sous-marins, noirs comme des souris, avec cette inscription : « Signez le 6ème emprunt pour nos sous-marins contre l’ANGLETERRE (quel goût rare !).

Jeudi 22 Mars 1917

Temps assez beau. Promenade.
Ravitaillement : lard : 250 g – saindoux : 250 g.

Vendredi 23 Mars 1917

Nous faisons des sacs en toile verte pour mettre sur son dos en cas d’évacuation. Il faut espérer que l’on n’aura pas besoin de s’en aller avec. Néanmoins, c’est une bonne précaution. Il ne faut pas être pris au dépourvu. Il faut songer dès à présent à les remplir. On fait évacuer VITRY-LES-REIMS et d’autres pays de ce côté, on ne donne aux gens que 1 h ou 2 h pour se préparer. D’un autre côté, si on se bat ici, on sera peut-être content aussi de les avoir. Nous en aurons chacun un. Beaucoup de personnes en font.
Ravitaillement : épicerie : 500 g – biscuits : 400 g – crème de riz : 750 g – riz : 150 g – café : 150 g – sucre : 200 g – sel : 200 g – savon – céréaline : 400 g.

Samedi 24 Mars 1917

Je termine mon sac le soir à la lueur de la bougie, l’électricité manque pendant 20 mn à cause des aéros. État-Major passe toujours en auto.

Dimanche 25 Mars 1917

Vers 7 h, arrivée de 2 compagnies de Boches dans la maison. Vers 9 h 1/2, papa les entend dans notre grenier. Nous montons tous, maman la première. Elle arrive et trouve environ 25 à 30 soldats baissés en train de faire chacun un petit ballot (rideaux, bois, tapis, etc..). Maman leur crie : « Allez, sortez ! », en leur montrant la porte. Quelques uns lâchent leur ballot, mais d’autres veulent les emporter. Maman alors leur arrache des mains et les oblige à s’en aller. Ils passent tous à la file devant nous, ils ont l’air bête ou penaud. Il y en a qui n’ont pas des têtes d’ouvriers, ce sont les plus gênés. Ils avaient fait sauter la serrure et s’étaient frayé un passage à travers d’autres greniers vides, fermés également. Les portes étaient maintenant grandes ouvertes par des grosses barres. Le coup était bien combiné ! Nous avons fait le guet, Suzanne et moi, pendant un bout de temps pendant que papa descendait ce qu’il y avait de mieux, et que Mr GAIGNIERE allait à la Commandanture. Ils revenaient toujours, et s’en allaient en nous voyant. Ils arrivaient avec des haches. Ils cherchaient surtout du bois pour faire du feu. Le sous-officier de la Commandanture est arrivé, et leur a fait rendre un fauteuil, un tapis, une grande caisse etc…qu’ils avaient emportés avant.
Beau temps.

Lundi 26 Mars 1917

Le lieutenant de la Commandanture vient et dit que tous les meubles étant dans les greniers seront réquisitionnés par la Commandanture. Madame BARRE en a beaucoup, des tout neufs. Mr NIVOIX vient en faire l’expertise (Quand il s’agit de prendre quelque chose, ils n’attendent pas longtemps !). Mme BARRE doit également enlever tout ce qu’il y a dans son grenier pour y loger des nouveaux soldats.

Mardi 27 Mars 1917

Nous allons nous faire inscrire comme demoiselles de magasin, et maman comme commerçante. Il faut que toutes les femmes de 15 à 45 ans se fassent inscrire. Elles travailleront dans les champs ou autrement, pour les Allemands (Ah ! non alors, merci !). Elles recevront un salaire jusque 3 F par jour selon leurs capacités. Sont exclues celles qui travaillent déjà pour les Allemands, et celles qui sont malades. Leurs enfants seront gardés par des femmes de plus de 45 ans, ou de moins de 15 ans. (Je ne crois pas qu’ils nous prendront, nous serions plutôt un embarras pour eux, qu’une aide !).
Enlèvement des meubles de Mme BARRE.

Mercredi 28 Mars 1917

Neige. Maman reçoit une feuille :
Assignation
Vous êtes invité à comparaître devant le Conseiller de guerre, lundi 2 Avril 1917 à 10 h le matin (temps allemand).
Le Conseiller de guerre,
STREICHER

C’est sans doute au sujet des vols des Boches de la maison (nous n’avons pas commis de crime !). Nous n’avons pas peur.

Jeudi 29 Mars 1917

Pluie. Prise de COUCY-le-CHATEAU par les Français. Nous prenons tous les jours le journal allemand. Les Boches de la maison passent continuellement des revues dans la cour. Hier, ils ont fait des exercices avec leurs masques contre les gaz. Ils ont des vraies têtes de porcs avec cela. Quelle plaie de les avoir dans la maison, ils font un potin ! ce sont des jeunes qui viennent des tranchées, ce sont des sauvages, nous a dit le sous-officier de la Commandanture.

Vendredi 30 Mars 1917

Pluie. Nouveaux villages de pris dans la SOMME. Tous les jours, il y a de nouvelles taches au plafond de la chambre de maman. Un de ces jours, le plafond tombera. Toute la matinée, de bonne heure, ils ont fait des exercices avec leurs fifres et leurs tambours, on en serait devenus enragés.
Orage, tempête, grelons énormes l’après-midi.

Samedi 31 Mars 1917

Pluie. tempête, grèle. Il fait pourtant très froid.

FIN DU DEUXIEME CAHIER

TROISIEME CAHIER

Dimanche 1er Avril 1917

Rameaux. Messe à 10 h 1/4. Pluie. Nous allons au cimetière de SEDAN, nous sommes trempées. Vêpres à 4 h avec prédication du curé de FOND DE GIVONNE comme pendant tout le Carême.
Les jeunes gens partis à VOUZIERS depuis 21 mois sont revenus. Ils étaient vraiment malheureux. Pas à manger, la moitié de ce qu’il faudrait, travailler comme des bêtes ou sans cela des coups de fouet. Ils ont tous l’air abruti, ils vont travailler probablement ici, ils sont remplacés à VOUZIERS par des émigrés. Il paraît que les Allemands font des tranchées au Chêne et aux environs de VOUZIERS.
On s’aperçoit qu’on n’avait pas le droit de se plaindre en comparaison avec ces jeunes gens sans maison, sans lit, presque sans habits et nourriture, et obligés de travailler, et maltraités par dessus le marché.
Les 18 autos avec l’Etat-major sont revenues, elles passent tous les jours.

Lundi 2 Avril 1917

Maman va au conseil de guerre à 9 h du matin, c’est au tribunal. Elle revient à 10 h 1/2. Elle a été interrogée par le juge, un secrétaire écrivait tout ce qu’ils disaient, et on a fait signer ce rapport à maman, qui naturellement ne sait pas trop ce qu’elle a signé, attendu que c’est en allemand, mais on lui a lu en français.
On lui a fait enlever son gant, et le juge lui a dit de répéter après lui : »Je jure devant DIEU de dire la vérité, et que tout ce que j’ai dit est exact ». On lui avait demandé si elle était catholique. C’était au sujet des vols des soldats du 144° d’Infanterie dans nos greniers. GROSSMANN, le sous-officier interprète de la Commandanture, a dit qu’il viendrait constater. Maman lui a demandé de faire en sorte que cela ne continue plus, ils avaient encore recommencé cette nuit. Nous l’attendons, il ne vient pas aujourd’hui.
Pluie. C’est aujourd’hui la réunion du Congrès en Amérique. Que va-t-il en résulter ? La guerre avec l’ALLEMAGNE ? Espérons-le !
Mademoiselle URTH est à CHARLEVILLE aujourd’hui. Maman fait une demande pour y aller.

L’AMERIQUE déclare l’état de guerre avec l’ALLEMAGNE, au Congrès.

Mardi 3 Avril 1917

Pluie. Broderie. Mlle URTH vient nous dire que grand-mère vient d’avoir la grippe, mais qu’elle est guérie, elle bêche son jardin. La vie commence à devenir difficile à CHARLEVILLE, mais ils sont toujours mieux que nous. Les Boches de la maison passent toujours des revues dans notre cour, quelquefois trois fois par jour.

Mercredi 4 Avril 1917

Pluie. Toute la matinée, les Boches de la fabrique font du clairon et du tambour. On se lève avec un mal de tête ! ce n’est pas étonnant.

Jeudi 3 Avril 1917

Jeudi Saint. Messe à 8 h. Beau temps l’après-midi. GROSSMANN vient visiter les greniers dévastés, il ne dit pas grand-chose.
Les Français et les Anglais avancent toujours dans la Somme. Ils sont à 3 km de SAINT-QUENTIN.
Un aéro passe.
Inspection des fusils dans la cour.

Vendredi 6 Avril 1917

Beau temps. Passage de 3 officiers turcs en auto, avec les officiers d’Etat-major.
Orage, tempête violente, énormes grêlons.

Samedi 7 Avril 1917

Pluie. Maman a 42 ans. Les Boches ont encore bombardé REIMS : 2000 obus
3 ravitaillements : lard et saindoux, épicerie, viande. Nous allons chez ANDRE l’après-midi. Suzanne est à la caisse, moi je sers. Madame ANDRE va plutôt plus mal.

Dimanche 8 Avril 1917

PAQUES. Temps relativement beau. Nous allons promener. Il est commandé aux hommes de plus de 15 ans, sans travail et capables de travailler, de se faire inscrire à la Mairie. Autrement, les Allemands en prendront 700 de force.
Ils n’ont pas sonné les cloches.

Lundi 9 Avril 1917

Nous faisons les sacs de tante Félicie, de tante Marie, d’Hélène et de papa. Pluie.
Pas de journal allemand. Le Prince FREDERIC-CHARLES, fils de la soeur de l’Impératrice d’ALLEMAGNE, est mort la nuit du 7 au 8, prisonnier des Anglais.

Relations diplomatiques rompues entre l’AMERIQUE et l’AUTRICHE.

Mardi 10 Avril 1917

Suzanne reçoit la même feuille que maman l’autre fois, pour passer devant le Conseiller de guerre.
Ravitaillement : 400 g de moules et 1/2 litre de vinaigre par personne. On a quelques moules et des haricots plongeant dans une espèce de sauce blanche. Nous avons voulu les goûter à midi, mais on ne peut pas manger cela comme ça, on a refait une petite sauce blanche qu’on a mélangée avec l’autre, mais c’était encore beaucoup trop vinaigré, on en avait les lèvres toutes blanches. Pour moi, ce n’est pas de la sauce qu’on doit manger comme cela, c’est simplement pour conserver, comme la saumure dans la viande salée.
Le ravitaillement a été précipité samedi, on y a passé presque toute la journée, on a fait la queue partout sous la pluie.
Toute l’épicerie devait être aujourd’hui, et le reste cette semaine également, mais des femmes ont été faire le boucan à la Mairie, et c’est pour calmer la population excitée par un retard pareil du ravitaillement (ça devait être jeudi), qu’on a mis tout le samedi. A l’épicerie, le matin, il y a des gens qui attendent leur riz de ravitaillement pour faire manger à midi. De même pour la graisse. Nous ne pouvons pas y arriver non plus. C’est malheureux. Notre sucre du ravitaillement, en s’en servant pour la pâtisserie (2 ou 3 jours par semaine), nous dure 8 jours.
Nous n’avons plus qu’un tout petit pot de farine, impossible d’en avoir en ce moment. On n’use pourtant jamais la farine seule : tartes : riz, céréaline, farine – beignets : riz, céréaline, farine – galettes plates : de même – gaufres : de même – bouillie pour tarte : céréaline – etc .. et on met plus de céréaline et de riz moulu que de farine. Quelle cuisine ! et on trouve cela bon tout de même. Même le riz, on en reprend ! il y en avait toujours de trop, il n’y en a pas assez, et pourtant on ne l’aime guère !

On termine les sacs. Dépêche le soir : Les Anglais, après un violent combat, ont pénétré dans nos lignes, la percée n’a pas eu lieu (?????).

2 généraux autrichiens passent à pied.

Relations diplomatiques rompues entre l’AMERIQUE et la BULGARIE.

Mercredi 11 Avril 1917

Un général autrichien vient au magasin.
Canon excessivement fort la nuit

CUBA déclare la guerre à l’ALLEMAGNE.

Jeudi 12 Avril 1917

Suzanne passe au conseil de guerre. On l’interroge pendant plus d’une heure en allemand, au sujet des vols commis par les soldats du 144° d’Infanterie.
Mangé chez tante, comme récompense d’avoir fait les sacs. Fabrication de chapeaux de pauvres. Promenade. Beau temps.
Canon très très fort.
Avance des Anglais du côté d’ARRAS. 11 000 prisonniers – 100 canons – 63 mitrailleuses.

Vendredi 13 Avril 1917

Beau temps. Fabrication de nos chapeaux du dimanche, chacune fait le sien. On parle d’une offensive des Français en CHAMPAGNE.
Du 3 au 13, les Anglais ont pris : 13 000 prisonniers, 285 officiers, 186 canons, 130 canons de campagne, 84 mortiers, 250 mitrailleuses.

Samedi 14 Avril 1917

Vers 10 h 1/2, bombes, pendant environ 20 minutes, canons-revolver, mitrailleuses, mais pas à SEDAN. On ne sait pas où.
Lucie VIELLARD est morte cette nuit, après une maladie d’un mois, purpuro et pleurésie.
Beau temps. Ravitaillement de viande fraîche de HOLLANDE, 145 g par personne, 4 F le kg.

Relations diplomatiques brisées entre la BOLIVIE et l’ALLEMAGNE.

Dimanche 15 Avril 1917

Temps relativement beau. Promenade. Papa va faire les faire-part chez VIELLARD.
Arrivée de blessés, de soeurs, d’infirmières et d’infirmiers. On dit qu’on évacue les hôpitaux de RETHEL (???).
On bassine en ville que tous les cuivres sont saisis par ordre de la Commandanture.
Les autos passent tous les jours. Dans la rue, on ne voit que des généraux allemands (vieux Bismarck !), 5 ou 6 Autrichiens, et 3 Turcs. Ces Turcs ont tantôt une chéchia en peau brune avec le fond à raies, tantôt un espèce de casque en drap kaki.
A partir d’aujourd’hui à minuit, l’heure est avancée d’une heure. Il y a longtemps que cela est fait en FRANCE.

Lundi 16 Avril 1917

Temps couvert. Pluie le soir. Enterrement de Lucie VIELLARD à 3 h moins 1/4 (n.h.). Papa conduit le deuil avec Mr VIELLARD.

Relations diplomatiques brisées entre le BRESIL et l’ALLEMAGNE.

Mardi 17 Avril 1917

Pluie. Sur le communiqué français paru dans la Kolnische Volkzeitung, on parle de 1200 kg d’obus lancés sur les gares dans la région de MEZIERES et SEDAN.
Les Français sont à quelques centaines de yards de SAINT-QUENTIN.
Prise de nouveaux villages.

Mercredi 18 Avril 1917

Neige. Grand froid. Saisie des objets en cuivre, laiton, bronze, étain, nickel, argentan.
Offensive française depuis SOISSONS jusqu’à REIMS.
Les Allemands annoncent 2 000 prisonniers, les Français en annoncent 10 000.

Jeudi 19 Avril 1917

Les rues derrière la Mairie : Cassine, rue Rovigo, rue Blanpain, etc.. doivent avoir porté leurs cuivres, etc.. pour aujourd’hui.
Les affiches posées dans ce quartier disent de ne pas oublier de porter les suspensions, les lampes en cuivre, les Pendules (en gros et souligné de deux traits), les mesures et les plateaux en étain, les bassinoires, plateaux de balances, etc.. Sans cela, 5 ans de prison (la guerre sera finie avant !) et 10 000 marks d’amende. Nous ne nous bougerons pas.
Assez beau temps. L’avance des Français continue. Depuis le commencement du combat, ils ont pris 17 000 prisonniers et 75 canons. Les Allemands n’en annoncent pas autant !!!
Mort de V. BISSING , gouverneur de la BELGIQUE (en voilà un, qui sera pleuré de la BELGIQUE !!!).

Vendredi 20 Avril 1917

L’offensive continue. Papa va aux Vignes planter nos pommes de terre. La ville ne nous a pas encore donné de terre. Il serait pourtant grand temps !
Concert boche à l’église. Des Schwester chantent. Ils auraient pu chercher un autre endroit !

Samedi 21 Avril 1917

Beau temps (enfin !). Nous faisons des corsages en crépon blanc avec jours.
Ravitaillement : 1,250 kg de riz – 200 g céréaline – 200 g crème de riz – 500 g biscuits – 100 g beurre – 150 g sucre – 200 g sel – 150 g café.
Viande : 145 g veau à 4 F le kg. Ce sont des veaux de quelques jours, gros comme des moutons.

Dimanche 22 Avril 1917

Beau temps. Nous allons promener.
Prix des denrées : 1,50 F la livre de pissenlits.
Lumière s’éteint un moment le soir.
60 hommes sont partis hier.

Lundi 23 Avril 1917

Prise des cuivres continue, (maintenant sur les hauteurs), avec perquisitions. Ils ont ajouté sur leur affiche, le ruolz. Nous sommes très ennuyés.
Beau temps.
Ravitaillement : 500 g veau – 1,200 kg pommes de terre – oignons (pourris !).
Il y a du bon ! On ne mourra encore pas de faim cette semaine. C’est de HOLLANDE.

Mardi 24 Avril 1917

Questionnaire de tante de DOMPAIRE pour demain. Beau temps continue.

Mercredi 25 Avril 1917

Nous allons à la Mairie pour le questionnaire. Il doit être très vieux, il dit :
« Sommes bien portants tous les deux. Désirons nouvelles de maman, Léon, Maria, Suzanne, Germaine et familles. Bons baisers à tous ».
Nous y répondons : « Tous cinq en bonne santé, ainsi que la famille. Affectueux baisers à tous deux sans oublier familles. BRUSSEY, 25 Avril ».

Jeudi 26 Avril 1917

Bons communiqués anglais.
Fabrication de chapeaux chez tante, pour les pauvres. Beau temps. Le soir à 10 heures (nouvelle heure), comme j’étais en train de faire de la pâte, la lumière s’est éteinte. Nous avons été dans la cour et nous avons entendu des bombes et le canon-revolver. Cela a duré au moins 20 à 30 minutes. Nous n’avons pas vu de lueurs. C’est probablement du côté de LUINES.

Vendredi 27 Avril 1917

Dans la nuit, vers 1 heure du matin, il y a encore eu des bombes. Cela a duré longtemps, c’est sans doute encore sur LUINES. Cela fait 2 fois dans la même nuit. Il est vrai qu’il faisait un très beau temps.
Vendredi (jour), temps assez froid. L’Etat-major passe tous les jours. Ce n’est pas toujours le même, cela change tous les 10 jours. Ils ne vont pas bien car les autos passent et repassent environ à 1 ou 2 heures d’intervalle (???).

Dimanche 29 Avril 1917

Nous allons aux Vignes chercher des violettes. Beau temps. Chaleur.
Les hommes de 10 à 65 ans vont se présenter à l’école maternelle. Aujourd’hui, c’est jusque H.
Il va partir des émigrés pour compléter un train qui passera. On se demande s’il ne vaudrait pas mieux se faire inscrire pour le prochain départ, on craint qu’ils ne nous fassent travailler.

Lundi 30 Avril 1917

Nous allons faire des chapeaux de pauvres chez tante Félicie.
Papa va se présenter à l’école maternelle pour passer une visite (soi-disant médicale). Il présente sa carte de commerçant, il dit qu’il est otage et qu’il fait les logements d’officiers. Cette visite a pour but de faire travailler tous ceux qui le peuvent. De ceux qui se sont présentés hier, beaucoup travaillent. Ils charrient des cuirs, des bâches, de la poussière, etc..
60 émigrés partent ce soir. Un aéro passe.

Mardi 1er Mai 1917

Beaucoup d’hommes et de gamins travaillent : Mr WUIRION, les 2 fils GIBERT, les 2 LOUVEL, le fils MANGIN, 3 des fils RONY, Mr DONIN, 2 des fils JACOB, etc.. etc.., presque tous les étudiants.
Les femmes de 10 à 65 ans sont également convoquées. Aujourd’hui jusque D. Tante Irma et Hélène y vont. On ne leur dit pas grand chose. Elles passent au bon bureau. Il paraît qu’il y a un bureau où ils se moquent de vous et posent des questions embarrassantes et ridicules.
Papa va bêcher sa terre à FLOING. Maman demande un laissez-passer pour CHARLEVILLE.

Mercredi 2 Mai 1917

Visite des femmes de D à M.
Nous recevons notre feuille.
Nous allons au cimetière de TORCY . Un aéro passe.

Jeudi 3 Mai 1917

Nous allons à la visite à 9 h 1/2. Nous stationnons sur la place en plein soleil pendant 3/4 d’heure. Enfin, on nous appelle. Nous entrons à 25 à la queue leu leu. (C’est tout de même rageant d’être obligé de faire de telles corvées !).
Dans le milieu de la salle, il y a une table autour de laquelle sont Mr MARSIN, un gros docteur tout rasé, un autre officier et un soldat tout jeune qui rit tout le temps, il écrit ce qu’on lui dicte. Le gros docteur nous regarde dans le blanc des yeux pour voir si on est malade, pour voir l’âge, l’aspect, etc.. Maman passe d’abord, elle présente sa carte d’identité et dit qu’elle est commerçante. Mr MARSIN dit : « un magasin où l’on réquisitionne ». Vient ensuite Suzanne, puis moi, maman dit que nous remplaçons les employés qu’on avait avant la guerre. Nous présentons nos cartes d’identité et le gros docteur dit : c’est bien; et au soldat : « a u » (aou). Il paraît que lorsqu’on dit aou, c’est qu’on ne travaille pas. (c’est probablement : arbeit unfähig). Quand on travaille, c’est : b.a. (probablement bau-arbeit). Nous avons de la chance de n’être pas passées au mauvais bureau, nous aurions certainement été prises toutes les deux, ou au moins une. Ils auraient dit qu’on n’avait pas besoin d’être 4 dans un magasin.
Beaucoup de femmes sont prises au mauvais bureau. Elles travailleront dans les champs. Il y en a qui ont leur feuille pour travailler à la Garonne.
Les gens qui travaillent pour le moment, charrient, font les loueurs, les ramasseurs de poubelles, d’autres récurent des baïonnettes etc.. d’autres piochent la terre à GLAIRE , enfin tous travaux dégoûtants, que l’on fait faire à des hommes et jeunes gens très bien. Beaucoup de gamins de 14, 15 ans sont déjà malades.
On dit que beaucoup de jeunes filles du monde sont b.a.
Pour ces travaux des champs, les feuilles ne seront distribuées que dans quelque temps. Ils prennent surtout jeunes gens et jeunes filles de 15 à 30, 35 ans. Ceux de notre âge. Nous ne serons tranquilles que dans quelques semaines, si nous n’avons pas reçu notre feuille d’ici-là. Dans les villages, les enfants à partir de 10 ans tapent toute la journée sur des casseroles dans les champs, pour effrayer les corbeaux et les empêcher de manger les plants.
Tout le monde a dû se présenter, même les prêtres et les soeurs. En ont été exempts ceux et celles qui travaillent avec eux soit à la gare, soit dans les hôpitaux, etc.. Ceux qui ont été pris travaillent depuis 5 heures du matin (n.h.) jusque 11 heures, et de 1 h à 5 h. Espérons que cela ne durera pas !
Nous allons promener vers 6 heures. En passant sur le pont de la gare, on nous demande notre carte d’identité. On la demande à tous ceux qui passent. (Il y a encore quelque chose !). C’est la première fois.
Le Kronprinz passe.
Ravitaillement : 1 livre de veau frais.

Vendredi 4 Mai 1917

Le beau temps continue. Les émigrés ne sont pas encore partis.
Marguerite VIELLARD part pour CHARLEVILLE le matin. Maman va aux Vignes chercher des pissenlits.
Le Kronprinz passe vers 10 heures.

Dimanche 6 Mai 1917

Beau temps. Aux Vêpres, procession des enfants de Marie.
Le Kronprinz a 35 ans. Les émigrés ne sont encore pas partis.
On nous demande nos cartes d’identité sur le pont de la gare, et sur le pont de Torcy.
Ravitaillement épicerie.

Lundi 7 Mai 1917

Hélène vient travailler à son corsage. Il est presque fini.
Je vais aux Vignes avec maman chercher des pissenlits, il y en a beaucoup.
Pluies successives et courtes.
Ravitaillement : 250 g lard, 250 g saindoux, 225 g viande salée.

Mardi 8 Mai 1917

Pluies courtes.

Mercredi 9 Mai 1917

Beau temps. Une petite fille a été écrasée par une auto, une femme a eu la tête ouverte par une autre auto (boche naturellement).

Jeudi 10 Mai 1917

Beau temps – chaleur – Nous allons promener. Il paraît que des Français sont passés à pied. Il y en avait un qui avait une culotte rouge, ils étaient habillés de pièces et de morceaux. Ils ont dit qu’ils travaillaient dans le bassin de LONGWY, ils viennent à l’hôpital. Ils n’avaient pas mangé, il paraît que des femmes leur ont donné des biscuits.
Aéros. Départ des émigrés.

Vendredi 11 Mai 1917

Nous montons au grenier. Il n’y a plus rien du tout, les Boches ont tout enlevé dans des paniers. Ils enlèvent toutes les cloisons, les portes, etc… Ils ont tout pris mais n’ont pas nettoyé. Cela sent mauvais ! il y a des gros tas de marchandise !!!!
Il y en avait plein toutes les affaires, c’est pourquoi on n’avait pas pu enlever ce qui restait. Ils nous feront attraper le choléra !! Eux qui se disent si propres, en voilà un bel échantillon !
Beau temps. Il fait chaud.
Les gens qui ont des poules sont obligés de fournir 2 oeufs par semaine par poule (jusqu’ici, c’était seulement 1), pour chaque oeuf manquant on doit donner 50 pf, c’est-à-dire 60,5 centimes.
Tout le monde se plaint de la quantité très insuffisante de pain, et il est mauvais, il y entre de la paille hachée.
On demande toujours les cartes d’identité sur les ponts.

Samedi 12 Mai 1917

Beau temps.

Dimanche 13 Mai 1917

Pluie le matin. Beau temps l’après-midi. Nous allons promener.

Lundi 14 Mai 1917

Mlle ANDRE vient faire une jupe. Je fais mon chapeau de piqué. Vers 5 heures, très fort orage.

Mardi 15 Mai 1917

Nous allons faire des chapeaux de pauvres chez tante.
Des jeunes filles reçoivent une feuille pour travailler. Je m’attends presque à en avoir une. Ca serait le bouquet. Surtout les travaux qu’ils font faire : laver les planchers des hôpitaux, faire les chambres des officiers, servir les officiers aux Socquettes, etc.., j’aimerais cent fois mieux aller faner ou planter des pommes de terre ! En tout cas, si nous sommes appelées, nous nous ferons inscrire pour partir. Quelle vie ! on n’est jamais quinze jours tranquille, en ce moment c’est le travail (et les cuivres ! L’histoire des cuivres est tout à fait navrante. Une grande partie de la ville est faite maintenant. Ils prennent tout et même les objets d’art, des pendules de 7 à 8 000 F. Quand, en perquisitionnant, le civil trouve des choses qui n’ont pas été portées, il les prend sans bon et avec des amendes).
Nous sommes très très ennuyés pour les cuivres du magasin. Nous ne les porterons pas, nous attendons qu’ils viennent les prendre.

Mercredi 16 Mai 1917

Pluie. Le matin, grosses détonations. On dit que c’est 2 énormes canons d’AMBLIMONT qui bombardent les Français. Ils portent à 38 km (????????)

Jeudi 17 Mai 1917

Ascension. Pluie le matin. Nous allons aux Vignes chercher du lilas.

Vendredi 18 Mai 1917

Beau temps. Couture.

Samedi 19 Mai 1917

Orage le soir. Couture.

Dimanche 20 Mai 1917

Fête de Jeanne d’Arc. Procession aux Vêpres. Beau temps l’après-midi. Nous allons promener.

Lundi 21 Mai 1917

Il y a 6 ans, je faisais ma 1ère Communion. Orage le soir. Broderie.
Ravitaillement : 750 g de riz, 150 g de sucre, 150 g de café, 225 g de sel, 250 g de biscuits, 225 g de poudre de biscuits, savon.

Mardi 22 Mai 1917

Voilà bien 20 à 25 repas que nous mangeons des pissenlits cuits avec du riz. Depuis 8 jours, j’ai mal à l’estomac le jour et la nuit, cela m’empêche de dormir. Je crois que c’est la faim, mais quand on se met à table et qu’on présente le plat de riz, je peux à peine manger. L’eau à table m’enlève aussi l’appétit. Je ne peux plus manger du pain, il est trop mauvais.
Nous allons promener après dîner pour voir si on pourra mieux dormir.
C’était les cuivres aujourd’hui pour notre rue. Papa a porté notre vieille suspension, 2 vieilles bouillottes et 2 plateaux de balance. Tout d’abord on était bien décidés à ne rien porter, mais nous avons bien vu que ce n’était pas possible. (Ils ont cambriolé certaines maisons, arraché les rideaux pour avoir les anneaux et les pitons, parce que le vieux propriétaire de 84 ans les avait traités de voleurs). La suspension était impossible à dissimuler, ainsi que les bouillottes, la balance était également trop grosse. Tout cela est très léger en cuivre, sans cela nous ne les aurions jamais portés. On peut dire que c’est par la force brutale qu’ils les auront eus. Arrivé là-bas, en face de la caserne Fabert (ils ont mis une affiche : achat de métaux, ils devraient dire : vol ), il a réclamé les plateaux pour peser de la ficelle (nous n’avons plus de poids, on les a vendus), il a tellement insisté que le Boche lui a laissé emporter. C’est toujours cela de moins, mais ils sont capables de les reprendre à la perquisition.. Il a fallu qu’il dise que nous avions en magasin des objets de cristal avec monture en cuivre (Presque tout, le plus possible a disparu !!!), parce que lorsqu’ils perquisitionnent, s’ils trouvent quelque chose qui n’a pas été porté ou déclaré, ils le prennent sans bon et vous donnent une amende..
C’est inimaginable ce qu’à la fin on a. On retrouve toujours quelque chose.
Nous craignons qu’ils nous prennent notre nouvelle suspension de la salle à manger, attendu que nous avons le gaz et l’électricité. Si tout va bien, ils n’auront pas grand chose de chez nous ! C’est le principal !
L’évaluation de la suspension et des bouillottes se monte à 92 F.
Arrivée de nouveaux officiers d’Etat-major. 4 Autrichiens.
Ravitaillement : 250 g lard, 250 g saindoux.

Mercredi 23 Mai 1917

Beau temps. Nous sortons le soir après-dîner pour mieux dormir.

Jeudi 24 Mai 1917

Les Allemands perquisitionnent chez tante Félicie. Le matin, 2 soldats sont venus avec des sacs, et voulaient enlever ce qui restait. Elles s’y sont opposées. Ils sont revenus l’après-midi avec le civil boiteux. Il est entré en disant : « qu’à son grand regret, il venait prendre ce que les soldats avaient vu le matin (ils avaient ouvert les armoires). (Ils voulaient prendre une garniture de feu, une pendule, et des candélabres en cuivre, une petite lampe à essence en cuivre (la même que la nôtre), même les embrases et pitons des fenêtres, une petite statue de N.D. de Lourdes en bronze, une suspension en nickel). Elles se sont tellement débattues et leur ont tenu tête si bien, qu’ils n’ont pris que la garniture de feu et les 2 candélabres. (Ils ont laissé la pendule, tante Marie leur demandait d’enlever le mouvement). Elles s’en sont encore tirées à bon compte. Il faut toujours leur tenir tête, cela réussit mieux. Tante Marie a dit au civil que c’était ignoble de venir prendre des objets qu’elles avaient demandé au Commandant à conserver. Il leur a dit : Le Commandant ne vous a pas répondu ? – Non – Eh ! bien, ces objets sont saisis par nous. (Quelle canaillerie, ils ont fait déclarer aux gens leurs objets d’art et souvenirs de famille, tout simplement pour mieux savoir où les trouver). Paroles d’Allemands, paroles de voleurs !
Ils ont fait la Rue Carnot l’après-midi, ils n’ont pas été chez les BEGUIN. Nous avons vu la bande, c’est pis que la bande à Bonnot, ce sont des simples soldats, plutôt vieux, ils riaient comme des fous. Je ne crois pas que ce soient des gens bien recommandables, d’ailleurs, il paraît qu’il faut les surveiller, ils ont les doigts crochus ! Pourquoi ne font-ils pas faire ce métier ignoble à leurs officiers qui causent français, plutôt qu’à ces brutes qui ne savent se faire comprendre. Il n’y a pas de danger !
Dans la nuit de mercredi à jeudi, bombes, mais pas à SEDAN, probablement du côté de LUINES. La canonnade et les bombes durent longtemps.

Vendredi 25 Mai 1917

Dans la nuit de jeudi à vendredi, bombes, probablement à LUINES également, cela a duré très longtemps. Bombes, mitrailleuses, canon-revolver.
Nous attendons les perquisitionneurs, ils ne viennent pas.
Le soir, nous allons promener, sur la Place d’Alsace, il y a une estrade en sapin devant la Caisse d’Epargne, beaucoup d’officiers découverts sont dessus, la place est pleine d’officiers, soldats, soeurs, Boches et Bochines civils, ce sont pour la plupart des Saxons. On dit que le Roi de SAXE va arriver. Dans la ville, il y a beaucoup de drapeaux saxons (vert et blanc). Quand nous sommes rentrés (9 h n.h.f. limite), nous voyons passer 2 autos pleines de chefs. Est-ce le Roi de SAXE ou des officiers qui vont à sa rencontre ? Une heure après, on entend tous les Boches qui rentrent dans leur « Quartier ». Si seulement il arrivait quelques bombes sur la maison où va loger cet ivrogne !

On demande toujours les cartes d’identité sur les ponts, et même hier sur les hauteurs.

Nous avons mangé en une demi-journée notre pain pour un jour.

Samedi 26 Mai 1917

Le beau temps continue.
Nous achetons une botte d’asperges (18 moyennes), un peu plus d’une livre, pour 2 F.

Dimanche 27 Mai 1917

Pentecôte. Messe à 10 h. Vêpres à 3 h. Confirmation des enfants de 11 à 13 ans par l’Archiprêtre.
Beau temps.

Lundi 28 Mai 1917

Lundi de la Pentecôte. Nous allons aux Vignes vers 3 h 1/2, chercher des fleurs et des pissenlits. Papa est en train d’herber les pommes de terre dans notre terre à FLOING.
Très beau temps. Aéroplanes passent toute la journée.
Reçu carte de Monsieur CHARITE de BURG (près MAGDEBURG), du 30 Avril.

Mardi 29 Mai 1917

Temps refroidi.
Nouvelle affiche : Par ordre de la Commandanture, le prix des légumes est ainsi fixé :

radis, la botte : 5 pf poireaux, les 10 : 25
carottes : 25 choux raves, les 2 : 15
persil : 3 choux rouges, pièce : 30
oignons : 15 choux blancs, pièce : 30
salade, la pièce : 5 choux verts, pièce : 30
céleri : 5 betteraves rouges, pièce 5
pois, le kg : 50
haricots : 35
asperges, la livre : 40
épinards : 15

Si ces prix ne sont pas suivis, 300 M d’amende ou 1 mois de prison (Ils ne le seront pas quand même).

2 jeunes officiers turcs viennent au magasin acheter des cartes postales. Ils font partie de l’Etat-major qui est là en ce moment (il y a 7 Turcs et 5 Autrichiens). Ils sont habillés à peu près comme les Allemands, mais d’un gris-rose, les Autrichiens d’un gris-bleu plus foncé que les Français (les Allemands gris-vert ou gris-mauve). Sur la tête, ils ont une espèce de chéchia en fourrure brune avec le fond mou noir avec des galons dorés. Ils ont l’air aristos. Il y en a un qui cause parfaitement français, bien mieux que les Allemands comme accent, bien plus doux. Il avait des mains comme une femme avec une alliance au doigt du milieu de la main droite. Ils ont causé turc entre eux, c’est une langue très douce, ils ne faisaient pas d’éclats de voix comme les Allemands, c’est plutôt un peu endormant, naturellement nous n’y avons pas compris un seul mot !
Quand on lui a dit le prix des cartes postales, il a dit : « Ah ! sapristi, ce n’est pas cher ! (il en avait 6 pour 30 pf. J’ai la manie des cartes, dans tous les pays où je vais, j’en achète une collection ». En voyant le monument de FLOING avec les dragons, il a dit : « Souvenir de la cavalerie française ». Il a ensuite demandé s’il pouvait envoyer des cartes avec une vue. Nous lui avons dit que oui sans doute, puisque les Allemands et les Autrichiens en envoyaient bien dans leur pays, il a répondu : « Mais je ne connais personne en ALLEMAGNE ni en AUTRICHE, c’est pour envoyer en TURQUIE, ce n’est pas la même chose ! ». On aurait cru que c’était un Français qui parlait.
La plupart des Autrichiens et des Turcs ont des dents en or, ça n’est pas beau.
Papa va herber.

Mercredi 30 Mai 1917

Beau temps. Aéros le matin.
Papa va herber. Je vais avec lui l’après-midi, je pioche un peu un carré de carottes et de navets qui n’ont pas levé, je ratisse et je mets les pommes de terre dans les trous.
Les perquisitionneurs ont été hier chez Mr ANDRE, Rue St Michel.

Jeudi 31 Mai 1917

Beau temps. Nous allons aux Vignes.

Vendredi 1er Juin 1917

Papa est à la terre.
Vers 11 h 1/2, un employé de la Mairie vient nous apporter nos feuilles pour aller nous présenter, Suzanne et moi, au bureau du travail. Dans les premiers temps, je m’y attendais presque, mais maintenant, on commençait à n’y plus penser.
Il en avait une vraie pile ! Nous sommes très ennuyées.
Papa ne rentre pas à midi.

Aujourd’hui les perquisitionneurs se sont arrêtés à Mlle URTH , au coin vis-à-vis de BARRE. Ils viendront probablement cet après-midi, il faudrait qu’ils viennent pendant que nous serons parties, car maman venant avec nous, nous sommes obligées de fermer le magasin. Nous y allons à l’heure indiquée : 3 h 15. Nous sommes reçues par un soldat. Il dit à Suzanne qui se présentait la première : cela ne vous ferait rien d’aller à la récolte à FLOING. Maman alors a pris la parole : La plus jeune est malade, l’aînée s’occupe du magasin. Je sais, je sais, qu’il répondait toujours (il ne savait rien du tout, mais il voulait nous envoyer promener avec des manières doucereuses). Ils sont toujours les mêmes ! Il n’écoutait même pas ce qu’on lui disait. Enfin il a dit : Si nous en prenons une des deux, ce sera vous ( à Suzanne). Maman lui a dit que s’il fallait absolument quelqu’un de chez nous, qu’elle irait à sa place. C’est impossible, Madame, mais nous tâcherons d’arranger cela, mais en tout cas ce ne serait que pour 3 semaines. En résumé, il nous a envoyé promener. Il est bien probable qu’au moins une, si ce n’est les deux, recevrons bientôt une nouvelle convocation. En somme, cette visite n’a pas été satisfaisante. Devant nous, il y avait une gamine de 13 ans qui a été convoquée pour demain à 6 h au magasin à fourrages. Il paraît qu’il y a beaucoup de jeunes filles qui n’ont pas eu de meilleure réponse que nous. Pour moi, toutes celles-là travailleront quand il y aura de l’ouvrage dans les champs. Et une fois qu’on a travaillé pour eux, il est bien difficile de sortir de leurs griffes, à moins d’être vraiment malade.
C’est pourquoi Suzanne veut que nous nous fassions inscrire pour le prochain départ. Je crois qu’il vaut mieux attendre encore un peu avant de prendre une décision.
Les perquisitionneurs ont fait tout le côté en face de nous, de la grand-rue, il ne reste plus que de chez BARRE à JEANTEUR.

Samedi 2 Juin 1917

Le matin, je m’habille précipitamment parce que les perquisitionneurs sont dans la maison. On les voit descendre des pleins sacs de chez BACOT et BECHET, des suspensions superbes sont jetées dans la voiture comme de la ferraille. Il y a des grands sacs pleins sous la grand-porte. C’est écoeurant de voir cela, si Mme BACOT vivait encore, cela aurait pu l’achever. Malgré que ce n’est pas à nous, ça nous fait mal de voir tout cela partir ainsi. (Ils en auront eu des kg, rien que dans la maison, c’est épouvantable quand on y pense).
Nous les attendons d’un moment à l’autre (en tout cas, ce n’est pas chez nous qu’ils en auront lourd !)

Après-midi, orages successifs.
Les perquisitionneurs ne viennent pas.
Vers 11 h 1/2, un employé de la ville vient avec une feuille lui donnant l’ordre de vérifier les cartes de commerçants, et 2°) de noter combien il y a de personnes s’occupant du magasin, en dehors du patenté. Nous nous faisons inscrire à 3 plus papa. L’après-midi, il revient, disant que l’ordre nouveau est de ne pas laisser plus de 3 personnes pour un commerce. Il faut donc qu’il y en ait une de nous trois qui ne soit pas marquée, et c’est celle-là qu’on fera travailler. Maman veut nous inscrire toutes les deux, donc si quelqu’un travaille, ce sera elle, mais elle s’arrangera toujours pour ne pas travailler longtemps.
On redoute maintenant l’arrivée de l’employé de la Ville.

Dimanche 3 Juin 1917

De toute la grand-rue, il ne reste plus que BARRE et nous, où les perquisitionneurs ne sont pas passés.
Beau temps mais refroidi. Mr ANDRE, boucher, qui travaillait depuis le mois de décembre à la charcuterie boche, vient de recevoir une feuille pour se présenter au bureau du travail.. Il se croyait tranquille, travaillant déjà pour eux, mais depuis quelque temps, l’ouvrage diminuait de plus en plus.

Lundi 4 Juin 1917

Les perquisitionneurs arrivent vers 7 h 1/2 (n.h.f., cela fait 6 h 1/2 au soleil). Nous n’étions pas encore levées, maman se lavait quand papa nous l’a crié. Nous avons endossé un peignoir précipitamment, refait le lit encore plus précipitamment, et coiffé en cinq sec. Maman est descendue et elle les a rencontrés dans le vestibule, qui s’apprétaient à monter. Elle leur a dit : « les enfants sont en train de s’habiller, et moi-même je n’ai pas fini ». Le civil a répondu : « Ah ! les enfants, les enfants, eh bien je reviendrai dans une demi-heure ». (il se figure voir de la marmaille !).
Nous sommes bientôt prêtes et nous descendons.
Quand ils sont venus la première fois, papa leur a montré la cuisine et la salle à manger. Sur le buffet de la salle à manger, on avait mis une théière et un sucrier en argent (aux S.B.) pour ne pas être trop dégarni. Le civil a tout de suite dit à papa en les montrant : « Vous deviez porter ceci ». Papa a répondu : « Non, c’est de l’argent ». « Ce n’est pas de l’argent » – « Oh ! si » – « Où est le cachet ? » Et il a vu le cachet, il a dit : « Ah ! oui, c’est de l’argent ». Il a ensuite ouvert le buffet.
Ils sont revenus environ 3/4 d’heure après. Nous sommes montées avec maman parce qu’ils ont les doigts crochus, il y a 2 soldats avec le civil, l’un porte un grand sac et l’autre une lime. Le blond qui porte la lime ne me revient pas, il a l’air d’être à son article, il rit, un vrai voyou.
Maman est montée devant, moi derrière. En entrant dans le cabinet de toilette, le gros civil a dit : « Ah ! L’Ariane (sur la pendule en marbre noir). Il y avait 2 petites statuettes, il a dit : c’est du bronze, maman a répondu : « Oh ! non, monsieur », il a dit en allemand : « cela m’étonnerait parce que c’est fin ». Le blond les a limées, ainsi que les candélabres. Dans notre chambre, ils ont regardé la Jeanne d’Arc de Suzanne. Dans la chambre de maman, ils ont limé les candélabres de la garniture de cheminée (heureusement qu’ils n’ont pas regardé au sujet de la pendule, ça doit en être !), il a limé également avec furie le devant de cheminée. Ils ont eu l’air vexé de n’avoir rien trouvé. (Si notre petite lampe n’avait pas disparu, ils l’auraient certainement prise, de dépit). Le gros nous a demandé où était notre salon, maman lui a dit que nous n’en avions pas, que dans le commerce, on avait autre chose à faire que de se servir d’un salon.. Il a demandé qui habitait en face sur le même palier, on lui a répondu que c’étaient des civils allemands et des chemins de fer. Le soldat blond a voulu absolument y entrer. Il voulait aussi aller dans les greniers, mais le civil a dit que ce n’était pas la peine (il a déjà eu du mal à monter les 2 étages, il aurait fallu qu’ils montent et qu’ils trouvent les greniers vides avec des sentinelles plein, on aurait pu leur demander de regarder si ça n’était pas du bronze !!!).
Ils ont fait comme partout une rondelle à la craie blanche sur notre porte.

Mr ANDRE a été au bureau du travail, il devra travailler à partir de jeudi, ainsi que les autres bouchers, à la Garenne pendant 15 jours. Après, il retournera à la charcuterie s’il y a de l’ouvrage.

On distribue encore des feuilles l’après-midi pour se rendre demain matin au magasin à fourrages. Nous avons peur de recevoir la nôtre.

Maman va chez le Docteur PERIGNON pour avoir un certificat d’anémie pour moi, pour demander à partir aux émigrés. Il lui donne.
Très beau temps.
Nous faisons des chapeaux pour nous partir.

Mardi 5 Juin 1917

Bombes la nuit pendant au moins une heure, pas directement à SEDAN, probablement vers CHARLEVILLE.
Maman va chez Mr BENOIT pour nous faire inscrire pour un départ d’émigrés. Il lui dit que la liste est fermée et donnée à la Commandanture depuis le 21. Il y a déjà plus de 300 demandes, et il dit qu’il n’en partira peut-être que 50. Quand, il n’en sait rien, on ne parle pas de train pour le moment.
Il est à supposer que si nous pouvons partir, ça ne sera probablement pas avant septembre ou octobre, peut-être plus tard. Il a demandé à maman si nous étions prises pour travailler, parce qu’il croit bien que les Allemands ne lâcheront pas ceux qu’ils ont embauchés de force. On distribue encore des feuilles toute la journée, nous redoutons toujours la visite de l’employé de la ville.
Beaucoup de jeunes filles ont été prises (même celles qui avaient soi-disant été rayées comme malades), elles sarclent des choux et des haricots à la Briqueterie. Elles doivent être là-bas à 7 heures (n.h.), reviennent à 11 heures, doivent être au travail à 1 heure, et reviennent à 7 heures du soir. Il paraît qu’elles travailleront même le dimanche matin. Elles gagnent 2,50 F par jour.
Je dégringole tous les escaliers du magasin à couronnes. J’ai mal dans le dos et j’ai le bras égratigné

Mercredi 6 Juin 1917

Le beau temps continue.
Ravitaillement épicerie : riz : 500 g ; pois : 500 g ; biscuits : 500 g ; céréaline ; sel : 200 g ; sucre : 150 g ; café : 150 g ; allumettes : 1 boîte.
On a un peu plus de pain : 100 g en plus par personne, ce n’est pas dommage, cela fait 400 g de pain par personne en tout, mais il est toujours très mauvais.
Maman va voir le Commandant de la Commandanture V. METZCH-REICHENBACH pour nous faire inscrire, il prend note de nos noms, garde le certificat du médecin et dit que nous pourrions partir au premier train, s’il y en a un, peut-être dans 2 ou 3 semaines. Nous inscrira-t-il vraiment sur la première liste, on ne peut guère s’y fier, le meilleur est de se tenir prêtes dès maintenant, tout en n’espérant pas partir avant quelques mois.
Nous prendrions la grande malle et une caisse que papa nous ferait, parce qu’au dernier départ, on avait droit à 30 ou 35 kg chacun, mais chacun son colis.
Vers 1 heure, nous voyons un soldat français qui passe dans la rue, accompagné d’une sentinelle armée. Il est très grand, on voit qu’il n’est pas rasé depuis quelque temps, car il a déjà de la barbe fort brune qui pousse. Il est brûlé du soleil et a une figure très sympathique. Il est très bien habillé, très propre, il a des gants de peau, sur la tête un bonnet de police gris-bleu avec des galons de sergent, il a une veste assez longue de la même couleur, garnie de boutons dorés, il a un col rabattu garni de 2 ailes, c’est un aviateur, un pantalon collant et des bottes noires. C’est une couleur beaucoup plus jolie que celle des Allemands, c’est fin. Son costume est en très beau drap. On aurait dit un officier. Nous lui avons dit bonjour, il nous a répondu : Bonjour mesdemoiselles. Des gens lui ont demandé s’il voulait quelque chose, il a répondu qu’il n’avait besoin de rien, un gamin voulait lui porter ses paquets, il riait de voir tous les gens qui accouraient pour le voir. Les Allemands faisaient circuler, il a dit qu’il était prisonnier depuis un mois.

Jeudi 7 Juin 1917

Grande chaleur, orage le soir, la foudre tombe à deux reprises. Nous allons promener l’après-midi. Il y a beaucoup de jeunes filles qui travaillent depuis 2 jours dans les champs, de force, qui n’en peuvent plus, qui sont malades d’épuisement. Des jeunes gens sont aussi obligés de passer à la visite du docteur allemand pour avoir un congé de 1 ou 2 jours, ils sont à bout, n’ayant pas la nourriture suffisante pour faire des pareils travaux.
Ravitaillement : 250 g lard ; 250 g saindoux ; 250 g viande salée.

Vendredi 8 Juin 1917

Beau temps. Orage le soir.

Nous nous pesons :
Papa pèse 127 livres,
Maman : 111 livres,
Suzanne : 112,350 livres,
Germaine : 106 livres.

Samedi 9 Juin 1917

Beau temps. Orage le soir.

Dimanche 10 Juin 1917

Fête-Dieu. Procession en blanc l’après-midi. Orage pendant et après les Vêpres.

Lundi 11 Juin 1917

Pluie orageuse presque toute la journée. Broderie.

Mardi 12 Juin 1917

Beau temps. Notre grande malle est refaite, on y a mis de nouvelles serrures.

Mercredi 13 Juin 1917

Beau temps.
Ils enlèvent les cloches de la Mairie, il les font rouler sur la place.

Jeudi 14 Juin 1917

De 7 heures à 9 heures du matin, les Boches enlèvent les cloches de la fabrique BACOT. Les 3 plus petites, ils les descendent à la main, la grosse, d’au moins 60 à 70 cm de hauteur étant si lourde que 2 hommes pouvaient à peine la faire remuer, ils la lancent du haut du toit dans la cour. Je regardais avec maman dans le vestibule. Ça a fait une drôle d’impression de voir cette grosse cloche tourbillonner en l’air et se briser en mille morceaux sur le pavé avec un grand fracas. Un carreau du vestibule a été brisé par des éclats, ce n’était pas prudent de rester là, on a eu de la chance de ne pas recevoir des éclats de verre. Le pavé a été abîmé. Nous avons ramassé des morceaux de la cloche en se cachant car c’était défendu.
La grosse cloche portait ces inscriptions : « Augustine – Sancte Pater ora pro nobis – 1674 »,
La deuxième : « Sancta Maria, ora pro nobis – 1679 »,
La troisième : « 1682 »,
La quatrième n’en avait pas.

Vendredi 15 Juin 1917

Grande chaleur.

Samedi 16 Juin

Dimanche 17 Juin 1917

Grande chaleur. Orage le soir.
Les demoiselles WUIRION reçoivent une feuille pour se présenter au bureau du travail. Elles ne s’y rendent pas. Nous allons voir notre terre à FLOING, nous avons 1772 pieds de pommes de terre, plus 300 et quelques aux Vignes.

Lundi 18 Juin 1917

Grande chaleur.
Ravitaillement : choux-fleurs (pourris) : 200 g par personne, pour 0,30 F.

Mardi 19 Juin 1917

Germaine et Emilienne WUIRION, après 3 convocations sans résultat, se sont enfin rendues au bureau du travail. Là, elles ont dit qu’elles ne travailleraient pas, que rien ne les en empêchait, mais qu’elles étaient Françaises, que leur frère servait dans les rangs français, et qu’elles ne travailleraient pas pour les Allemands. Elles ont été appelées au conseil de guerre par un gendarme qui est venu les chercher au jardin botanique, elles ont refusé de marcher à côté, elles ont dit qu’elles marcheraient devant ou derrière, mais qu’elles ne voulaient pas traverser une rue de la ville accompagnées par un Allemand. Elles étaient accusées au conseil de guerre d’avoir traité les Allemands de barbares devant le sergent au bureau du travail. Elles ont dit qu’elles n’avaient pas dit « barbares » mais « de votre part ». Elles ont encore refusé de travailler, qu’on leur fasse n’importe quoi, mais qu’elles n’accepteraient pas.
C’est très beau de leur part, il faut bien que les Allemands voient que l’on a encore du sang dans les veines dans la ville de SEDAN. On ne peut que les admirer et les féliciter. Seulement, où cela les mènera-t-il ? Avec les Boches, on ne peut pas savoir, ils sont capables de tout. Elles seront sûrement emprisonnées, et après ? Peut-être en ALLEMAGNE, presque sûrement obligées de travailler de force en colonnes gardées à SEDAN ou ailleurs probablement, et peut-être encore une forte amende.
Je crois que leur affaire n’est pas bien bonne, elles peuvent s’attendre à tout, les Allemands feront un exemple.

Orages.

Mercredi 20 juin 1917

Les demoiselles WUIRION sont en cellule, on croit pour 8 ou 10 jours, en attendant d’être jugées, c’est pour les lasser et briser leur résistance au physique comme au moral. Elles sont seules toute la journée, un homme a pu leur dire que leurs cellules étaient l’une à côté de l’autre. Il paraît qu’elles chantaient pour se faire connaître leur présence réciproquement.
Papa va à la terre repiquer 445 choux-navets. Il part à 9 heures du matin et revient à 5 heures du soir.
Pluie par orages.

Jeudi 21 Juin 1917

Pluie toute la journée.
Ravitaillement : riz : 500 g ; pois : 500 g ; crème de riz : 250 g ; café : 150 g ; sucre : 150 g ; sucre : 150 g ; sel : 250 g .
moules : 0,25 l ; savon : 200 g ; biscuits : 500 g ; légumes séchés : 150 g (il paraît que c’est un échange fait avec les Allemands contre du riz – 6,40 F le kg, de la vraie saleté ! spécimen des produits allemands).

Vendredi 22 Juin 1917

Ravitaillement : 250 g lard ; 250 g saindoux.
Pluie.
Nous avons un Français dans la cour qui nous a demandé du pain, nous lui en avons donné, ainsi qu’à des prisonniers civils.

Samedi 23 Juin 1917

Couture. Pluie.
Mal à l’estomac.

Dimanche 24 Juin 1917

Temps rafraîchi. Promenade.

Lundi 25 Juin 1917

Fruits réquisitionnés : groseilles et fruits à noyaux.
Nous allons aux Vignes chercher des groseilles.

Mardi 26 Juin 1917

Couture.
Papa va chercher du bois du côté de GIVONNE.

Mercredi 27 Juin 1917

Papa va chercher du bois.
Malade toute la journée, je ne mange pas, j’ai mal au coeur, je reste couchée…

Jeudi 28 Juin 1917

Purgées toutes les deux.
Promenade vers 6 heures.

Vendredi 29 Juin 1917

Fort orage dans la nuit.

Samedi 30 Juin 1917

15 jeunes filles sont prises pour aller travailler à RETHEL, elles partent ce soir. C’est pour être dans un Lazarett, travail forcé.

Dimanche 1er Juillet 1917

Hélène va voir l’aînée des demoiselles WUIRION qui est sortie de cellule. Elle avait été condamnée à 50 M ou 10 jours de cellule. L’affaire de sa soeur s’est compliquée parce qu’elle a dit : « vous direz de notre part au Commandant, au Colonel, au Général, que nous ne voulons pas travailler ». Le soldat prétend qu’elle les a traités de barbares, il l’a juré, elle a juré que ce n’était pas vrai, elle a demandé comme témoin un soldat qui se trouvait au bureau du travail, il a répondu qu’il ne savait pas assez le français pour avoir compris. Elle est toujours en cellule, son affaire n’est pas terminée, quant-à Germaine, l’aînée, elle est chez elle, le lendemain de sa sortie, elle a reçu une feuille pour aller travailler à RETHEL, mais étant malade, elle a les deux jambes et la figure enflées (probablement du froid), elle ne peut y aller maintenant.
La cellule est une pièce assez vaste, très propre, peinte à la chaux, comme meubles, il y a une planche et une paillasse, dans un renfoncement des cabinets, pas de glace, pour cuvette un seau. Il y a un vasistas grillé sans carreau, aussi la nuit elles ont eu très froid, elles ont demandé une couverture, on leur a donné un oreiller, on leur a refusé. Elles ne pouvaient avoir ni livre ni ouvrage, aucune distraction, on leur a refusé l’assistance à la Messe le dimanche. Elles communiquaient entre elles en criant fort et en chantant. Quand un Allemand paraissait, elles chantaient : »Ne parle pas Rose, je t’en supplie.. » ou « Prenez garde, la Dame blanche vous regarde… »
Quand elles sont arrivées dans ces cellules, l’heure du repas était passée, l’aînée a été près de 20 heures sans avoir mangé, elle a eu une faiblesse; la plus jeune avait pu avoir 2 oeufs qu’on lui avait passés en cachette, elle ne se plaint pas du manger, il était mieux que chez eux (c’est la ville qui les nourrissait). Elle était tellement engourdie de ne pouvoir aller et venir à son aise, qu’elle a fait de la gymnastique sur sa planche, elles ont dansé chacune toute seule, l’une chantait la musique pendant que l’autre dansait, à tour de rôle.
Le dimanche, elles ont entendu le concert que l’on faisait aux blessés. En somme, elles ont pris cela le mieux possible.
Mais il paraît que maintenant, la plus jeune se décourage, son affaire n’en finit pas, on parle d’un an de prison en ALLEMAGNE, d’une façon comme d’une autre, elle voudrait sortir de cellule.
Temps couvert. Nous allons au Fond de GIVONNE. Vols de légumes. Papa va à la terre, on a enlevé 2 pieds de pommes de terre pour voir si elles étaient mûres, il n’y avait rien au bout, on a laissé le reste.

Offensive russe.

Lundi 2 Juillet 1917

Malade. Je reste couchée, mal à l’estomac.
Vols considérables de légumes au Fond de GIVONNE, à BALAN, par les Allemands, tous les jours, rien à faire, rien à dire.

Mardi 3 Juillet 1917

Encore malade.
Les Allemands vont prendre le logement de Mme BACOT pour faire un Casino pour les généraux. Ils laissent 3 ou 4 pièces à la femme de chambre. Les domestiques installent une cuisine dans la sellerie.
Nouveaux vols de légumes.
Location de jardinières pour le Prince EITEL (fils de GUILLAUME) pour garnir la table. Ils ne nous demandent pas si on veut leur prêter, ils les prennent.

Mercredi 4 Juillet 1917

Les troupes de BALAN et du FOND DE GIVONNE sont parties, il va en revenir des autres. On prend presque tout l’appartement chez GUIBOURG pour un Général.
Pluie.

Jeudi 5 Juillet 1917

Nous nous pesons sur la bascule de Mme BACOT.
Papa pèse 124 livres (127 le 8 Juin)
Maman : 111 (111)
Suzanne : 114 (112,350)
Germaine : 101 (106)
Nous mangeons chez tante.

Emilienne WUIRION condamnée à un an de prison, est partie à VALENCIENNES.

Vendredi 6 Juillet 1917

Ravitaillement épicerie : (pas de riz ni café) : pois: 500 g ; farine de froment: 500 g ; crème de riz: 200 g ; choucroute: 200 g ; biscuits: 250 g ; céréaline: 200 g ; légumes séchés: 200 g ; sel: 150 g ; sucre: 150 g ; allumettes: 2 boîtes ; lait: 1 boîte ; soude.

Samedi 7 Juillet 1917

Ravitaillement : 250 g saindoux ; 250 g lard ; 250 g viande salée.

Dimanche 8 Juillet 1917

Pluie. Nous ne sortons pas.
Reçu carte de Mr CHARITE.

Lundi 9 Juillet 1917

Nous allons au jardin de Mr ANDRE cueillir des groseilles. Le soir nous allons au FOND DE GIVONNE chercher des légumes ( 1 ou 2 fois par semaine).
Grand nettoyage du magasin.
Grand conseil sous la présidence de l’Empereur à BERLIN pour discuter des questions politiques graves soulevées au Reichstag.

Mardi 10 Juillet 1917

Maman est malade, elle se lève à midi et se recouche vers 3 heures. Le docteur vient le soir, elle a une très forte fièvre.
J’ai été voir les Allemands murer les portes de l’appartement BACOT, c’est du propre !
Carte à Mr CHARITE.
Les journaux allemands parlent de mouvements politiques. Il a dû se passer quelque chose d’assez grave d’après la séance du Reichstag.

Mercredi 11 Juillet 1917

Maman est toujours malade, la fièvre est tombée, mais elle a de fortes coliques et des maux de tête qui l’empêchent de dormir. Elle ne descend pas, elle reste au lit. Elle s’est purgée ce matin par ordre du docteur.

Nous sommes toujours de cuisine. Maman mange un oeuf à la coque vers une heure, et le soir des petits pois et des pommes de terre avec un oeuf à la neige.
Les Russes ont avancé de 12 km.

Jeudi 12 Juillet 1917

Le docteur PERIGNON revient comme il l’avait dit. Il dit qu’elle a de l’inflammation intestinale, de l’entérite. Il dit que beaucoup de personnes ont cela en ce moment, c’est causé par la nourriture, par le pain, etc… Il la met à la diète, elle ne doit prendre que du bouillon de légumes, 4 fois par jour, entre temps de la tisane. Il reviendra après-demain.
Nous sommes de cuisine.
Les Russes avancent toujours.

Les journaux allemands parlent toujours de l’agitation politique qui tourne à l’aigre. Il dit que beaucoup de partis ont de la méfiance contre le chancelier. Un député du centre (qui jusqu’à présent était calme) a déclaré qu’il voulait le système parlementaire et la paix sans annexion ni indemnités.
L’Empereur a fait rappeler le Kronprinz pour avoir avec lui une conférence, il vient d’en avoir une avec le chancelier.

Au Reichstag, on a discuté le manque de fruits, de légumes, l’augmentation des loyers. Pour le manque de charbon, ils ont dit qu’ils fourniraient du charbon à chaque famille pour l’hiver, pour un seul poêle. (Nous pouvons être sûrs de ne pas avoir celui qui est commandé !!!).

Vendredi 13 Juillet 1917

Maman toujours malade.
On ne peut plus avoir de lait écrémé (qui tourne toujours) que sur un certificat du médecin.

Anniversaire de la mort de Mr BUSSON.

Je suis très enrhumée.
Changement de chancelier en ALLEMAGNE. MICHAELIS remplace DE BETHMANN-HOLLVEG, démissionnaire.

Samedi 14 Juillet 1917

Hélas ! triste 14 Juillet ! le 3ème depuis l’occupation, et espérons-le, aussi le dernier.
A l’heure où, en temps de paix, nos soldats défilaient dans la rue après la revue, aujourd’hui passent des soldats allemands sous leurs gros casques des tranchées, recouverts de bâches, menés au son des fifres.. Quand entendrons-nous donc nos clairons qui, eux, au moins, ont l’air militaire.
C’est avec plaisir que nous voyons le beau temps souhaité pour les revues et les cérémonies de la FRANCE libre. Pour nous rappeler que c’est aujourd’hui le 14 Juillet, nous mettons un bouquet tricolore à la salle à manger, c’est malheureusement tout ce que nous pouvons faire.
Nous ne fermons pas le magasin cette année parce que, maman étant toujours malade, nous ne pouvons pas sortir.
Le docteur est venu ce matin. Il dit qu’il faut que maman se réalimente peu à peu, mais éviter pendant 8 à 10 jours les légumes verts. Elle peut se lever et descendre. La crise d’entérite n’a pas été générale dans l’intestin, c’est pourquoi elle peut recommencer à manger peu à peu.

A la porte d’entrée de la Rue St Michel, ils ont mis une grande pancarte : Kasino des General : stabskursus.

Dimanche 15 Juillet 1917

Beau temps. Nous allons promener avec tante Marie et Hélène.
Dans la nuit de samedi à dimanche, fort orage et fort canon. Nous voyons un aéro. C’esr sûrement un français, on n’entend pas beaucoup le moteur, et il apparaît comme un point microscopique blanc au soleil.
Les Allemands annoncent de fortes attaques françaises en Champagne, après une préparation d’artillerie de 4 jours.

Lundi 16 Juillet 1917

Les généraux et officiers doivent être arrivés chez BACOT, car le soir, on entend un concert symphonique. Après-midi, on entend des détonations. Continuation du nettoyage complet du magasin.

Mardi 17 Juillet 1917

Pluie.

Jeudi 19 Juillet 1917

Les Boches enlèvent les cloches de l’Eglise.. Mr DEBRULLE va à CHARLEVILLE, maman a demandé un laissez-passer le 2 Avril, elle n’en a toujours pas de nouvelles et va refaire une demande.
Allons aux Vignes.

Vendredi 20 Juillet 1917

Les perquisitionneurs du cuivre passent avec leurs sacs et leur voiture. Ils viennent chez nous par erreur et ils ne visitent pas.

Samedi 21 Juillet 1917

Nouvelle combinaison pour le charbon : Il faut payer 3 fois la valeur du charbon que l’on commande, en or. On vous remboursera le surplus en billets de ville. La livraison n’en est pas assurée. Quels voleurs ! C’est un moyen pour avoir notre or, quitte à ne pas nous donner de charbon, à nous rendre tout en billets de ville, s’ils rendent jamais quelque chose. S’ils ont du charbon, qu’ils nous livrent donc nos 42 sacs qui nous manquent, et que nous avons payés depuis plus d’un an en argent allemand. Quant-à notre or, ils n’en verront pas la couleur, nous n’aurons pourtant pas de charbon pour l’hiver, si on a trop froid, on restera couchés, mais on n’ira pas leur fournir de quoi continuer la guerre. Papa va tâcher d’aller au bois pour avoir au moins de quoi faire la cuisine.. Ah ! la perspective de passer l’hiver n’est pas gaie. Presque rien à manger et rien pour se chauffer, qu’allons-nous devenir ? En tout cas, ça sera comme ça sera, mais on ne leur donnera pas un gramme d’or, on brûlera plutôt nos rayons et nos chaises.
La femme de chambre de Mme HALLEUX vient au magasin, elle part lundi avec Mme de MONTAGNAC et ses 4 enfants pour la FRANCE, l’aînée étant malade comme sa soeur qui vient de mourir. Elle nous assure que le Sous-officier de la Commandanture lui avait dit que nous étions sur la liste des personnes devant partir au prochain train, qui, d’après l’avis de tout le monde, partirait après les travaux des champs, des champs finis, c’est-à-dire à l’entrée de l’hiver.
Ravitaillement épicerie : sel : 200 g ; sucre : 150 g ; mokaline : 100 g ; riz : 100 g ; cacao : 200 g ; poudre de biscuits : 100 g ; biscuits : 500 g ; savon : 100 g ; fromage : 200 g ; poisson salé ; haricots : 250 g.
Nous faisons la queue pendant plus d’une heure.

Dimanche 22 Juillet 1917

Beau temps. Aéros. Nous allons promener, c’est la première fois que maman ressort.
Ravitaillement : lard : 250 g ; saindoux : 500 g . Nous y allons 5 fois et nous attendons plus d’une 1/2 heure chaque fois, et, fatiguées de faire la queue, nous revenons. Nous sommes servies à 5 h 1/2. Le ravitaillement aurait dû être terminé à 5 heures.

Lundi 23 Juillet 1917

Mr DEBRULLE dit que grand-mère va bien et qu’elle est bien contente de savoir que nous ne travaillons pas pour les Allemands.
A CHARLEVILLE, ils sont à peu près comme ici, mais toujours mieux quand même. Les légumes surtout sont meilleur marché : les pommes de terre 0,60 F le kg (ici : 2 F) les haricots : 0,40 F la livre (ici : 1 F) etc.. Il y a toujours un marché où on trouve de tous les légumes, ainsi que des fruits. Ici, pour avoir à manger, papa est obligé d’aller presque tous les matins au Fond de GIVONNE. A 5 h du matin, il y a déjà des gens qui en reviennent. Il faut mendier à toutes les portes, pour revenir avec 1 ou 2 kg de pommes de terre à 2 F le kg. C’est vraiment malheureux, il n’y a pas de marché, il ne pourrait pas en avoir comme l’année dernière avec 1 ou 2 marchandes, parce que les gens se battraient. Ce qui fait le grand manque de légumes et les prix exorbitants, c’est la quantité de soldats, de boches et de bochines civils qui sont ici, tous leurs casinos raflent tout. Puis ces troupes volent partout, ainsi que des civils, que la faim et le besoin rendent voleurs.
A CHARLEVILLE, il n’y a pas de troupes et de civils comme ici, il n’y a que des officiers de bureaux, il n’y a pas non plus de prisonniers russes ou flamands comme ici. Il y a 7 ou 8 prisonniers noirs qui balayent les rues.
A CHARLEVILLE, les hommes sont obligés de saluer les officiers, les dames (françaises naturellement) doivent descendre du trottoir pour laisser la place aux officiers, elles ne sont pas tenues de saluer.. Si ces ordres ne sont pas observés, la première amende est de 50 M, la 2° de 150 M, et à la 3ème fois, on va en ALLEMAGNE.

Mme de MONTAGNAC et ses enfants partent pour la FRANCE avec Mme RAFFY et ses deux filles.

Deux employés de la Mairie passent pour nous faire signer nous deux Suzanne, comme quoi nous travaillons au magasin de 7 h du matin à 7 h du soir. C’est encore pour prendre des jeunes filles pour la moisson.

Papa reçoit l’ordre de trouver 30 nouveaux logements pour officiers :
« A la ville de SEDAN :
La Commandanture a un besoin urgent de 30 nouveaux logements d’officiers.
La ville annoncera à la Kommandantur pour le samedi 28 courant à midi le nombre demandé des logements, en indiquant exactement les numéros, rues et nombres de chambres.
Il est observé de nouveau que ces logements doivent être mis à la disposition de la Kommandantur sans aucune faute, et qu’on donnerait l’ordre d’évacuer les habitants des maisons au cas où la ville ne pourrait pas donner une réponse suffisante. »

Signé : VON METZSCH
Major n. Et. KOMMANDANT

Mardi 24 Juillet 1917

Couture.

Mercredi 25 Juillet 1917

Couture.

Jeudi 26 Juillet 1917

Maman est encore malade, elle va se recoucher l’après-midi.

Vendredi 27 Juillet 1917

Il y a un an, je passais le brevet, j’aime mieux que ce soit fait qu’à faire. On trouve le temps bien long, mais quand on regarde en arrière, on est tout surpris de voir que ça passe si vite.
On voudrait quand même que ça passe plus vite pour arriver plus vite à la fin. C’est que plus on avance, moins on voit la fin. Je compte bien encore au moins un an de guerre.
Que deviendrons-nous dans les pays occupés. On se demande vraiment si on pourra résister pour la nourriture jusque là. On vole toujours dans les terres les pommes de terre d’hiver qui ne sont pas mûres. Pourvu qu’on nous en laisse assez. Jusqu’à présent, on n’est pas retournés à notre terre depuis la fouille de deux ou trois pieds. On dit en ville que les Allemands saisiront la moitié des récoltes des particuliers. Ils avaient pourtant promis de ne pas y toucher, mais paroles d’Allemands ! Enfin, il n’y a rien de sûr. Ils mettent une affiche de saisie de caoutchoucs de toutes sortes, souliers de tennis, rondelles pour souliers, vieux bouts de tuyaux etc.. vieux bouts de ficelle, caisses en bon état, tonneaux, métaux de toutes sortes, bouchons, liège, étoffes, légumes farineux, pois, haricots dont la graine n’a pas été fournie par le Ravitaillement, céréales : blé, seigle, etc..
Il paraît que la portion de pain va être diminuée de plus de 100 g par personne.
On bassine à BALAN que tous les fruits sont saisis.
On bassine en ville que le prix des pommes de terre est fixé à 25 F les 100 kg (au lieu de 200 et 250 F).

Samedi 28 Juillet 1917

Dans la nuit de vendredi à samedi, vers minuit, canon-revolver, mitrailleuse, d’abord assez loin, puis à SEDAN. Il paraît que des éclats sont tombés sur les toits. Les Boches de la maison se lèvent précipitamment, on leur crie de se lever dans la cour, ils descendent et passent dans la cour en courant, ils vont probablement dans la cave.
Sont-ils froussards ! Tout le monde remarque qu’ils ont toujours une grande peur des aéros.
Des officiers qui logent en ville descendent dans les caves, et les civils ne bougent pas. Nous restons bien tranquillement dans nos chambres, je vois des lueurs par la fenêtre, c’est très beau, je n’ai pas peur du tout. On s’habitue à tout, même au danger.
On raconte en grand secret que des aviateurs français sont passés en automobile pendant les bombes, et que les Allemands auraient même tiré quelques coups. Nous avons bien entendu passer une auto à ce moment-là, mais cela ne prouve pas que c’est vrai, on est tellement incrédule.
On dit que les Russes reculent toujours, il y a des gens qui prétendent qu’il ne faut plus compter sur la RUSSIE, moi je ne me laisse pas décourager ainsi, j’espère que les Russes sauront se ressaisir, c’est tout de même bien ennuyeux.
Orage. Le Kronprinz passe.

Dimanche 29 Juillet 1917

Il y a 3 ans, mobilisation des troupes de couverture (3 ans déjà ! ou 3 ans seulement !).
Orages. Nous ne sortons pas.
Tous les gens maigrissent beaucoup en ce moment. Se nourrir exclusivement de légumes verts, ce n’est pas cela qui donne des forces.

Lundi 30 Juillet 1917

Nous allons avec tante Félicie voir sa terre à TORCY.

Mardi 31 Juillet 1917

Pluie. On bassine que tous les fruits sont saisis.

Mercredi 1er Août 1917

Papa arrache 6 pieds de pommes de terre à FLOING, il y a près de 4 kg. Il arrache un pied aux Vignes, de peur qu’elles ne pourrissent comme celles de tante Félicie, il y a 2 kg de belles.
Nous avons 1771 pieds à FLOING et plus de 300 aux Vignes, en admettant que les chiquettes ne produisent pas tant, nous en aurons grandement pour nous, ne pas manger trop de riz, si on ne nous les vole pas !!!
On va être diminués de pain, au lieu de 3,520 kg par quinzaine et par habitant : 2,880 kg allemands et 0,640 kg américain, nous aurons maintenant 3,300 kg (2,700 allemands et son, et 0,600 kg américaine).
Beaucoup de personnes sont malades, en ce moment nous le sommes, maman, Suzanne et moi. On attribue cela au pain et aux légumes verts et pommes de terre pas mûres. Mon oncle Charles a beaucoup de fièvre, le docteur y va, il suppose que c’est un embarras d’estomac, il reviendra demain.
On ne trouve pas de pommes de terre au FOND de GIVONNE depuis que le prix est fixé à 0,25 f le kg, et ils les vendent plus cher.
Il circule en ville que les Allemands veulent rétrécir leur front (????).

Jeudi 2 Août 1917

Hélène ne vient pas chez tante, mon Oncle Charles est toujours malade. Pluie.

Vendredi 3 Août 1917

On a 110 g en moins de pain par personne et par jour. On a 225 g de pain par personne et par jour. Ca n’est pas lourd, il est un tout petit peu moins mauvais. Tout le monde a de l’entérite, c’est surtout à cause du pain.

Samedi 4 Août 1917

Commencement de la 4ème année de guerre. Sera-ce la dernière ???

Dimanche 5 Août 1917

Nous allons promener à la terre, il y a déjà quelques pieds de pommes de terre bons à arracher.
Mon oncle Charles a passé une très mauvaise nuit, il n’a fait que divaguer, il entendait chanter comme à l’Eglise, il voyait des femmes en noir, il n’a cessé d’appeler Hélène pour lui demander si elle voyait ceci ou cela qu’il s’imaginait voir. Je crois que le champagne, le café et les grogs, y ont contribué.

Lundi 6 Août 1917

Pluie. Nous attendons 1 h 1/2 au Ravitaillement d’épicerie.
sucre : 225 g ; sel : 200 g ; crème de froment : 125 g ; biscuits : 500 g ; pois : 2.. ; soude ; savon.

Mardi 7 Août 1917

Pluie. Ravitaillement : lard : 250 g ; saindoux : 250 g ; viande salée : 250 g.
Affiche : il faut déclarer les tuyaux que l’on a, leur diamètre, les cliches de portes en cuivre, etc.. tout ce qui est métal est saisi.

Mercredi 8 Août 1917

Nous allons chez Mme ANDRE lui faire un chapeau. Pluie.
Les Allemands suppriment le gaz aux particuliers, ils aplatissent les tuyaux. Ils ont déjà commencé à TORCY.

Jeudi 9 Août 1917

Nous allons aux Vignes.
Déballage de 4 caisses de vaisselle de LONGWY.

Vendredi 10 Août 1917

Il y a eu contrordre pour la suppression du gaz aux civils, c’est arrêté.
Mme BOURDON réclamée par prisonnier par sa mère qui est en FRANCE, indécise du parti qu’elle devait prendre, a été trouver le Commandant pour lui demander avis. Il lui a dit : Allez-vous en près de votre maman, vous serez beaucoup mieux qu’ici, il n’y aura pas de chauffage pour l’hiver, le ravitaillement n’est pas assuré, votre enfant peut avoir faim ou froid et tomber malade. Il les a inscrits et lui a dit qu’il y aurait un train à l’entrée de l’hiver.
Les pluies continuent, le temps est mauvais pour les récoltes qui étaient si bien parties, tout pourrit.

La saisie des fruits est levée (paraît-il).

Samedi 11 Août 1917

Pluie. Papa va à la terre tous les jours pour surveiller.

Dimanche 12 Août 1917

Nous allons à la terre. Papa arrache 25 pieds de pommes de terre, il y a 11 kg. Elles sont assez belles, plutôt moyennes, je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup de gâtées.
Fête à SEDAN (elle est belle !).

Lundi 13 Août 1917

Pluie. Nous allons aux Vignes lier les salades. Papa arrache environ 5 routes de pommes de terre (60 pieds environ). Tout le monde dit qu’il faut les arracher. Elles sont belles et la récolte assez forte, mais il y en a passablement de gâtées. Le terrain trop fumé est beaucoup trop humide. Canon très fort.
Commande à LONGWY.

Mardi 14 Août 1917

Pluie.

Mercredi 15 Août 1917

Assomption. Suzanne quête à la Messe, je quête avec elle aux Vêpres. Orages. Arrivée de gamins boches environ de 13 à 18 ans. C’est paraît-il des collégiens qui viennent en vacances. Ils ont tous des casquettes comme des officiers ou des polos comme les soldats. Beaucoup sont habillés presque comme des soldats, et portent même un espèce de poignard. Ils ont un brassard, les uns noir blanc rouge, les autres noir et blanc, d’autres vert, j’en ai vu même un qui portait un brassard rouge avec le croissant turc blanc. Que viennent-ils faire ici ?. Ils sont accompagnés de professeurs probablement portant également la casquette d’officier et un brassard. Ils saluent les officiers, ainsi que les gamins.
Ils sont arrivés accompagnés par une musique affreuse, à se boucher les oreilles, c’est une musique militaire.
Il y en a plus de la moitié qui ont des lunettes (décidément, les marchands de lunettes doivent faire fortune dans ce pays-là).

Jeudi 16 Août 1917

Pluie. Un Boche vient demander à échanger des billets de ville pour de l’argent français. Il insiste beaucoup, promet un fort taux (40 %), nous donnera même de l’argent allemand si nous voulons. Il ne démarre pas, il dit : « Vous avez bien votre petit trésor, votre petite cachette ». Devant un refus complet, il s’en va.

Vendredi 17 Août 1917

Nous allons chez Mme ANDRE faire un chapeau. Le beau temps est enfin revenu, mais un peu tard, nos pommes de terre des Vignes sont plus qu’à moitié pourries.

Samedi 18 Août 1917

Je vais aux Vignes avec papa pour ramasser les pommes de terre, lier les salades, et préparer les poireaux à repiquer. Je suis très fatiguée. Madame CLARYSSE y est pour ramasser les pommes de terre de tante Félicie et le commencement de celles d’Hélène. Nous rentrons tard parce que la brouette se renverse et est cassée, nous sommes obligés de surveiller les sacs restés au milieu du chemin, pendant que le jardinier va chercher une autre brouette.
Mon oncle Charles se lève un peu depuis quelques jours, mais se recouche un peu l’après-midi. Il a été bien pris. Des quantités de personnes ont été comme lui. Madame LENOBLE en est morte. Il a bien du mal à se remettre, il est très faible et ne mange pas beaucoup. A partir d’aujourd’hui, le docteur ne viendra que si on va le chercher, jusqu’à présent, il venait tous les jours.

Dimanche 19 Août 1917

Papa va aux Vignes repiquer de la salade. Il est toujours parti maintenant, soit pour surveiller, soit pour arracher les pommes de terre.
Le beau temps continue, il n’est pas trop tôt.
On nous a volé une quinzaine de pieds de pommes de terre à FLOING.

Lundi 20 Août 1917

Les gamins boches viennent au magasin, la plupart causent un peu français, ils écorchent plus ou moins les mots. Beaucoup portent sur leur brassard : « Jugendwehr Kreis Moers », d’autres « Augusta Gymnasium Coblenz ».
Je ne vais pas aux Vignes, je suis trop fatiguée. On arrache le reste des pommes de terre BEGUIN. Ils en auront environ 280 kg, sans compter les plus gâtées. Il faut compter qu’avec les pommes de terre récoltées maintenant, il faudra vivre un an. Pour nous, nous comptons qu’il nous en faudrait bien 1000 kg.

Mardi 21 Août 1917

Arrachage des pommes de terre à FLOING. Papa et Mr CLARYSSE sont partis tout au matin. Suzanne et Mme CLARYSSE leur ont porté à manger, elles sont parties à midi (Mme CLARYSSE a mangé chez nous), elles ramassent les pommes de terre. Elles reviennent à 8 h 1/2 du soir. La voiture a de la peine à avancer, elle crie sous le poids. Ils ont arraché le plus grand carré.
Première sortie de mon oncle Charles, de chez eux à chez nous, et il a trouvé que c’était bien loin, il est très faible, il a une canne, il n’a voulu personne pour l’accompagner, il marche très très lentement, il a peur de tomber, il est beaucoup changé, de derrière on dirait un homme de quatre vingts ans, il se tient voûté, il a un dos étroit et un petit cou, de derrière il n’est pas reconnaissable.

Mercredi 22 Août 1917

Je vais à la terre avec papa et Monsieur ANDRE chercher les pommes de terre qu’ils avaient été obligés d’enterrer hier faute de sac, et parce qu’ils n’auraient pas pu ramener tout cela. Il y en a bien 200 kg. Heureusement qu’on n’a pas découvert le trou en notre absence !
On arrache une route de chiquettes, la récolte n’est pas plus mauvaise que ça, il y en a passablement pour la plante qu’on a mise, il y en a même quelques grosses mais elles ne sont pas encore tout à fait mûres. Mais comme on vole beaucoup en ce moment, on préfère en avoir moins mais les tenir. Nos choux-navets sont superbes, il y en a qui pèsent 2 et 3 kg.
Je suis fatiguée surtout de pousser ou de retenir la voiture, car le chemin est très mauvais.
Il y a des gamins boches qui font la moisson.

Jeudi 23 Août 1917

Nous reprenons le journal allemand depuis aujourd’hui à cause des offensives en FLANDRE, à VERDUN, et en ITALIE. Nous ne le prenions plus depuis le recul des Russes, on aimait mieux ne rien savoir, on n’était plus au courant de rien. Ce n’était pas utile de lire tous les jours : « Les Russes reculent », commenté avec exagération naturellement, on a besoin de réconfort et cela n’en donnait naturellement pas.
Nous allons aux Vignes arroser nos poireaux repiqués.
Papa a fini ce matin d’arracher le reste de nos pommes de terre des Vignes.

Vendredi 24 Août 1917

Couture.

Samedi 25 Août 1917

Papa et Mr CLARYSSE partent de bonne heure finir d’arracher nos pommes de terre de FLOING. Ils reviennent vers 4 h 1/2. Il y a à peu près 200 kg. La récolte n’a pas été mauvaise, surtout quand on considère la plante que nous avons mise, et que le terrain n’était pas fumé. Il n’y a pas eu beaucoup de gâté, heureusement que c’était du sable !
Vers 7 heures, je vois passer 25 ou 30 prisonniers français encadrés d’Allemands. Je suis tellement émotionnée, je m’y attendais si peu, que je n’aurais su dire un mot. Ils sont habillés de gris-bleu, un a un casque, 2 ou 3 un bonnet de police gris-bleu, les autres ont sur la tête un espèce de bonnet de police en grosse toile couleur de la terre, c’est probablement une enveloppe qu’ils mettent dans les tranchées. Beaucoup de gens sont dehors, personne ne dit rien, tout le monde a l’air ahuri. Il est vrai que c’est très étonnant qu’ils les fassent passer ainsi en ville. On en a tellement vu de toutes les façons, des Russes, des Roumains, et surtout des prisonniers civils habillés de pièces et de morceaux, quelques uns même ont l’uniforme français de 1914, d’autres des parties d’uniforme actuel, qu’on se demandait tout d’abord : est-ce des civils, est-ce des soldats ?. Ces bonnets kaki contribuaient aussi à nous rendre perplexes. Mais enfin, on a bien vu que c’étaient des soldats, par le casque et la propreté de leurs habits. Des gens couraient pour les voir, mais on n’entendait pas un cri, nous sommes payés pour savoir ce qu’une démonstration nous coûterait. Ça fait rien, c’est rageant de se voir réduit ainsi au silence, quand on fêterait si volontiers. Et dire que voilà 3 ans que ce régime dure !
Voilà 3 ans aujourd’hui que les Allemands sont à SEDAN ! Comment sera SEDAN au 25 Août 1918, on n’ose pas se le demander, on a peur que ce soit la même chose, même pas la même situation, plus terrible : la faim ou l’évacuation.

Dimanche 26 Août 1917

Je quête à la Messe et aux Vêpres. Nous allons à FLOING voir nos haricots. En revenant, nous rencontrons environ 2000 gamins boches, précédés de la musique. Ils sont divisés comme les soldats en groupes conduits par un professeur, commandés par des gamins qui ont des galons sur leur brassard. Ils vont au monument de FLOING. Ce n’est pas étonnant qu’il y en avait tant en ville ce matin, c’étaient ceux des villages qui avaient réunion ici. Ils entraient au magasin par 50 à la fois pour acheter des cartes postales et (dignes successeurs de l’armée allemande), ils nous ont volé différentes choses.
Les plus petits ont de 10 à 12 ans, les plus grands de 18 à 19 ans. Ils sont tous très maigres et pâles de figure, on croirait plutôt des Anglais que des Allemands. On voit qu’ils ne mangent pas à leur faim.
Le soir, concert au casino BACOT jusqu’au moins 3 h du matin.

Lundi 27 Août 1917

Pluie.

Mardi 28 Août 1917

Pluie.

Mercredi 29 Août 1917

Pluie.
La nuit de mardi à mercredi, tempête. Grand feu chez FROMENT, au passage à niveau de TORCY. Tout est brûlé. Les bâtiments étaient habités par des « Chemins de fer » et des Russes.

Jeudi 30 Août 1917

Pluie. Il paraît que les Allemands vont prendre tous les chevaux qui restent à SEDAN. Le loueur passe comme tous les matins, tous les gens le regardent en riant, son cheval est attaché derrière la voiture, probablement dans le cas où il ne pourrait avancer, et la voiture est traînée par un buffle. Mais ce buffle a l’air têtu, et pour le faire avancer, l’homme est obligé de le tirer avec une grosse corde. C’est quelque peu ridicule. On dit même que le corbillard sera conduit par des buffles, mais il faut espérer que c’est une exagération et qu’ils laisseront au moins des chevaux pour cette circonstance.
Nouvelle affiche : On est tenus de faire la déclaration des matelas de : 1°) laine 2°) laine et crin 3°) crin, que l’on possède, à la Mairie pour le 1er Septembre. Si on n’obéit pas : 1000 M d’amende ou un an de prison.
L’affiche était déjà posée à BALAN il y a quelques jours. Les Allemands sont venus chez Mr DEBOUCHE avant qu’il n’ait eu le temps de faire sa déclaration. Ils ont démantibulé les lits qui étaient refaits, et ont eu beaucoup de toupet et de sans-gêne (comme toujours, quand ils sont naturels !). Ils ont noté ses matelas.

Vendredi 31 Août 1917

Reçu carte de Mr CHARITE (d’Août)
Mme ANDRE reçoit une lettre de Mme KILIAN avec 5 photos. Les photos sont toutes blanches, il est presque impossible de voir ce qu’elles représentent. La lettre sent la pharmacie, ils ont probablement voulu désinfecter la correspondance de SUISSE et c’est cela qui aura attaqué les photos.

Samedi 1er Septembre 1917

Ravitaillement : 3 oeufs par personne à 0,30 F pièce. Diminution du pain.
Nous déclarons : 2 matelas de laine et crin.
Nous faisons des chapeaux.

Dimanche 2 Septembre 1917

Ondées successives. Nous allons aux Vignes, puis au FOND de GIVONNE chercher des haricots.
Enterrement d’un gamin boche mort de la dysenterie. On le reconduit en musique à la gare.

Lundi 3 Septembre 1917

Couture. Pluie.

Mardi 4 Septembre 1917

Couture. Il y a 3 ans, premier bombardement de REIMS.

Mercredi 5 Septembre 1917

Mlle ANDRE et sa mère viennent pour passer l’après-midi. On leur fait un chapeau.

Jeudi 6 Septembre 1917

Beau temps. Chaleur. Pluies orageuses.
Ravitaillement épicerie : pois : 250 g ; céréaline de maïs : 200 g ; café : 100 g ; sucre : 225 g ; biscuits : 500 g ; savon : 150 g
sel : 200 g ; son : 300 g ; cacaolactine : 200 g .
Nous faisons la queue environ pendant 1 h 1/2. Ce ravitaillement nous coûte 10 F. Il y a du son dans les biscuits.

Vendredi 7 Septembre 1917

Ravitaillement : 250 g lard ; 250 g saindoux ; 250 g viande salée.
On entend le canon très très fort.

Samedi 8 Septembre 1917

Nous allons faire des chapeaux chez Mme ANDRE.
Depuis quelques jours, des gendarmes demandent les cartes d’identité dans la grand-rue, Place Turenne, au FOND de GIVONNE.

Dimanche 9 Septembre 1917

Nous allons voir nos choux-navets et nos haricots. Les haricots ont encore des quantités de fleurs, ceux qui sont en grains ne sont pas encore mûrs. Ils ont été plantés aussitôt qu’on a donné la plante, mais trop tard. Heureusement que la chaleur est revenue, cela les fera peut-être mûrir, il faut l’espérer.
Le Kronprinz passe.

Lundi 10 Septembre 1917

Couture. Beau temps. Carte à Mr CHARITE.
Le Kronprinz passe.

Mardi 11 Septembre 1917

Nous allons chez Mme ANDRE faire des chapeaux. Beau temps.
Je brode une petite brassière rose pour le petit Roger GODARD, Suzanne brode un bavoir.

Mercredi 12 Septembre 1917

Les commandes de charbon payées en argent français (billets si l’on veut, et non pas seulement en or comme on disait), arrivent.. Nous sommes très perplexes attendu que nous n’avons pas de chauffage pour l’hiver, beaucoup de personnes se décident à commander devant la perspective d’avoir froid, d’être malades, etc.. pendant l’hiver. Il est vrai que les conditions ne sont pas comme l’on disait. C’est la ville, et non pas les Allemands, qui fait verser 3 fois la valeur en monnaie française, afin de pouvoir acheter du charbon pour faire un ravitaillement pour tous, comme cela, ceux qui n’ont que des billets de ville, auront tout de même un ou deux sacs de charbon.
Maman ne peut pas se décider à commander, mais papa ne voit pas le moyen de faire autrement. On est devant un problème difficile à résoudre : vaut-il mieux avoir froid l’hiver et peut-être être obligés de rester couchés, ou leur donner de l’argent français qui leur permettra d’acheter chez les Neutres ? Dire que depuis le commencement de l’occupation, c’est toujours ainsi, choisir entre des peines, des amendes pour soi, ou leur livrer ce qui leur manque. Jusqu’à présent, nous pouvons dire que si tout le monde avait fait comme nous, ils n’auraient pas eu grand chose des pays occupés, malheureusement il y en a qui ont toujours trop peur.

Le Kronprinz passe.

Il y a un officier boche depuis hier chez tante, avec son ordonnance. Il fait partie du cours qui mange chez BACOT. Il loge dans le grand salon.

Jeudi 13 Septembre 1917

Nous allons promener.
Le Kronprinz passe et repasse.

Vendredi 14 Septembre 1917

Pluie. Couture.

Samedi 15 Septembre 1917

Pluie. Couture.

Dimanche 16 Septembre 1917

Nous allons voir le petit GODARD.
Les Boches font déménager une 3ème fois le personnel BACOT, ils les chassent complètement du premier étage. La femme de chambre a obtenu avec bien du mal de pouvoir se loger dans les 3 pièces du 2ème, à côté de nous on logeait le civil boche et le chemin de fer qui était là depuis au moins 3 ans. La Commandanture leur avait dit de chercher un logement en ville, elle a tout de même bien voulu faire déménager les deux Boches, mais elle s’est emparé des lits dans lesquels ils couchaient.
Il paraît qu’il va encore revenir des troupes dans la fabrique.
On entend le canon d’une façon épouvantable.
Vers 3 heures, un aéroplane passe très très haut, sans faire de bruit, c’est sans doute un français, peut-être cinq ou dix minutes après, 2 Allemands, plus bas et faisant du bruit, s’en vont dans la direction du premier. Ils font probablement la chasse parce que des officiers d’Etat-major ont l’air de regarder avec intérêt avec leurs jumelles. Le Français est plus malin qu’eux, il saura bien passer quand même.

Le Kronprinz passe plusieurs fois.

Le beau temps est revenu. Papa commence à bêcher notre terre, il s’est fait mettre 6 tombereaux de fumier par un Boche (c’est défendu, mais enfin !).

Lundi 17 Septembre 1917

Le temps est bizarre, tantôt le soleil, tantôt quelques gouttes de pluie.
Papa commande 2000 kg de charbon. Il verse 300 F en billets français de 5 et 20 F, on lui rend 246,75 F en billets de ville.
La livraison n’en est pas garantie.
On revient à l’heure au soleil.

Mardi 18 Septembre 1917

Nous allons à la Messe le matin. Maman va aux Vignes chercher des fleurs, l’après-midi, elle va au cimetière.
Beau temps. Il paraît que définitivement, le gaz va être supprimé aux civils.
On voit arriver l’hiver vraiment avec appréhension et frayeur. Pas de chauffage ni d’éclairage, il faudra rester couchés toute la journée, et peut-être encore sur le sommier s’ils prennent les matelas. Il nous reste peut-être 3 ou 4 bougies.
Papa bêche. Il retrouve près de 2 kg de pommes de terre, c’est presque une fortune en ce moment.

Mercredi 19 Septembre 1917

Beau temps. Maman va à la recherche d’oignons et de carottes (combien de fois on aura monté la côte du FOND de GIVONNE, et pour quoi rapporter, et à quel prix !).
Nous sommes obligés de manger nos haricots avec les cosses vertes. Ils ont des cosses énormes et charnues, mais en les faisant cuire longtemps, ils ne sont pas encore trop durs. Ils ne mûriront sans doute pas autrement.

Jeudi 20 Septembre 1917

Nous allons chez tante, nous n’allons pas promener.
Ravitaillement : 330 g porc salé par personne à 6,50 F le kg. Il y en a eu 1400 kg de volés dans le transport.

Vendredi 21 Septembre 1917

Couture. Nous faisons cuire un tout petit bout de porc salé, c’est très bon, il est fraîchement salé et très peu, pour qu’il se conserve pendant le transport. Il nous en faudrait bien autant à chaque ravitaillement, ça n’est pourtant pas beaucoup, mais on serait contents.
Ravitaillement épicerie : 300 g crème de riz ; 150 g pâtes (elles ont un drôle d’aspect !) ; 150 g sucre ; 200 g sel ; 500 g biscuits ; 100 g café ; 80 g soude ; 1 boîte de lait. Nous faisons la queue pendant plus d’une heure.

Samedi 22 Septembre 1917

Ravitaillement : 250 g saindoux ; 250 g viande salée et 80 g porc salé qui reste, par suite d’une erreur. Pas de lard.
Discours de RIBOT : Conditions de la FRANCE pour la paix : que l’ALLEMAGNE rende l’ALSACE-LORRAINE et qu’elle paye tous les dégâts qu’elle a faits dans les pays occupés.

7ème emprunt de guerre des Allemands.

Dimanche 23 Septembre 1917

Réponse de l’ALLEMAGNE au Pape : « L’ALLEMAGNE a toujours été prête à faire la paix ». GUILLAUME ne donne pas ses conditions, ce ne sont que des phrases du désarmement après la paix, liberté des mers, le monde établi sur la justice et le droit. En somme, il ne répond pas à ce que le Pape demandait : les conditions de paix des états belligérants. Ce n’est pas une réponse nette et franche comme le discours de RIBOT. On voit ce qu’il voudrait : qu’il y ait un armistice pour discuter, mais il est probable qu’on ne s’entendrait pas, alors il faudrait recommencer la guerre, alors il espérerait que les Alliés ne voudraient plus marcher. Toujours les portes de derrière avec eux, jamais de franchise.

Beau temps. Nous allons promener. Papa bêche toujours.
La ville grouille de Boches : nouveaux officiers d’Etat-major, soldats, gamins, etc..

Lundi 24 Septembre 1917

Beau temps. Papa bêche.
Nous apprenons la mort du Commandant PETITDENT, mort le 17 Août 1917 en Meurthe et Moselle. C’est la Commandanture qui a prévenu, il est mort probablement prisonnier des Allemands.

Le fils MASSARY en permission de samedi soir à lundi soir, vient nous souhaiter le bonjour de la part de Mr Charles WAHART, de VILLERS, le tourneur notre cousin. Il est resté là-bas avec sa mère, il était en vacances et n’a pu retourner à PARIS où il est professeur d’Allemand au Lycée Louis le Grand. Sa femme et ses enfants sont à PARIS.

Beau temps.
C’est la chasse aux pommes de terre, personne n’en trouve, ou contre échange : sucre, café, viande salée.

On dit qu’il n’y aura pas de train d’émigrés, les personnes sérieusement malades et les vieillards pourraient seuls partir.
Voilà le beau temps revenu et les aéros ne viennent pas nous rendre visite la nuit avec leurs bombes. On s’ennuie après, on se sentait moins seuls, on voyait qu’on ne nous abandonnait pas. Qu’ils reviennent donc, pour démolir toutes les installations de ces sales Boches !

Mardi 25 Septembre 1917

Beau temps.

Mercredi 26 Septembre 1917

A 9 h du matin, les Boches perquisitionnent chez tante Félicie. Ils sont à deux, ils visitent chacun séparément, leurs deux chambres particulièrement. Ils ouvrent toutes les armoires. Dans l’armoire de tante Félicie, ils trouvent environ 20 kg de sucre, (ils prétendent que c’est du sucre allemand), des petits gâteaux, des pastilles de menthe, du cacao, des allumettes, des savonnettes, etc.., avec des marques allemandes. Ils saisissent tout. Dans la chambre de tante Marie, l’autre policier vide ses armoires de fond en comble, ouvre toutes les boîtes, les vide, même les plus petites. Il trouve du chocolat, il veut le prendre, tante Marie se défend, il y a seulement 2 tablettes de chocolat allemand, le reste est du Turenne et du chocolat belge. Ils voulaient aussi prendre du café et du cacao, elle leur a dit que ce serait un vol parce que c’était du ravitaillement américain. Enfin, elles se sont emballées toutes les deux et ont dû même les traiter de voleurs.
Elles ont eu une veine insensée, ils sont venus 2 fois, la 2ème fois avec un sous-officier du tribunal, pour prendre ce qu’ils avaient trouvé. Si bien que pendant leur absence, elles ont pu faire évader pas mal de choses. S’ils avaient perquisitionné à fond, quelle affaire ! Ils en auraient trouvé de la fraude ! Mais ils n’ont fait qu’une perquisition superficielle. Ils ont tout de même été à la cave pour chercher le vin et le champagne. Ils ont trouvé … des bouteilles vides.
Ils ont dit que c’était une dénonciation, ils tenaient une lettre en main, ils n’ont pas voulu la leur montrer.

Si c’est un Français qui a fait la dénonciation, il mériterait d’être pendu. On ne peut pas se figurer qu’il y a des gens si lâches et si méchants. Tante Félicie tâchera d’en savoir l’auteur, mais il est probable que c’est une lettre anonyme. Je ne serais pas étonnée que cette dénonciation vienne de l’Allemand qui tient le Buffet de la gare et qui habite dans leur maison. Il cause parfaitement le français, et avec ses airs doucereux, il est capable de tout !

Un Allemand revient une 3ème fois chez tante Félicie pour leur demander leurs cartes d’identité.

Jeudi 27 Septembre 1917

Nous ne sortons pas, tante Marie est malade depuis 8 jours, elle a la dysenterie, et ce n’est pas leur affaire d’hier qui va la guérir.

Vendredi 28 Septembre 1917

Beau temps.
Tante Marie reçoit une feuille pour se présenter au conseil de guerre demain à 10 heures. Elle n’ira pas, elle est malade, le docteur est venu aujourd’hui.
On monte l’électricité de notre chambre. Nous sommes en défaut, la prise de courant est faite sur le compteur du Casino, et les Boches ne sont pas prévenus, parce qu’ils le déferaient.

Samedi 29 Septembre 1917

Tante Félicie va au conseil de guerre présenter le certificat du médecin. C’est extraordinaire qu’elle n’ait pas reçu de convocation pour elle.
Arrivée hier des marchandises de LONGWY.

Dimanche 30 Septembre 1917

Beau temps froid. Baptême de Roger GODARD.

Lundi 1er Octobre 1917

Ils cassent les grosses cloches de l’Eglise. Il paraît que la plus grosse pesait 2500 kg.

Mardi 2 Octobre 1917

Kronprinz passe. Couture.
Je suis enrhumée. Froid.

Mercredi 3 Octobre 1917

Froid. Couture. Nous allons chez Hélène faire son chapeau.
Tante Marie va au conseil de guerre, on lui demande simplement si elle connaît Mme DUPONT ravitailleuse, qui est en prison. Elle dit que non.

Jeudi 4 Octobre 1917

Nous allons chez tante. Pas de promenade.. Ils continuent à casser les cloches. Ils lancent les morceaux du haut du clocher. Ils cassent aussi les marches de l’Eglise, et les morceaux volent jusque chez les commerçants d’en face qui sont obligés de fermer leurs devantures. Si ce n’est pas malheureux de voir cela. Ils en auront du bronze, de cette manière ! Il paraît que les cloches de l’Eglise ont près de 15 cm d’épaisseur.
On dit (?) qu’il est question qu’ils prennent le Monument de la Place d’Alsace. Ça serait le comble !
Pluie. Brevet : Mr ARNOULD, Inspecteur à CHARLEVILLE, vient, il nous dit que grand-mère va aussi bien que possible, qu’elle s’ennuie beaucoup.
Marie ROBERT est la seule du Collège qui se présente.

Vendredi 5 Octobre 1917

Pluie. Couture. Grand froid.
Ravitaillement : 250 g haricots : 250 g céréaline ; 200 g poudre de biscuits ; 225 g sucre ; 200 g sel ; 150 g savon ; soude ;
100g torréaline.
Les biscuits seront distribués mardi, parce qu’il faut les démêler, il y en a beaucoup de mauvais.
(erreur : le ravitaillement est samedi).
M. ROBERT recalée au Brevet (écrit). Sur 11 garçons : 9 reçus, sur 9 filles : 4 reçues.
Je ne sais pas les résultats de l’oral.
Samedi 6 Octobre 1917

Ravitaillement épicerie. Pluie.
Couture. Kronprinz et sa suite passent 2 fois.
Tante Marie et tante Félicie vont au conseil de guerre. Elles sont condamnées chacune à 50 M payables dans les 3 jours en argent allemand.

Dimanche 7 Octobre 1917

Pluie à seaux toute la journée.
Ravitaillement : 1 livre lard ; 1/2 livre saindoux ; 1/2 livre viande salée.
Mlle WUIRION travaille depuis quelques jours aux pommes de terre.
Je dessine.
Y. LAROCHE et G. COLLIGNON partent ce soir pour CHARLEVILLE pour passer le Brevet Supérieur.
Une femme qui a été à IGES et a voulu passer 1 litre de lait a eu 30 M. d’amende.

Lundi 8 Octobre 1917

Le froid continue.

Mardi 9 Octobre 1917

Couture. Départ de l’officier d’Etat-major de chez tante.

Mercredi 10 Octobre 1917

Froid.

Jeudi 11 Octobre 1917

Nouvel Etat-major. Il y a 12 ou 15 officiers avec un uniforme que je n’ai jamais vu. Ils ont un képi vert avec un fond mou très haut et une visière ridiculement longue et pointue. Le képi est entouré d’un galon doré. Ça n’est pas beau. Ce sont sans doute des Bulgares. Il y a aussi des Turcs et des Autrichiens.
Toute l’AMERIQUE du Sud est en guerre contre l’ALLEMAGNE. Il ne reste donc plus comme neutres que : La SUEDE, la NORVEGE, le DANEMARK, la HOLLANDE, la SUISSE et l’ESPAGNE, de tout le monde entier !!

Nous allons chez tante faire des chapeaux de pauvres.
Y. LAROCHE et G. COLLIGNON viennent de CHARLEVILLE, elles sont reçues toutes deux. Grand-mère va bien. Mr VILLARD a grossi, Mlle ROUY de 15 livres, son frère de 12 livres en 1 mois. Ils ont du lait. Tout est très cher, on ne trouve rien comme mangeaille.

Vendredi 12 Octobre 1917

Couture. Les Allemands enlèvent une partie des orgues.

Samedi 13 Octobre 1917

Pluie. Couture.

Dimanche 14 Octobre 1917

Pluie. Je ne vais pas à la Messe, je suis malade.
Les orgues ne peuvent plus marcher. Les Allemands avaient dit qu’ils prendraient seulement les tuyaux qui ne servent que dans les grands jours. Mais ils ont si bien fait que le reste ne marche plus. Il est probable qu’ils ont tout démoli pour les prendre plus tard.
On dit aussi qu’ils prendront les lustres, les candélabres, les bougeoirs, tout ce qui est en cuivre, dans les Eglises et sur les autels. Il paraît que cela est déjà fait dans les pays du côté de RUMILLY. Il paraît aussi qu’ils parlent de prendre TURENNE et le monument de la Place d’ALSACE. Ils ne respectent rien, les choses les plus monstrueuses de leur part, on y croit, on s’y attend, rien n’étonne plus d’eux. Combien de fois a-t-on regretté depuis le commencement de la guerre que les Français n’aient pas tout brûlé, et n’aient rien laissé debout avant leur recul. Cela aurait fait de la peine au début, mais encore moins que de voir les Boches profiter de tout et pouvoir continuer la guerre en vivant sur nous. Détruit pour détruit, il aurait mille fois mieux valu qu’ils n’en profitent pas.

Nous allons voir Roger GODARD. Il a un peu grossi.
Un officier d’Etat-major turc vient au magasin, il ressemble très fort au Commandant de la Touche.
Reçu carte de Mr CHARITE.

Lundi 15 Octobre 1917

Mme et Mle ANDRE viennent l’après-midi pour faire un manchon.
Papa arrache nos haricots, ils ne sont pas encore mûrs, mais il gèle déjà.

Mardi 16 Octobre 1917

Nous recevons une feuille, Suzanne et moi, à 11 h 1/2, pour nous présenter au bureau du travail à 10 h 1/4. Nous y allons aussitôt avec maman. Avant nous, passe une femme d’au moins 50 ans. On lui demande sa feuille, son nom, puis : « alors, Madame, trouvez-vous à midi 1/2 à BALAN devant la photographie ROSSILLON ». « Pour quoi faire ? ». « Je ne sais pas, Madame, allez là-bas et c’est tout ». La pauvre femme n’a pu s’empêcher de dire : « C’est un peu fort tout de même ! »
C’est tout de même malheureux de se voir traiter de la sorte par des soldats qui n’ont même pas 30 ans !
A notre tour, les deux Boches ont causé ensemble, nous ont demandé nos feuilles et nous ont dit : « C’est bien vos noms, PARUIT Suzanne, PARUIT Germaine, c’est bien ». Maman leur a dit : « Il n’y a pas d’explications à donner » . « Non, Madame, c’est bien ». Nous ne sommes pas plus renseignées qu’avant. Nous rencontrons une jeune fille qui sortait comme nous rentrions, on lui a dit de se trouver aussi à BALAN à midi 1/2. Depuis 8 jours, voilà au moins 4 ou 5 fois qu’elle a dû se présenter au bureau du travail et on lui disait toujours comme à nous : « c’est bien », mais aujourd’hui, il faut qu’elle marche.
Il paraît qu’il y a eu beaucoup de convoquées hier et qui travaillent aujourd’hui, c’est surtout parmi les commerçants. Elle arrachent les pommes de terre à BALAN.
Il faut s’attendre à recevoir un de ces jours une nouvelle convocation. Dire qu’ils ne peuvent pas vous laisser tranquilles. Nous croyons en être quittes pour cette année, mais ce n’est pas encore fini, en ce moment, c’est les pommes de terre et les haricots, après ça sera les betteraves et les choux-navets, après …… ils trouveront encore quelque chose pour vous embêter. Ah ! quels gens ! Quand on est dans leurs griffes, on a bien du mal d’en sortir.
Bertrand le couvreur vient d’être emmené à POIX-TERRON. Les Allemands lui avaient donné ordre de se rendre à un endroit pour une réparation. Il y va, arrivé là-bas, on lui dit qu’on ne savait pas ce qu’il y avait à faire (cela arrive souvent comme cela). Il revient donc sans avoir rien fait. Le lendemain, on l’appelle à la Commandanture, et on lui demande pourquoi il n’a pas obéi, il répond qu’il s’est présenté et qu’on lui a dit qu’on ne savait pas ce que cela voulait dire. L’officier lui dit qu’il en a menti, alors Bertrand, qui n’est pas très endurant, lui répond que c’est lui qui ment, enfin ils se sont emballés tous les deux et se sont traités de tous les noms. Le lendemain, on donnait 1/2 heure à Bertrand pour se préparer, et il partait, accompagné d’Allemands, papa l’a vu passer. Il n’était même pas habillé convenablement par le froid qu’il faisait, il était en gilet. C’est comme dans la chanson : « Qui sait quand reviendra ? »

Mercredi 17 Octobre 1917

Le froid continue. Papa arrache le reste de nos choux-navets.
Il paraît que Mr FROISSARD est en prison.

Jeudi 18 Octobre 1917

Pluie.

Vendredi 19 Octobre 1917

Couture.

Samedi 20 Octobre 1917

Depuis quelques jours, nous avons du pain tout à fait noir, toute farine allemande.

Dimanche 21 Octobre 1917

Beau temps mais froid. Nous allons aux Vignes.
Ravitaillement épicerie : 750 g farine de riz ; 50 g café (si ça tombe sur le pied, ça ne fera pas trop de mal) ;
200 g soude ; 250 g biscuits ; 200 g haricots ; 1 boîte de lait ; 200 g sel ; pas de sucre, on dit qu’on n’en aura pas avant le mois de janvier.
Nous achetons un lapin de 19 F et quelques centimes, 6 F la livre, et c’est très bon marché !

Lundi 22 Octobre 1917

Pluie. Ravitaillement : 250 g saindoux ; 250 g lard ; 250 g boeuf salé.

Mardi 23 Octobre 1917

On parle d’un départ pour le 15 ou le 20 Novembre. 300 personnes partiraient.

Mercredi 24 Octobre 1917

Maman va à la Commandanture pour voir le Commandant. On lui dit qu’il n’est pas là. Un soldat la reçoit et lui demande le but de sa visite. Elle dit qu’elle vient pour savoir si nous sommes sur la liste pour le départ. Le Boche regarde la liste et dit que nous ne sommes pas dessus. Maman dit alors qu’elle en est bien étonnée, que le Commandant lui avait promis au mois de Juin que nous partirions au premier train. Le soldat lui dit alors de faire une nouvelle demande par écrit, parce que nous avons eu tort de ne pas faire la première par écrit, car ils veulent une preuve pour dire que nous ne sommes pas parties de force.
Maman renouvelle la demande le soir même, par lettre, au Commandant, et papa va la porter à la Commandanture.

Pluie.

Jeudi 25 Octobre 1917

On parle toujours de départ, les uns pour l’assurer, les autres pour en démentir le bruit (c’est ceux qui veulent partir et qui ont peur que des autres gens fassent des démarches. Ils se disent que moins il y aura de demandes, plus ils auront de chances de partir). Le soldat hier de la Commandanture a dit à maman qu’il y avait encore des places de libres sur les listes de la Commandanture (il doit y en avoir 2), mais que le nombre des personnes inscrites à la Mairie dépassait de beaucoup le nombre de places libres.
Pluie. Nous allons chez tante Félicie faire des chapeaux de pauvres. Elle a un nouvel officier depuis lundi. C’est un officier d’Etat-major. Il occupe les 2 salons, et fait un feu à rôtir un boeuf (pendant que nous n’osons pas allumer le nôtre. Malgré qu’il fait déjà bien froid, on éteint la cuisinière à midi).
Il paraît que les Français viennent d’avoir une victoire : 7500 prisonniers – canons et 3 km d’avance. Nous ne prenons aucun journal depuis quelque temps. Tant qu’il n’y a pas de fait essentiel, ce n’est pas la peine de lire leurs cancans.

Vendredi 26 Octobre 1917

Couture. Nous n’osons plus sortir parce que les gens sont devenus bien méchants. Plus d’une qui travaille de force a déjà fait bien des réflexions sur nous parce que nous ne travaillons pas, et plus d’une nous aurait fait travailler si elle le pouvait. C’est pourquoi quand nous sortons, nous allons le moins souvent possible ensemble.
Ravitaillement de galoches et sabots. Nous en voulions chacun une paire, il n’y a pas moyen d’en avoir, à 8 h du matin, il n’y en avait plus. On voit déjà des messieurs très bien en sabots dans la rue. Cet hiver, il y en aura beaucoup qui en seront réduits là.

Samedi 27 Octobre 1917

Nous avons fait 7 repas avec notre lapin de 3 livres.. Il y avait un temps infini qu’on n’en avait mangé, on l’a trouvé bon !
Maman va à la Commandanture pour avoir la réponse à sa demande. Le soldat était très occupé, il a passé la liste à une jeune fille de TORCY qui travaille dans ce bureau. Là, elle a dit : »Suzanne et Germaine PARUIT, oui Madame, elles sont inscrites : 2 places.
Nous nous demandons si cette liste est la liste des gens qui vont partir au prochain train, ou la liste des demandes de départ qui ont été faites. Dans le premier cas, nous partirions, dans le second, ….. nous pouvons bien ne pas partir, parce que forcément il y aurait des personnes rayées pour ce train-ci, il y a bien trop de demandes. Pour savoir, il faudrait voir cette jeune fille en dehors de la Commandanture. Il est vrai qu’elle n’est peut-être pas plus renseignée que nous. En tout cas, nous ne sommes pas encore parties ! Il ne me semble pas que nous pourrions partir si tôt. Enfin, attendons, on ne sera vraiment renseignés que la veille ou l’avant-veille du départ du train.

Dimanche 28 Octobre 1917

Assez beau temps. nous allons promener. Les Allemands ont monté un 2ème harmonium à l’Eglise à la place des orgues.

Lundi 29 Octobre 1917

Pluie.

Mardi 30 Octobre 1917

Beau temps. Je vais au FOND de GIVONNE avec maman, on ne trouve plus de choux.
Maman a demandé un laissez-passer pour CHARLEVILLE.
L’employé de la ville qui fait les réquisitions, est venu demander que l’on prête 5 plateaux et 30 flûtes tout de suite pour une représentation théâtrale. Le Boche qui reçoit à la Commandanture lui a dit qu’il ferait avoir un laissez-passer si on les donnait tout de suite. On les a donnés, et cet après-midi, maman a été trouver le Boche en question et lui a demandé son laissez-passer. Il a dit qu’il appuierait la demande et qu’il allait téléphoner à la Commandanture de CHARLEVILLE, mais que c’était très difficile de donner des laissez-passer. Nous n’aurons pas de réponse avant une quinzaine de jours. (Il n’est donc pas impossible d’avoir des laissez-passer. Personne n’en a parce qu’ils y mettent de la mauvaise volonté, comme toujours).

Mercredi 31 Octobre 1917

Pluie. Le matin, maman et Suzanne vont aux Vignes chercher des fleurs. Nous achetons un lapin de 26 F passés (4 livres…) pour faire une terrine au cas où nous partirions.

Jeudi 1er Novembre 1917

La Toussaint. Messe à 10 heures. Nous allons aux cimetières de SEDAN et TORCY l’après-midi. Beau temps assez froid. Nous voyons la jeune fille de la Commandanture.

Vendredi 2 Novembre 1917

Nous allons à la Messe de 7 heures.
Depuis aujourd’hui, le pain est bien moins noir. Tous ces temps-ci, il était tout noir et gluant. Aujourd’hui, il n’est pas cireux, mais il est bien sec. Si seulement on en avait du pareil jusqu’à la fin de la guerre, on ne se plaindrait pas. L’autre, je ne pouvais pas en manger, il ne digérait pas.
Nous demandons à la jeune fille qui travaille à la Commandanture si la liste sur laquelle nous sommes est la liste des personnes partantes, ou la liste des demandes de départ. Elle nous dit que nous sommes sur la liste de départ, que nous avons beaucoup de chance de partir n’étant pas inscrites dans les dernières, mais que cette liste sera remaniée jusqu’aux derniers jours, il y en aura des rayés pour être remplacés par d’autres qu’il plaira à la Commandanture de faire partir. Personne n’est sûr de partir, mais elle compte bien que nous partirons.
Le train qui devait être vers la moitié de Novembre sera sans doute reculé à cause de la fermeture de la frontière suisse (à cause des transports de troupes anglo-françaises en ITALIE). Elle dit que le train peut partir d’un jour à l’autre, mais que ça peut être plutôt encore long.
Il n’y a pas longtemps que la Commandanture est prévenue de former un train, il était convenu auparavant qu’il n’y aurait pas de départ avant avril à cause du grand nombre d’émigrés à rapatrier. Ils changent brusquement de décision, c’est pourquoi le meilleur est de se préparer tout en ne comptant pas partir maintenant.
Un employé de la ville vient apporter une feuille comme quoi maman doit se présenter à la Commandanture, il nous dit que la demande est acceptée (de laissez-passer pour CHARLEVILLE sans-doute),. Nous prévenons des commerçants qui nous ont déjà rendu service en allant à CHARLEVILLE, de préparer les commandes qu’ils auraient à faire.
Maman va à la Commandanture, et là, on lui dit que son laissez-passer est refusé, que le motif de commerce n’est pas valable. Il le savait bien, le Boche, mais c’est toujours bien les mêmes, une fois qu’ils ont ce qu’ils veulent, ils se moquent de vous, quelle franchise !). Maman insiste sur la promesse qu’il lui a faite de lui faire avoir un laissez-passer. Alors il lui dit de recommencer une demande en écrivant au Commandant. Maintenant, comme motif, il faut dire que c’est pour voir grand-mère (Madame SUZAINE nous a dit après que tous ceux qui avaient des laissez-passer, c’était pour question de famille). Il le savait bien pourtant, et puisque maman lui avait donné ses deux motifs en lui demandant lequel valait mieux, il savait bien qu’il ne fallait pas parler de commerce.
Un officier boche vient au magasin pour avoir un beurrier, je lui dis qu’il n’y en a plus. Il se met fort en colère et m’a dit : « Je vois que vous ne voulez pas me vendre, vous en avez, je vais aller me plaindre à la Commandanture et on fermera votre magasin » (Qu’il y aille ! il n’aura pas de beurrier pour cela, je ne peux pas lui en fabriquer !).

Samedi 3 Novembre 1917

Maman voit enfin Mr BENOIT. Il lui dit que nous avons bien fait de faire notre demande au Commandant, et de la renouveler ces jours-ci. Il dit qu’heureusement que nous ne travaillons pas pour les Allemands, sans quoi il n’y aurait guère de chances que nous partions. Pour le moment, il n’est plus question de départ. Il y aura du retard, il n’en a plus de nouvelles.
Perquisition chez SERRAZ, ils vont partout, même dans le magasin du ravitaillement, dans le bureau de mon oncle Charles, ils fouillent tout, tiroir par tiroir, livre par livre. Ils trouvent un tas de choses : cuivre, argenterie, machine à écrire, etc, etc.., un tas de choses défendues. La plupart de ces choses se trouvaient dans une chambre occupée par le mobilier d’un Monsieur GODART, à qui Mr SERRAZ a prêté cette chambre il y a bien 10 ans. D’autres étaient dans le bureau. Mon oncle Charles nie savoir que tout cela se trouvait là. Il est probable qu’il va être inquiété, ils lui ont demandé son adresse. Ils sont 7 à perquisitionner. Ils ont mis un tas de choses de côté, qu’ils prendront – outre les choses prohibées, des malles, un violon, des échantillons de laine, de drap, etc, etc..
Mon oncle Charles est bien ennuyé.

Mademoiselle WUIRION (aînée) a été condamnée à 100 M d’amende ou 20 jours de prison pour avoir mal travaillé, travaillé avec des gants, un chapeau, un manteau, et d’avoir ri avec les autres. Elle s’est déjà présentée 3 fois pour faire sa prison et les Boches n’en ont pas voulu, ils veulent l’argent. Elle s’entête à ne pas payer, je ne sais pas ce que cela fera.
Pluie.

Dimanche 4 Novembre 1917

Beau temps. Nous allons au cimetière de BALAN. Hélène craint que l’argenterie qu’on a reportée à la maison S et qui a été découverte ne soit emballée avec des journaux allemands.

Lundi 5 Novembre 1917

La repasseuse vient repasser notre linge au cas où nous partirions.

Mardi 6 Novembre 1917

Sur la Gazette des Ardennes, il y a un article disant qu’il n’y aura pas de train d’émigrés avant le printemps prochain, à cause du rapatriement des évacués du front.

Mercredi 7 Novembre 1917

Vers 5 heures, un employé de la Mairie nous apporte nos feuilles de départ. Elles sont ainsi :

N° de liste : 274
A M. PARUIT Germaine
D’après votre demande d’être émigré en FRANCE, vous êtes inscrit dans la liste pour le prochain train d’émigration. La date de départ n’est pas encore fixée.
Vous êtes prié, par la présente, de remplir les questions contenues dans la feuille n° 1 ci-dessous qui est à détacher et à renvoyer à la Kommandantur pour le 9 courant à midi.
Les prix des billets de SEDAN à SCHAFFHOUSE seront :
2° classe : a) enfants de 4 à 10 ans : Marks 33,60
b) personnes au dessus de 10 ans : 45,70
3° classe : enfants de 4 à 10 ans : 21,60
b) personnes au dessus de 10 ans : 30,30
Les enfants au dessous de 4 ans ne payeront pas le billet, mais ils auront le droit d’emporter des bagages en payant.
Chaque personne a le droit d’emporter jusqu’à 75 kg de bagages. Les prix pour les bagages seront :
Pour chaque colis de 25 kg…..Marks : 5 environ
50 kg : 7,70
75 kg : 10,50
Il est défendu de prendre plus de bagages que le poids que vous indiquerez sur la feuille ci-dessous. Les frais pour les billets et les bagages devront absolument être payés en monnaie allemande.
(Vous êtes prié de remplir la feuille n° 2 ci-dessous, qui est également à détacher et à renvoyer à la Kommandantur pour le 15 courant à 7 h 1/2 du soir).
Toute personne désirant voyager en 3° classe, qui ne peut pas disposer de la somme nécessaire, et à qui il est absolument impossible de trouver à emprunter cette somme, pourra effectuer le voyage sans paiement, mais, par suite, son départ n’est pas garanti.
Toutes les personnes voyageant en 2° classe doivent pouvoir payer tous les frais.
Cet avis n’assure nullement votre départ.
Quand la date de départ sera fixée, vous recevrez un nouvel avis avec tous les détails. Il ne sera pas possible de donner cette date exacte que deux jours avant le départ, en conséquence, les personnes sont tenues à se préparer dès maintenant.

Gez VON MATZSCH
Major und Etappen – Kommandant
………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………
Feuille N°2 N° de liste : 274
A détacher et renvoyer à la Kommandantur jusqu’au 15 courant, à 7 h 1/2 du soir.

Je déclare :
1°) que je dispose à ce jour de la somme nécessaire en monnaie allemande.
2°) que je n’ai pas encore trouvé la somme nécessaire au paiement de mon voyage.
(barrer suivant le cas, l’une ou l’autre de ces deux phrases).
Signature personnelle

G. PARUIT

………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………
Feuille N°1 N° de liste : 274
A déclarer et renvoyer à la Kommandantur jusqu’au 9 courant, à midi :
Je déclare :
1°) que je prends un billet de 2° classe
2°) que les bagages pour moi seul pèseront 50 kg
3°) que je peux disposer de la somme nécessaire au paiement du voyage
4°) que je ne peux pas disposer de la somme nécessaire au paiement du voyage et qu’il m’est également impossible de l’emprunter.
(Barrer suivant le cas, l’une ou l’autre de ces deux phrases).

Signature personnelle,

G. PARUIT
(pour les enfants, signature des parents).

J’en suis abasourdie. Je ne m’y attendais vraiment pas.
Quels gens ! on ne peut pas s’y fier, un jour ils disent qu’on part, après on ne part plus, et le lendemain, on part.

Nous ne sommes pas encore parties. D’abord nous avons un numéro qui n’est pas dans les premiers, et on a plus de danger d’être rayés quand on est dans les derniers. Je ne sais pas combien il y aurait de partants. Enfin, je ne sais quoi souhaiter. Pour mieux dire, je ne souhaite rien, il n’y a qu’à laisser faire les événements, c’est le meilleur, se préparer tout en ne comptant pas trop partir.
Si tout le monde partait, et qu’on ne laisserait pas de magasin, oh ! alors je partirais volontiers, je quitterais de bon coeur ce pays qui se bochifie de plus en plus, le nombre des Boches augmente, et celui des Français diminue. Ce ne sont plus eux qui sont chez nous, mais nous qui sommes chez eux, presque. Tout leur appartient, ils ont tous les droits, c’est la guerre !!!!
Si nous nous en allons, nous en aurons à raconter, on ne pourra jamais se rappeler tous leurs forfaits de tous les jours, car ils prennent plaisir à nous martyriser, avec leurs menaces, leurs exécutions, leurs vexations, tout ce qu’il nous faut supporter sans rien dire (mais en n’en pensant pas moins).
On pourra dire : « ouf !  » en voyant le dernier, « quel débarras ! »
On pourra enfin parler librement, écrire librement, acheter librement, on sera enfin maître chez soi. Ici, on n’a plus aucun droit, aucune liberté, c’est la force qui gouverne, et la force brutale, encore !
Ce doit être bien émotionnant de voir défiler un régiment français dans les rues, de revoir nos soldats libres comme nous, et non pas prisonniers, encadrés de casques à pique, comme nous les voyons ici. C’est tout de même dommage qu’ils n’ont plus leurs culottes rouges, car c’est surtout comme cela que nous les connaissons, c’est comme cela qu’ils nous ont quittés.

Jeudi 8 Novembre 1917

Nous n’allons pas chez tante.
Nous mettons les affaires qui doivent tenir dans les malles pour voir le poids qu’elles auront. La malle jaune pèse à peine 50 kg, et la caisse en bois également. Comme on a droit à 75 kg, ça serait malheureux de ne pas en profiter, c’est pourquoi on va faire refaire la malle de papa noire qui est plus grande. On pourrait y mettre des draps ou des serviettes de table, ça serait toujours ça de sauvé.
Les Allemands perquisitionnent de nouveau pour les cuivres. Mme DRAPIER nous dit qu’ils ont été chez elle de 7 h à midi et de 1 h à 7 h pendant 4 jours. Ils ouvrent toutes les armoires et fouillent partout. Ils prennent les barres des cuisinières, les chaudières, les appareils d’éclairage, les cliches de portes, les poignées des pianos et des meubles, tout ce qui est cuivre, absolument tout, ils démontent les objets et meubles montés.
Nous voyons passer un grand camion plein de candélabres d’Eglise.

Vendredi 9 Novembre 1917

Toujours la pluie
Papa va porter nos feuilles le matin à la Commandanture, ainsi que la carte à Monsieur CHARITE;
Plusieurs personnes viennent voir si nous partons pour nous charger de commissions, de lettres à écrire étant en FRANCE : Mmes GODARD, ANDRE, CLARYSSE, la directrice, BOURDON,. Nous avons été trouver Mme COLIN, quincaillier, qui part aussi pour NANCY avec sa mère et son petit garçon pour partir avec elles. Elles ont été bien contentes de trouver quelqu’un de connaissance pour ne pas partir seules avec des inconnus.
Les serrures de la malle noire sont refaites.

Samedi 10 Novembre 1917

Pluie, pluie, toujours pluie. Il fait sombre toute la journée, quel sale temps ! Pourvu qu’il change pour notre départ !
On parle que le train partirait entre le 20 et le 25. Nous préparons déjà un peu nos affaires.
Il y a beaucoup de personnes qui avaient demandé à partir et qui n’ont pas reçu de feuille.
Les gens disent que le train sera probablement obligé de traverser la SUISSE et d’aller à GENEVE.
On en verrait du pays ! mais il faudrait au moins 4 ou 5 jours de voyage jusqu’à DOMPAIRE.

Dimanche 11 Novembre 1917

Pluie. Nous allons chez la Directrice pour savoir ce qu’il faudra écrire à Mlle d’ ORIGNY.

Lundi 12 Novembre 1917

Beau temps. Ils recommencent les perquisitions pour le cuivre.
La repasseuse vient finir de repasser nos affaires.

Mardi 13 Novembre 1917

On dit que le train partira du 20 au 25.

Mercredi 14 Novembre 1917

Nous allons chez Mme ANDRE refaire un chapeau pour l’été.

Jeudi 15 Novembre 1917

Nous allons manger chez tante.
Il paraît que les Allemands veulent 3 otages pour envoyer en ALLEMAGNE, on ne sait pas pourquoi
Il paraît que le varech est arrivé pour mettre dans les matelas à la place de la laine qu’ils vont prendre bientôt.

Vendredi 16 Novembre 1917

Les Allemands n’ont toujours pas rendu les clefs du bureau de la maison SERRAZ à mon oncle Charles, il paraît qu’ils enlèvent tout.
Les 3 otages choisis pour être envoyés en ALLEMAGNE sont : Messieurs COURTEHOUX, QUINCHEZ et GILLET. On ne sait pas pourquoi. Les gens disent que les Allemands viennent encore d’imposer la ville de 5 millions. En ce moment, c’est la chasse à l’argent français, il leur en faut par tous les moyens, leur argent n’étant pas considéré dans les pays neutres.

Samedi 17 Novembre 1917

Dimanche 18 Novembre 1917

Nous recevons la feuille suivante :

N° de départ : 93
M. Germaine PARUIT.
Vous recevez par la présente l’autorisation de faire partie du convoi d’émigration en FRANCE.
Votre numéro de départ sera le N° 93.
Le jour du départ n’est pas encore fixé, vous en serez informé par un avis ultérieur.
Ci-dessous les prescriptions pour le départ.
Il est absolument nécessaire de vous conformer aux jours et heures indiqués dans les prescriptions ci-dessous.

gez. von METZSCH
Major und Etappen Kommand

PRESCRIPTIONS

concernant :

1°) – L’argent etc..
Il est permis d’emporter :
a) – cinquante francs en monnaie française,
b) – des bons de ville de toute valeur,
c) – des lettres de crédit, après que la valeur en aura été versée en or ou en monnaie française,
d) – des bulletins de dépôt de titres déposés dans des banques françaises contrôlées par l’Autorité allemande mais sans liste de numéros.

L’argent et les écrits qu’on désire emporter en FRANCE doivent être apportés à la Kommandantur dans une enveloppe qui sera vérifiée par la Kommandantur, portant :
les nom, prénoms et adresse exacts, et très lisiblement le numéro du départ et la somme des valeurs en lettres.
Les enveloppes seront apportées à la Kommandantur suivant les indications ci-dessous :
Les personnes portant les numéros de départ :
– de 1 à 60, le 19 courant, de 2 h 1/2 à 3 h 1/2,
– de 61 à 120, le 20 courant, de 2 h 1/2 à 3 h 1/2,
– de 121 à 180, 21  »  »  »
– de 181 à 240, 22  »  »  »
– de 241 à 300, 23  »  »  »
Chaque personne a le droit d’emporter en poche une somme jusque 20 Marks, en billets ou pièces de monnaie, et encore 2 Marks en petite monnaie autre que la petite monnaie allemande.

L’autorité allemande accepte que toute personne qui émigre dépose dans les banques : »Crédit lyonnais » ou « Comptoir national d’escompte de Paris » succursales de CHARLEVILLE, des objets ou papiers de valeur. Les demandes à ce sujet doivent être remises par écrit par la Kommandantur à la « Bankaufsichtstelle ». Les propriétaires des objets déposés recevront un « bulletin de dépôt » nominatif, mais sans désignation de numéro. Les personnes qui possèdent déjà des bulletins de dépôt avec désignation de numéro, peuvent échanger ces bulletins contre d’autres sans désignation de numéro, par l’intermédiaire de la Kommandantur et de la « Bankaufsichtstelle ».
Toutes les demandes pour déposer ou changer des bulletins de dépôt doivent être remises à la Kommandantur pour le 19 courant à 7 h du soir.

Il est strictement défendu d’emporter :
De l’or, de la monnaie allemande, des titres au porteur et des titres nominatifs, des bulletins de dépôt avec les numéros, des assignations, chèques ou billets de change, des livrets de Caisse d’épargne, livrets de caisse d’épargne postale, et livrets de famille, enfin toutes photographies et pièces écrites en tout genre, ainsi que tous autres papiers imprimés ou blancs.

Toutes les contraventions seront punies de prison, jusque deux ans, si le cas ne nécessite pas une punition plus forte.

2°) Les bagages :
Sur chaque colis de bagage, il doit être inscrit : les noms et adresse exacts, et très lisiblement le numéro de départ.
Les bagages doivent être apportés pour la révision dans la baraque de l’Avenue Pasteur (en face de « tankstelle »), pour les personnes portant les numéros de départ :
– de 1 à 75 le 24 courant à 9 h du matin,
– de 76 à 150, le 24  » 3 h de l’après-midi,
– de 151 à 225, le 25  » 9 h du matin,
– de 226 à 300, le 25  » 3 h de l’après-midi.
Il est strictement défendu d’emballer les bagages dans des sacs ou toiles provenant des militaires allemands, et dans des journaux ou autres papiers.

3°) – Les bagages et les billets pour les chemins de fer doivent être payés comme suit :
N° de 1 à 150 le 26 courant à 9 h du matin,
151 à 300 le 26 courant à 3 h de l’après-midi.
également à la Banque de l’Avenue Pasteur.

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Nous sommes allées promener l’après-midi.

Lundi 19 Novembre 1917

On dit que le départ aura lieu le 28.
On bassine dans les rues : « La Kommandantur informe la population qu’il y aura peut-être prochainement un 2ème train d’émigration. En conséquence, les personnes qui désirent émigrer doivent remettre leur demande à la Kommandantur demain soir au plus tard. Cet avis ne concerne que les personnes incapables de travailler ».

Mardi 20 Novembre 1917

Nous allons à la Commandanture pour porter notre argent. Ils changent l’enveloppe et comptent l’argent devant nous, après quoi ils ferment l’enveloppe et collent le tout, ils mettent toutes les enveloppes dans un tiroir. Nous y restons bien une heure. Beaucoup de personnes portent leurs demandes pour émigrer.

Mercredi 21 Novembre 1917

On dit qu’il y a plus de 600 demandes pour le deuxième train.
Ravitaillement épicerie. Nous attendons longtemps sous la pluie.

Jeudi 22 Novembre 1917

Nous recevons la feuille suivante :
Rectification

Dans les prescriptions pour le départ du prochain train d’immigration, paragraphe concernant l’argent à emporter en poche, il faut lire:

« Chaque personne a le droit d’emporter en poche une somme jusqu’à la valeur de 20 Marks en billets ou pièces de monnaie, et encore 2 Marks en petite monnaie : cette valeur de 22 Marks en monnaie autre que la monnaie allemande ».
Major und Etappen Komm.

Les Allemands viennent d’être battus en ARTOIS, ils avouent eux-mêmes sur leurs dépêches qu’ils ont reculé et perdu du matériel.
Ravitaillement : 250 g lard – 500 g saindoux.
Le soir, nous faisons une malle.

Vendredi 23 Novembre 1917

Nous allons trouver Mme COLLIN pour s’entendre avec elle. Elle va porter ses malles demain matin et nous dira en passant comment cela s’est passé.

Samedi 24 Novembre 1917

On bassine à 7 h du matin qu’il est inutile de porter ses malles, que le train sera retardé, mais que la Commandanture gardait l’argent, et qu’on était priés de se tenir prêts.

C’est probablement à cause de la défaite qu’ils viennent de subir en ARTOIS et dans l’Aisne. Il y a probablement beaucoup de trafic sur les voies, transports de troupes ou de blessés.
L’après-midi, on bassine encore que la Commandanture défendait expressément aux personnes qui vont émigrer de vendre leurs mobilier ou ustensiles de ménage, sans quoi elles seront rayées des listes de départ.

Il est vrai que depuis quelque temps, et surtout depuis qu’on a bassiné le départ facultatif (jusqu’à présent il était très restreint), tout le monde vend ce qu’il a, émigrants ou gens qui restent. On craint que les habitants ne s’en aillent ainsi train par train, les volontaires, et que le reste ne soit ensuite évacué de force.
On dit que la ville va devenir un grand centre de concentration, que le Kronprinz et sa suite vont venir. D’après les gens, ce serait pour cela qu’on favoriserait le départ des inutiles. Quant-à ceux qui travaillent ou travailleront pour eux, ils ne les lâcheront pas avant la fin.
Les devantures des magasins sont pleines de linge, vêtements, etc.. on nous propose des services de table toute la journée, nous n’en achetons pas naturellement, nous les avons encore presque tous, nous achetons des services à café.

Dimanche 25 Novembre 1917

Deux otages passent pour nous faire signer pour que nous ne vendions pas de meubles ou d’ustensiles de ménage, étant inscrites comme devant émigrer.
Nous allons goûter chez Mme ANDRE. Nous y mangeons d’excellentes rabotes.
Première neige.

Lundi 26 Novembre 1917

Nous faisons les devantures.

Mardi 27 Novembre 1917

Mlle ANDRE vient l’après-midi pour redoubler un vêtement de fourrure.
Maman a son laissez-passer. On lui demande quand elle veut partir et pour combien de jours. Elle partira jeudi et ne restera qu’un jour.

Mercredi 28 Novembre 1917

Nous devrions être en route. Je préfère encore être là.
Aujourd’hui, journée à embêtements :
Un officier vient réquisitionner notre plus beau service taillé de Baccarat, de 90 F, qui était en devanture, et l’un des plus beaux services de Limoges de 145 F. Après bien des réclamations à la Commandanture, il a fallu livrer quand même, et nous n’avons même pas de bon, mais seulement un billet disant que cet officier a le droit de réquisitionner ces articles.
Il va falloir encore écrire au Commandant pour demander, soit le paiement en espèces, soit un bon de réquisition.
Maman rencontre les employés de la Ville chargés de la réquisition. Ils lui disent qu’ils doivent trouver 300 paires de draps chez les gens qui vont partir, nous sommes sur leur liste, mais ils disent que naturellement ils iront chez ceux qui partent tous et ce n’est pas notre cas.
Voila déjà qu’ils commencent à dévaliser les gens, même avant qu’ils ne soient partis.
Il paraît que Mme COUDETTE a reçu une feuille de la Commandanture lui donnant ordre de remettre son logement dans l’état qu’elle l’occupait, et que rien n’y manque, sans quoi elle et ses enfants ne partiront pas. (elle avait vendu et fait évacuer de ses meubles chez des personnes qui restent).
Des gens aimant toujours à contrarier les autres nous disent que les Allemands ne nous rendront pas nos 20 000 F déposés à la Commandanture pour nous, emporter. Je ne crois pas cela possible, ça serait un vol trop franc pour eux, et d’ailleurs aux autres trains ils ont bien rendu aux gens des sommes encore plus importantes.
On raconte que les émigrés seront passés aux rayons X. Je n’en crois rien, ils en auraient de l’ouvrage !. Je crois que c’est les Allemands qui ont fait courir ce bruit-là pour que personne n’ose être en défaut si peu que ce soit.
On nous dit que le train partira le 5 Décembre, d’autres disent le 15, enfin on ne sait pas.
Il paraît que les perquisitionneurs du cuivre enlèvent tout, cuivre, laiton, zinc, bronze ou imitation, aluminium, etc … etc…
Ils enlèvent les chaudières, des cuisinières, ainsi que des barres, les cliches des portes, les poignées des meubles, des pianos, ainsi que les porte-bougies. Aux lits noir et cuivre, ils enlèvent le cuivre (anneaux ou boules), ce qui ne s’enlève pas, ils le scient. Enfin, ils ne laissent rien.
Gare à notre lit, ils l’enlèveront presque certainement, d’autant plus facilement si nous ne sommes plus là.

Maman ne pourra sans doute pas revenir demain soir de CHARLEVILLE, parce que, vu les grands retards dans les trains, elle pourrait arriver ici à minuit, en pleine obscurité c’est trop désagréable. Dans le cas où le train du soir serait trop tard, elle demanderait une prolongation à CHARLEVILLE pour revenir vendredi dans l’après-midi.

Jeudi 29 Novembre 1917

Maman est partie ce matin à 8 h 20 pour CHARLEVILLE . Il y a juste un an aujourd’hui qu’elle n’y avait été. Nous avons fait la popote. Un seul plat : de la purée soufflée au four. On n’a pas besoin de changer souvent les assiettes.
Nous l’attendons jusqu’à 9 h du soir et nous allons nous coucher.

Vendredi 30 Novembre 1917

Maman revient vers 3 h 1/2 ou 4 h. Elle a fait un voyage très désagréable, plein d’ennuis.
En arrivant à la gare de SEDAN hier matin, elle s’est trouvée avec 2 personnes qui allaient aussi à CHARLEVILLE, les personnes lui disent qu’elles se sont renseignées, que le train part de CHARLEVILLE à 8 h 1/2 (h. allemande) du soir. Elles se donnent même rendez-vous pour ce train. Arrivées à CHARLEVILLE, on les fait aller dans le bureau de police qui se trouve sur le quai, elles attendent là très longtemps, enfin impatientées, elles veulent s’en aller, à la fin, on veut tout de même bien les laisser partir sans qu’elles aient vu le policier. Il n’était pas bien loin de midi, et maman était si impatientée, se demandant si grand-mère serait chez elle, qu’elle a négligé de demander à la gare l’heure du train du soir.
Enfin la journée se passe, elle retrouve grand-mère bien vieillie mais en bonne santé tout de même, elle mange, fait ses commissions, et enfin quitte grand-mère vers 7 h pour se rendre à la gare avec des sacs très lourds. Grand-mère n’ayant plus qu’un tout petit bout de bougie, elle n’a pas voulu rester plus longtemps pour ne pas l’user. Maman arrive donc à la gare bien en avance, et demande son billet au guichet, là on lui répond qu’il n’y a pas de train avant 1 h du matin, et qu’il n’y en a pas eu depuis 1 h de l’après-midi. Maman en est suffoquée. Le Boche lui dit alors qu’il lui est impossible de rester là jusqu’à une heure du matin (il n’y avait sur le quai aucun banc, aucune place pour s’asseoir), qu’il fallait qu’elle rentre chez elle, mais avant, qu’elle fasse régulariser son laissez-passer qui ne serait plus bon pour le lendemain. Il l’envoie au bureau de police du quai, là elle attend encore vainement le policier qui ne vient encore pas, puis elle va au bureau d’octroi où on montre les laissez-passer. Là, on lui dit : ça ne nous regarde pas, allez à la police militaire, n° 16, Avenue de la Gravière. Elle arrive à la police militaire, et on lui dit : « ça ne me regarde pas, allez à la police secrète, Avenue de Mezières ». A la police secrète on lui dit : « ça n’est pas notre affaire, allez à la Commandanture n° 19, Avenue de la Gare. A la Commandanture, on lui dit : « il est trop tard, l’officier est parti. Puis quand on prend le train de 8 heures, on n’arrive pas à 8 h 1/2 ». Maman se fâche et lui dit qu’elle n’a pas manqué le train, attendu qu’il n’y en a pas eu. Enfin, on lui dit qu’il est trop tard, que l’officier qui s’occupe de cela est parti.
Exténuée, elle rentre chez grand-mère, toujours avec ses paquets qui étaient si lourds qu’elle les avait attachés avec un cordon qu’elle avait passé autour du cou, pour délasser un peu ses bras, et le cordon a craqué. Enfin, quand elle arrive chez grand-mère, il est peut-être 9 h ou 10 h du soir. Heureusement que le temps était assez beau et qu’il y avait clair de lune.
Enfin, le lendemain (ce matin), elle se lève de bonne heure pour recommencer sa tournée. Elle va au bureau de l’octroi demander au bonhomme qu’est-ce qu’il faut faire, elle lui explique toutes les démarches qu’elle a faites hier.
Il la renvoie à la Commandanture et là on lui dit : montrez-moi votre laissez-passer … elle le montre … cela ne nous regarde pas, c’est un laissez-passer de l’inspection, allez à l’Inspection, maison du petit ardennais, Cour d’Orléans. A l’Inspection, on lui dit : « l’officier n’est pas là, revenez dans une heure. Maman attend au moins 3/4 d’heure, puis, impatientée, elle s’en va. Quand elle revient, l’officier est là. Le soldat lui dit : « Madame, vous êtes en défaut, vous ne devez pas séjourner ici, Monsieur l’Officier n’est pas content ». Maman lui répond : « Monsieur, c’est trop. Comment, toute la soirée et toute la matinée, je vais dans tous les bureaux allemands pour me mettre en règle, et ça ne suffit pas, s’il n’y a pas eu de train, je n’en suis pas responsable ». Enfin, on lui écrit sur son laissez-passer « jusqu’au 30 par suite du mauvais fonctionnement des trains ». Ensuite, on lui dit : « Madame, vous partirez ce soir au train de 8 heures ». « Mais Monsieur, j’aime mieux partir au train de midi ». « Je vous dis que vous partirez au train de 8 heures » ». « Mais Monsieur, j’aime mieux partir au premier train, m’en aller le plus tôt possible, d’ailleurs, y-a-t’il un train aujourd’hui à 8 heures ? ». « Je crois ». « Alors Monsieur, je m’informerai à la gare, et je prendrai le premier train, j’ai hâte de m’en aller ».
Maman retourne alors chez grand-mère, lui dire au revoir et chercher ses paquets. Elle arrive à la gare et demande son billet. On lui dit : « Madame, c’est 5 M en plus, c’est-à-dire 8 M et quelque chose pour le retour, parce que c’est un express. Maman lui demande s’il y a un train après. Il répond : « oui, un omnibus à 2 h … ». « Alors, j’attendrai ». Ne voyant aucun siège sur le quai, maman en a été réduite à s’asseoir sur les marches d’un wagon. Elle est restée là plus de 2 heures. Il n’y avait pas de mouvement de trains, les voies étaient vides. Heureusement qu’il ne faisait pas très froid, il y aurait eu de quoi attraper du mal à rester comme cela. Enfin le train est arrivé. Un employé de chemin de fer complaisant lui a porté ses paquets, a regardé son billet de seconde, et l’a mise en 1ère classe. Comme le train allait partir, un contrôleur arrive et voyant le billet de 2nde classe, fait déménager maman et ses ballots. Enfin, elle était traquée, anéantie, elle a cru qu’elle ne rentrerait jamais chez nous. Enfin elle arrive à SEDAN et dépose ses paquets chez Madame CLARYSSE. En passant sur le pont de la gare, la sentinelle, en regardant sa carte d’identité, lui dit : »retour, tram ». Elle dit oui et lui montre son laissez-passer. Alors il lui dit : »Signature Caporal » et la fait aller au poste de garde du pont, Maison Bourget, où le Caporal écrit sur son laissez-passer.
En rentrant chez nous, elle n’en pouvait plus. Papa a été reporter son laissez-passer à la Commandanture. On ne sait pas si cela passera comme cela, à l’Inspection de CHARLEVILLE, maman a vu le moment où elle aurait une amende.

Elle a trouvé un peu de verrerie, et des balais. Dans ses sacs à main, elle avait plusieurs douzaines de couverts et de cuillers à café, un paquet pour Monsieur VIEILLARD, de la poudre de biscuit, phosphatine, cacao, cacaolactine, etc .. que grand-mère a voulu qu’elle rapporte.
Grand-mère a eu 15 marks d’amende pour n’avoir pas déclaré des lampes entourées d’une gaine très mince de cuivre repoussé. On lui a enlevé ce cuivre. On avait fait une enquête quand maman avait demandé son laissez-passer. Un policier civil était venu la trouver dans son jardin. Il lui a demandé : « Vous avez une fille qui habite SEDAN, quel âge avez-vous, êtes-vous malade ? Avez-vous une autre fille ? « Oui Monsieur ». Où habite-t’elle ? Dans les Vosges – Alors elle ne peut pas venir vous voir. Vous habitez seule ? Vous voudriez bien voir votre fille .. etc… Grand-mère lui a demandé : « Vous êtes de SEDAN, Monsieur, eh bien comment cela va-t’il ? ». « Je ne suis pas de SEDAN Madame, je suis un policier allemand ». Elle en a été interloquée. Il lui a dit en partant : « Eh bien Madame, vous verrez bientôt votre fille ». Grand-mère n’espérait plus parce que cela s’était passé il y a déjà longtemps.
On est déjà venu plusieurs fois chez elle pour les matelas, et ils lui prendront sans doute un lit. Ils lui ont dit : « Madame, vous êtes seule, où couchez-vous ? » Comme elle a deux lits, elle a répondu : « ici l’hiver, et ici l’été ».
Elle a été sur le point de déménager il y a quelque temps. Toute la Rue des Forges St Charles devait déménager. Elle avait déjà acheté des paniers et trouvé un logement à MONTEY. Au dernier moment il y a eu contre ordre.
Grand-mère a suffisamment de chauffage pour l’hiver. Elle a eu 300 kg de charbon au ravitaillement, et derrière chez elle, des soldats français démolissent une nouvelle usine et lui portent des bois de démolition dans son jardin. Grand-mère leur donne des légumes. Elle aura sans doute assez de pommes de terre, elle en a acheté chez PINTEAUX

Tout est aussi cher à CHARLEVILLE qu’ici : 10 F le kg de farine, 5 F le paquet de chicorée (pas une livre), 6 F un balai de coco.
Tous les hommes et les jeunes filles travaillent. Ils sont bien étonnés qu’ils nous laissent partir.

Samedi 1er Décembre 1917

Il paraît que les 3 otages ne partiront pas en ALLEMAGNE. On ne sait pas pourquoi ils devaient partir, on ne sait pas pourquoi ils restent, question d’argent probablement

Dimanche 2 Décembre 1917

Les Russes demandent un armistice à l’ ALLEMAGNE pour négocier la paix. Qu’en résultera-t’il ?
Grand froid. Neige.

Lundi 3 Décembre 1917

Un Boche vient au magasin. Il dit à maman : « Vous êtes Mme PARUIT sans doute, et je voudrais vous causer à part ! Vous partez au prochain train d’émigrés ». « Non Monsieur, ce n’est pas moi, c’est mes deux filles ». « Oh alors, cela ne vous concerne pas ». » Il y a un changement dans les conditions de départ ? » « Non Madame, mais les personnes qui s’en vont doivent nous donner l’argent français qu’il leur reste, avec intérêt, mais comme vous ne partez pas, ce n’est pas la même chose ».
Il a dit que le train serait le 14.
Grand froid.
Ravitaillement : 3 harengs fumés à 0,30 F pièce – 250 g oignons.

Mardi 4 Décembre 1917

On dit que le train d’émigrés ne sera ni chauffé ni éclairé.
Des nouvelles personnes ont reçu des feuilles comme notre première. On dit qu’il y aura 50 personnes en plus au premier train.
Très grand froid.

Il faut que nous mettions une nouvelle affiche dans notre magasin, par laquelle nous devons donner 6,25 % d’intérêt à ceux qui nous paieront en argent allemand. 100 F en billets de ville, au lieu de valoir 80 M ne valent plus que 75 M. Nos prix étant marqués en francs, nous perdons 5 M pour 100 F, autrement dit 6,25 %.

Suzanne va à la librairie allemande demander une lampe électrique de poche pour nous partir. Ils n’en ont plus, il n’y en a qu’à la Marketenderei, mais les Français n’ont pas le droit d’y entrer. Un jeune homme français dit qu’il nous en procurera une.
Grand froid.

Mercredi 5 Décembre 1917

Gelée. Très grand froid. Détonations le matin.
Le soir, nous recevons la feuille suivante :

N° de départ : 93
M. PARUIT Germaine
Nouvelles instructions pour le départ.

D’après nouvel ordre de l’Inspection pour le départ, les jours sont fixés comme suit :

1°) – Pour apporter l’argent
(à la Kommandantur)
Numéros de départ de 500 à 550, le 6 courant de 2 h 1/2 à 3 h 1/2.

2°) – Pour apporter les bagages :
(dans la baraque de l’Avenue Pasteur)
Numéros de départ : 1 à 75 le 8 courant à 9 h du matin
76 à 150 le 8 à 3 h de l’après-midi
151 à 200 le 9 à 9 h
201 à 250 le 9 à 10 h
251 à 300 le 9 à 3 h de l’après-midi
501 à 550 le 9 à 4 h

3°) – Pour payer les billets et les bagages :
(également Avenue Pasteur)

Numéros de départ : 1 à 175 le 10 courant à 9 h du matin
176 à 300 le 10 à 2 h l’apres- midi
301 à 550 le 10 à 3 h l’après-midi

Nouvelle taxe :

1°) – Pour les billets :

2° classe 3° classe
Marks Marks
Personnes au dessus de 10 ans 33,20 22
Enfants de 4 à 10 ans 24,35 16,15
Enfants au dessous de 4 ans gratuit gratuit

2°) – Pour les bagages :

Pour chaque colis pesant jusque 25 kg : 3 Marks
Pour chaque colis pesant de 26 à 35 kg : 6 Marks
Pour chaque colis pesant de 36 à 50 kg : 8 Marks
Pour chaque colis pesant de 50 à 75 kg : 12 Marks

Jeudi 6 Décembre 1917

On dit qu’il n’y aura pas de train cette année après celui-ci. On ne sait pas s’il faut le croire, les bruits circulent si facilement en ville. Nous allons goûter chez tante. Les perquisitionneurs pour le cuivre sont venus chez elle hier matin à 7 h 1/2. Ils ont pris :
la suspension en nickel de la grande salle à manger,
des candélabres en imitation de bronze,
2 statues en imitation de bronze,
les embrases des rideaux, une lyre à gaz de cuisine, les appliques du piano,
un lustre en cuivre du grand salon,
2 appliques en cuivre également du grand salon,
le pied en cuivre d’un cache-pot,
les montures en cuivre des toupies des lampes de piano, … etc … etc …
Mais ils n’ont pas fait une perquisition sérieuse, heureusement, comme ils ont eu pas mal de choses, ils n’ont pas enlevé tout à fait tout, ils ont laissé les poignées du piano et celles des meubles. Ce sera sans doute pour une troisième séance.

Vendredi 7 Décembre 1917

Nettoyage du magasin.
Nous terminons les malles.

Samedi 8 Décembre 1917

A 2 heures, nous allons Avenue Pasteur pour les bagages. Nous attendons quelque temps. Il y a des personnes qui, arrivées à 8 h du matin, s’en vont seulement à 2 h 1/2.
Quand arrivent nos numéros, des soldats prennent nos malles et nous les suivons dans une grande salle où il y a 6 ou 7 équipes de 2 Allemands chacune, qui visitent les bagages. Il y a des planches sur des tréteaux pour mettre les affaires.. Ma malle va près d’un gendarme et d’un uhlan – gendarme. Ils défont tout, absolument tout. Ils tâtent nos chapeaux dans tous les sens, nos gants un par un.
Ils enlèvent tous nos corsages de mousseline blanche, regardent au travers et les mettent en tas, ce n’était pas la peine de les repasser si bien.
Nos costumes qui sont tournés et retournés, tâtés sur toutes les coutures, nos manteaux également. Ils restent au moins 3 ou 4 minutes à regarder mon parapluie, ils enlèvent le fourreau, le retournent, ouvrent le parapluie, le regardent en tous sens, regardent si le manche ne se dévisse pas, enfin j’ai cru qu’ils allaient me le démolir. Ils regardent bien aussi tout le linge, mais ne déplient pas tout à fait tout. ils examinent aussi longuement nos plaquettes en onyx. Les tiroirs de la malle sont regardés en transparence. Ils arrachent même un peu la toile à certains endroits. Heureusement, ils ne disent rien pour le linge de table et les draps. Il a fallu refaire cela vivement, d’autres personnes attendaient, comme il n’y avait pas de place ailleurs, j’ai été obligée de remettre un tiroir de la malle par terre pour le refaire, pendant que les deux gendarmes visitaient le fond, et comme ils ne pouvaient voir ce que je faisais, un autre est venu se planter à côté de moi pour me surveiller.

Suzanne a eu plus facile. C’était un officier qui visitait sa malle. Heureusement qu’elle n’est pas tombée à mes deux mauvais gendarmes, elle en aurait eu pour longtemps. L’officier n’a pas déplié beaucoup de linge, heureusement parce que s’il avait été mal replié, tout n’aurait pas pu y tenir.
La visite a été sérieuse néanmoins. Ils ont longtemps regardé les manchons, ma fourrure et un sachet à mouchoirs à maman, et ils ont mis leurs mains dans tous les souliers.
Ils ont tous refusé les boites.
Mais fans la malle de Suzanne, il y avait deux boîtes en étoffe qu’ils ont laissées, et même une boîte en cxarton contenant des plumes, qu’il a bien voulu laisser après l’avoir regardée. Et même, par extraordinaire, il nous a laissé nos livres de Messe de Première Communion. Il les avait d’abord refiusés, ainsi que nos autres,disant que c’était tout à fait défendu, qu’il ne devait pas les laisser. Suzanne insistait pour les garder. Enfin, pendant qu’on refaisait la malle, il les a mis dedans en disant que nous ne le disions à personne.
Heureusement qu’il n’y avait plus de boîtes, cela avait fait de la place, et comme cela, tout a pu tenir, bien raplati, bien chiffonné, mais le principal était que ça tienne.
J’ai vu des personnes obligées de monter sur leurs affaires pour les empiler, et la femme de chambre de M. BECHET a dû revenir avec un sac plein d’affaires qui n’ont pu tenir parce qu’il fallait refaire la malle précipitamment, et que les affaires mal repliées tenaient plus de place qu’avant.

Nous aurions pu prendre un 3ème colis de 25 kg, mais nous croyions que chacun ne devait avoir qu’un colis comme dans les départs précédents.

Dimanche 9 Décembre 1917

Nous recevons une feuille disant qu’il faudra aller payer lundi à 11 h 1/2 au lieu de 8 heures. (la visite des malles ne sera pas finie aujourd’hui).

Nous allons aux Vêpres.

Lundi 10 Décembre 1917

Le matin, nous recevons cette feuille :

N° de départ : 93.
M. PARUIT Germaine.

Vous êtes prié, par la présente, de vous trouver, le 12 courant à 3 heures après-midi, Rue Thiers, n° 16, pour être visité.

Il est nécessaire que vous fassiez vos adieux à votre famille avant, parce que vous devrez rester Rue Thiers jusqu’au moment du départ.
Il serait préférable que vous vous rendiez de votre maison au n° 16 de la rue Thiers sans être accompagné.
L’autorité allemande ne pourra vous ravitailler complètement pendant le voyage. On donnera le premier repas le 12 courant au soir. Il serait nécessaire que vous vous approvisionniez de nourriture pour environ quatre jours. Vous pourriez vous munir d’une cuiller et d’une tasse pour le café.
Vous êtes averti que les petits bagages que vous emporterez ne devront pas être trop lourds, de façon que vous puissiez les porter à la main.
Il vous est rappelé encore une fois qu’il est formellement défendu d’emporter aucun papier, écrit ou non, et que tout contrevenant à cet ordre sera refusé au départ et puni d’une peine de prison jusque deux ans, si le cas ne nécessite pas une punition plus forte.

V. METZSCH
Major und Etappen-Kommandant

Nous allons, nous deux Suzanne, Avenue Pasteur pour payer. Nous partons de chez nous à 11 heures et arrivons là-bas vers 11 h 1/2. Nous attendons très longtemps, ça ne va pas vite, il faut qu’ils déménagent encore une fois les colis pour les peser. On nous dit que le prix des bagages est assez fort augmenté, si bien que tout en ayant pris 10 marks en plus, nous n’avons pas assez d’argent. Suzanne retourne pour en chercher. Mais elle envoie papa avec un biscuit et ne pense pas à l’argent. Elle va manger chez tante. J’attends très longtemps, et voyant nos numéros approcher, je suis obligée d’emprunter 5 marks. Enfin Suzanne arrive quand on appelle le n° 90. Je m’en vais aussitôt et je mange chez tante à 3 h de l’après-midi. Le soir, nous allons chez l’Archiprêtre. Les otages vont partir, ils doivent se trouver n° 10, Rue Thiers ce soir, ils n’ont pas le droit d’emporter un centime ni un paquet.

Mardi 11 Décembre 1917

Nous faisons tous nos préparatifs.
Comme le temps passe vite, on a tellement de choses à faire qu’on ne sait par quel bout commencer.
Nous allons faire nos adieux à l’Abbé LALLEMENT, à tante Irma, et chez Monsieur GODARD.
Plus qu’une nuit à passer chez nous, je n’ose y penser.
Nous emportons comme manger : de la terrine (veau et lapin), un pot de confiture, 2 pots à confiture de semoule au chocolat, du chocolat., chacune 10 madeleines, 20 gaufrettes et 8 biscuits. Une rabote que Mme ANDRE nous a donnée, chacune un pain de deux parts. L’une une bouteille de vin blanc, l’autre de Pommard, chacune une petite bouteille de lait concentré. Nous sommes bien chargées avec tout cela.
Notre sac à mettre au dos est très lourd, heureusement qu’il paraît que l’on ira de la Rue Thiers à la gare dans le petit train de Bouillon. D’après les gens, on partirait de SEDAN à 3 heures du matin. Les personnes qui doivent se rendre Rue Thiers à 9 h du matin auront un repas là-bas, nous autres qui y allons à 2 heures, nous aurons du café, paraît-il. Des employés de la Ville viennent demander qu’on leur prête 500 assiettes, c’est donc que tout le monde aura à manger le soir.. Les otages y sont toujours, M. JEANDIN leur prépare leurs repas, ils espèrent ne pas partir.

Mercredi 12 Décembre 1917

C’est aujourd’hui que nous partons, triste journée. Quand reviendrons-nous ? on n’ose y penser.
Ceux qui ne partent pas envient ceux qui partent, et ceux qui partent voudraient rester.

FIN DU TROISIEME CAHIER.

QUATRIEME CAHIER

Suite du Journal commencé à SEDAN le 26 juillet 1914, arrêté au 12 Décembre 1917.

Cahier commencé le 12 Décembre 1917 à SEDAN (écrit à MONTBRISON).

Mercredi 12 Décembre 1917

Tous les préparatifs sont terminés, l’heure approche où il va falloir se quitter, déjà on voit passer des gens avec leurs baluchons. Nous partons de chez nous à 2 heures passées. Nous étions convoquées pour 2 heures, mais on a bien le temps.
Devant le lieu désigné : 16, Rue Thiers, beaucoup de gens stationnent, ils accompagnent leurs parents, leurs amis, et tous ont l’air bien désolé. Il faut enfin se quitter, nous rentrons dans cette ancienne usine. Un gendarme est à la porte, là on vous accroche des numéros, ses numéros de départ, moi j’ai le numéro 93, Suzanne 94.
Dans cette ancienne usine, les Allemands ont fait des séparations en planches. On nous fait entrer dans une pièce ainsi faite où se trouvent des lits à 3 étages pour les soldats. Nous y stationnons passablement longtemps. Finalement, je passe seule dans une autre pièce. Là se trouvent 4 ou 5 tables (planches sur tréteaux), à chaque table il y a 2 ou 3 Allemands. Ils me font mettre mes sacs sur la table, les ouvrent, et commencent à regarder ce qu’il y a dedans, quand une infirmière me dit de déposer mon manteau et mon chapeau, et de la suivre dans une petite cabine tendue en drap noir. Là, elle me dit de me déshabiller complètement. Au fur et à mesure que je défaisais mes affaires, elle les regardait sur toutes les coutures et les mettait sur une chaise, heureusement elle ne m’a pas fait enlever ma chemise, mais elle l’a tâtée. Je me suis vivement rhabillée parce que j’avais froid, alors elle m’a fait enlever mes guêtres, mes chaussures et mes bas. Puis elle me décoiffe à moitié, me fait ouvrir la bouche et regarde en tous sens. A moitié rhabillée car il fallait se dépêcher, je sors de la cabine pour voir la visite de mes sacs. Mais c’était déjà fini, tout était pêle-mêle sous la table. Je vois un pot de semoule au chocolat et une tasse en miettes, ils avaient découpé le pain, charcuté ma rabote. Je n’ai pas pu me rendre compte s’ils ne m’avaient rien pris, j’avais grand peur pour les bijoux. Enfin, j’arrive dans une autre salle où il y a beaucoup de monde. J’y finis de m’habiller et je range mon sac. Au bout d’assez longtemps, Suzanne arrive. On lui a pris le pot de confiture, le chocolat, les allumettes, l’écrin de ses ciseaux.
Ils ont pris toutes les boîtes de conserve françaises ou allemandes, les boîtes de lait du ravitaillement américain (la ville avait distribué une boîte par enfant pour le départ, ce n’était vraiment pas la peine). Ils se sont emparés également de presque toutes les lampes électriques, les allumettes, etc …
Beaucoup de personnes ont été mises complètement nues, leurs affaires ont passé dans les mains des soldats pour les vérifier, tout le monde était outré de ces procédés barbares; ils ont fait lever les pieds pour voir s’il n’y avait rien d’écrit dessus, beaucoup ont dû se décoiffer. La nuit est venue bientôt, il faisait presque noir, seulement une ou deux lampes électriques pour éclairer cette grande salle. Il n’y avait pas de siège pour tout le monde, j’étais debout la plupart du temps.
Dans cette salle, nous avons retrouvé Mme COLLIN, son fils et sa mère, nous avons convenu de ne plus nous quitter, comme elles allaient à NANCY et nous à EPINAL. Une infirmière a donné à chacun un biscuit du ravitaillement, ceux qui voulaient une tasse de café devaient aller en chercher à l’entrée de la salle, mais c’était une bousculade extraordinaire et il n’y en avait pas pour tout le monde. Après, un Allemand appelait vos noms, on lui donnait sa carte d’identité, et il vous rendait l’enveloppe avec l’argent que l’on avait déposé à la Commandanture au commencement du mois. Ensuite, il a appelé encore toutes les personnes pour rendre les cartes d’identité. Enfin vers 8 h du soir, on a appelé le premier convoi, jusqu’au n° 90.
Madame COLLIN et son petit garçon ont dû nous quitter. Peut-être une demi-heure après, on a appelé le 2ème convoi, du n° 90 à 140. Nous en étions, ayant les numéros 93 et 94. On nous a menés dans une autre pièce où on étouffait (nous sortions d’une pièce presque pas chauffée), nous y sommes restées peut-être un quart d’heure. Ensuite, on nous a fait monter dans le petit train de Bouillon, nos paquets ont été mis dans un wagon à marchandises. Il était plein, j’ai dû rester debout, beaucoup de carreaux étaient cassés, il faisait un fort courant d’air.
Enfin nous arrivons place de la gare, là on a bien du mal à retrouver chacun les paquets qui étaient dans le fourgon. Enfin bien chargées, on nous fait déambuler dans l’obscurité jusqu’à un bâtiment (de la grande vitesse je crois), un peu plus loin que la gare. Dans ce bâtiment, il y a des tables et des bancs en bois blanc. On nous fait asseoir 10 ou 12 à la même table et l’on nous sert dans des gamelles en émail de l’espèce de rata blanc, où il y avait du riz, des petits bouts de viande, enfin un drôle de mélange (cela devait être fourni par la Ville). Nous en mangeons tout de même, bien que la manière dont c’est présenté n’est pas très appétissante, mais comme c’est chaud, ça nous réchauffera un peu.
Pendant que nous mangions, un tas d’officiers boches nous regardaient. Enfin, on nous fait défiler devant eux avec nos ballots de romanichels et nous devons leur rendre, définitivement cette fois, nos cartes d’identité.
On nous mène sur le quai, et nous sommes bien ennuyées, ne pouvant retrouver Madame COLLIN, nous regardons dans les wagons déjà pleins, nous ne l’apercevons pas. Nous longeons le train assez longtemps et il fait noir comme dans un four sur le quai. Enfin, nous entendons crier : « Mesdemoiselles PARUIT ! » nous répondons et nous dirigeons de ce côté. Nous trouvons Mme COLLIN qui était restée seule sur le quai du premier convoi, causant allemand, elle avait demandé à nous attendre , nous faisant passer pour ses parentes. Nous étions bien heureuses de la retrouver. Mais il fallait que les Allemands placent ces 50 personnes, cela dure passablement longtemps et il fait froid.. Finalement, on nous place dans un compartiment où il y avait déjà Mme LOOSEN avec une femme malade et un enfant d’un an. Nous demandons en allemand pour qu’on nous laisse une place libre pour la mère de Mme COLLIN qui a le numéro 153 et qui fait partie du 3ème convoi. L’Allemand dit oui, je reste sur la plate-forme du wagon passablement longtemps pour appeler quand le 3ème convoi arrivera sur le quai. A tous les soldats qui passent, il faut que j’explique pourquoi je suis là, toute la Commandanture passe devant moi. Sitôt que je vois les gens arriver, je crie : « Madame HAUTDIDIER ! ». Enfin, elle me répond et monte auprès de nous, ça n’est pas sans mal. Le wagon est éclairé mais glacial, nous nous installons le mieux possible, il est peut-être de 9 à 10 heures du soir. Heureusement que nous avions pris des secondes, les sièges et le dossier sont rembourrés et recouverts d’étoffe à lignes noires et grises. Nous attendons longtemps avant de partir. Départ de SEDAN seulement à 2 h 15 du matin.
Suzanne pèse 120 livres. Germaine 102 livres. Maman 111 livres. papa 127 livres.

Jeudi 13 Décembre 1917

Départ de SEDAN à 2 h 15. Bientôt plus de lumière dans le train et toujours pas de chauffage. Nous ne voyons presque rien au dehors, nous ne savons pas au juste où nous passons, sans doute à LONGWY, LONGUYON. Quand il fait jour vers 7 heures, nous voyons AUDUN LE ROMAN détruit. Dans ces pays, il y a beaucoup d’usines, sur la voie, il y a des femmes boches en culottes de toile bleue, avec la casquette sur la tête. Arrêt à THIONVILLE. Grand centre, gare importante, passage d’un grand train de canons. FRIBOURG EN BRISGAU. Pendant tout le trajet avec les Allemands, nous avons eu une fois du café et une fois des nouilles. La nuit tombe vite, nous sommes sans lumière, heureusement que j’ai une petite lampe électrique que j’allume souvent. La dame malade qui est dans notre compartiment ne se trouve pas bien, on appelle l’infirmière deux fois, elle lui fait respirer un produit quelconque et lui dit de s’étendre, pour l’enfant, on lui dit que voilà deux jours qu’elle n’a rien pris de chaud, elle répond qu’on donnera quelque chose de chaud à 8 heures et à minuit, mais ils ne donnent rien du tout et ne s’en intéressent pas. La nuit semble bien longue, on ne sait comment se mettre, on est tout courbaturés, on met ses pantoufles.
En FRANCE et en ALLEMAGNE, on a traversé au moins 15 à 20 tunnels.

Vendredi 14 Décembre 1917

Nuit bien longue. A un arrêt, on descend pour se nettoyer un peu, on a les mains et la figure tout noirs. L’eau est glacée, heureusement qu’il fait beau depuis que nous sommes parties, nous avons vraiment eu un temps exceptionnel. On nous fait descendre à WEIL – LEOPOLDSHÖHE, frontière de la SUISSE. On a passé dans un baraquement, là on nous a fait passer dans une cabine où des femmes boches, des espèces de sorcières, nous ont tâtées sur toutes les coutures, mais sans nous faire déshabiller cependant.. Pendant ce temps, des soldats palpaient nos sacs, on nous a ensuite fait passer devant un espèce de bureau. On nous a fait montrer nos enveloppes, il fallait qu’elles ne soient pas décachetées. Le Boche les a ouvertes et nous les a rendues, ensuite il nous a fait montrer notre argent de poche, il m’a pris mes 27,50 F d’argent français et m’a donné des billets de ville à la place. Quelle filouterie, ils nous permettent de prendre 27,50 F d’argent français, et c’est pour nous le prendre. Décidément, la dernière impression n’aura pas été meilleure que les autres. Enfin, on pousse un soupir de soulagement en voyant le dernier Boche.
Bientôt apparaissent les premiers employés de chemin de fer suisse : ils nous font des signes en riant.
Arrivons à BÂLE à 10 h 1/2 du matin. La gare est pavoisée aux drapeaux français et suisses, il y a plein de banderoles où sont écrit : « Soyez les bienvenus » « Bon retour en FRANCE ». Sur le quai, beaucoup d’infirmières aux figures aimables et souriantes nous acclament. Elles n’ont plus la tête des Boches, elles ont d’ailleurs la coiffure des Françaises. Elles font prendre des bains aux enfants et les rendent à leurs parents propres, bien coiffés, avec des habits neufs.
Elles nous casent dans des wagons, nous font descendre pour aller manger. Nous entrons dans une grande salle pavoisée au drapeau suisse, dans le fond, on voit une grande croix blanche sur fond rouge. Il y a plein de grandes tables avec des petits drapeaux suisses devant chacun. A l’entrée de la salle, des petites filles aux airs très aristocrates distribuent bonbons, chocolat, gâteaux aux enfants. On nous fait asseoir à une table portant le numéro 5, numéro de notre wagon. Des infirmières nous servent de la saucisse chaude excellente, avec du pain blanc comme de la neige, une belle grosse pomme et comme boisson du café au lait à volonté. C’est un véritable régal, surtout de boire quelque chose de chaud. Tout le monde est vraiment touché de cet accueil enthousiaste. On nous distribue des cartes pour envoyer soit en SUISSE, soit en FRANCE occupée. Nous remontons dans le train, nous nous installons, il n’y a que des 3ème classe, les places sont disposées comme dans le chemin de fer de Bouillon. Vivement nous écrivons nos cartes, Suzanne en envoie une chez nous, l’autre à Monsieur KILIAN, moi j’en envoie une chez tante Félicie.
Des infirmières distribuent des jouets aux enfants. Le train part vers midi. Le train avec lequel nous sommes arrivées d’ALLEMAGNE avait 4 heures de retard, nous aurions dû arriver plus tôt. On nous distribue des feuilles donnant des renseignements sur ce que nous aurons à faire à EVIAN, concernant l’échange des billets de ville, l’établissement de notre identité, les bagages à main à déposer à la consigne, etc.. .
Des soldats médecins, et infirmières passent continuellement dans les wagons pour voir si on a besoin de quelque chose, tous les wagons communiquent entre eux. Un soldat vient nous donner des détails sur les pays que nous allons traverser. Le wagon est très bien chauffé et éclairé à l’électricité. Nous traversons le Rhin, pas fort profond. Nous traversons le Jura aux sommets arrondis et couverts de neige. BIENNE. Nous longeons le lac de BIENNE sur lequel se trouvent des bateaux. NEUFCHATEL. Longeons le lac de NEUFCHATEL . Partout où nous passons, les gens sur les quais, dans les maisons ou dans la rue, nous saluent avec des mouchoirs ou des petits drapeaux. Aux gares, on nous présente le drapeau français, les Suisses crient : « Vive la FRANCE ! », nous leur répondons. Presque à toutes les stations, on nous offre du café ou du bouillon, des bonbons aux enfants. Partout on nous acclame avec des drapeaux français, on croirait rêver, cela fait une différence avec les Boches, on est tellement habitués à être maltraités qu’on n’en peut croire ses yeux et ses oreilles.
Mais malheureusement, le train va vite, il y a beaucoup de secousses et bientôt j’ai fort mal au coeur. Je ne puis bientôt plus y tenir et je n’ai que le temps d’arriver aux cabinets pour vomir, cela à deux fois différentes. Je prends de l’éther sur un morceau de sucre, et de l’eau de vie que Mme COLLIN me donne. On croirait que j’ai donné le signal, bientôt après, Mme LOOSEN en fait autant, et tous les enfants dans notre wagon également. Des infirmières nous donnent des pastilles de menthe. Le soir tombe, le coucher de soleil est superbe sur les montagnes couvertes de neige, tout est embrasé, le temps est très clair. Arrivée le soir à LAUSANNE où on fait un arrêt. Des infirmières offrent du café. Des prisonniers français viennent nous serrer la main. A BÂLE, les personnes qui connaissent des prisonniers en SUISSE aux endroits où passe le train avaient pu leur télégraphier pour qu’ils puissent venir à la gare les voir. Tous les prisonniers ont très bonne mine. On distribue des cartes postales. Au moment où le train partait, nous avons reconnu sur le quai Monsieur QUAQUIL, blessé qui était resté longtemps à l’hospice à SEDAN, mais nous n’avons pas pu lui causer. Très beaux paysages en SUISSE, neige sur montagnes hautes et pointues, chalets isolés aux volets verts, aux toits bizarres, très en pente, couverts de tuiles. Très pittoresques cascades; dans les maisons, on voit des pièces en plein air, où du linge sèche. Chalets nichés sur les pentes. Nous longeons le Lac LEMAN, bateaux à voiles très gracieux. VEVEY, MONTREUX, VILLENEUVE, BOUVERET, St CINGOLPH, MEILLERIE. Tout cela fort beau, et partout bien accueillis. Service très bien organisé, biberons de lait pour les enfants, infirmières et soldats s’informant si on ne manque de rien. Les malades ont été très bien soignés.

A deux heures de l’après-midi, on nous a donné du pain et du saucisson froid très bon. Dans la SUISSE, beaucoup de vignes. Soldats suisses habillés bleu foncé – ou gris, ils ont des shakos ou des képis gris bleu, ils ont le genre des belges, tous les jours il y a deux trains d’émigrés depuis longtemps, environ 650 dans chaque. Ce sont surtout des évacués de force du front dans le nord.
Enfin, nous arrivons à EVIAN à 10 heures du soir. Les soldats et infirmières suisses nous avaient quittés à la frontière et étaient remplacés par des français. Pendant le parcours en SUISSE, on nous a donné de grands sacs avec des numéros pour mettre nos colis à main dont nous n’avons pas besoin pendant notre séjour à EVIAN. Comme il ne fallait rien qui casse ou qui puisse tacher, nous avons laissé une terrine, une bouteille de vin, notre pain et de la semoule pour les blessés en SUISSE.
Le train n’est pas plutôt arrivé en gare d’ EVIAN que des chasseurs alpins viennent à notre rencontre en sonnant le clairon. On ne sait plus où on en est, on est comme fou. La gare est toute pavoisée, une foule de gens font la haie et nous acclament. Quelle joie d’entendre enfin le clairon français ! Les personnes qui ne peuvent marcher pendant environ 10 minutes sont conduites en auto. Rassemblement de la colonne Place de la Gare. Banderole : « Soyez les bienvenus ! » « Vive la FRANCE ! ». La colonne se met en marche au son du clairon. On est pourtant bien fatigué, mais on marche quand même d’un pas alerte, on ne sent plus sa fatigue, on se sent transporté par ce son entraînant. Après avoir traversé une partie de la ville, nous arrivons au Casino. En route, on regardait vraiment comme des ahuris les magasins de vivres bien éclairés et pleins de friandises. Et les Allemands qui disaient qu’on mourrait de faim en FRANCE ! On se croirait dans un pays imaginaire ! Au Casino, autre enchantement, nous entrons dans une grande salle éclairée magnifiquement, on est tout surpris de voir si clair, les murs blancs ornés de moulures et de peintures vert et or, les tentures des portes, l’orchestre enguirlandé de drapeaux alliés, des drapeaux partout, tout cela est vraiment très beau. Des infirmières nous placent à des longues tables, et là on nous sert du café au lait bien blanc et bien sucré avec du pain comme de la neige. Pendant que nous mangeons, l’orchestre joue « La Savoyarde », puis « Le chant d’Alsace et de Lorraine », très applaudis. Après une réconfortante allocution du Maire d’EVIAN, on joue « La Marseillaise », tout le monde se lève, pleure, applaudit, et crie : « Vive la FRANCE ! » à plusieurs reprises. Il s’agit maintenant de faire les formalités nécessaires. On passe dans une autre grande salle pour rétablir notre identité. Là, plus de 60 à 70 jeunes filles, assises à des bureaux portant chacun une lettre de l’alphabet, demandent les renseignements nécessaires. Nous attendons très longtemps notre tour, car il y a beaucoup de monde à la lettre « P ». Enfin c’est à nous. On nous demande nos nom, prénoms, âge, date et lieu de naissance, nom de nos parents, d’où nous venons, où nous désirons aller, on nous fait nos cartes d’identité. Une autre jeune fille cherche dans les noms de ceux qui sont réclamés et nous dit que nous ne le sommes pas. Madame COLLIN et sa mère Madame HAUTDIDIER ont fini en même temps que nous, il est tard. Mais voila que Madame COLLIN ne va plus à NANCY où elle croyait sa famille (maman nous avait fait partir avec elle, parce que nous avions le même chemin à faire, de façon à ce que nous ne soyons pas seules ), mais à GRENOBLE où tout son monde est parti. Nous sommes bien ennuyées, nous allons nous trouver seules, enfin nous ne nous perdrons pas pour cela, avec une langue on peut trouver son chemin. Nous sommes bien fatiguées d’avoir ainsi attendu debout. Nous passons dans un autre bureau où deux médecins font passer la visite aux enfants, leur examine la bouche, derrière les oreilles et aux poignets. Ceux qui sont suspects sont mis en observation. De là nous allons à un bureau où on nous demande encore des renseignements sur notre identité. Ceux qui cherchent du travail reçoivent des renseignements à un autre bureau. A un autre bureau, on nous dit que nous ne pouvons pas aller à DOMPAIRE comme cela, parce que c’est dans la zone des armées et qu’il faut une autorisation spéciale. Il nous faudra télégraphier chez tante pour nous faire réclamer, et nous devrons attendre à MONTBRISON la permission des autorités militaires, formalités qui dureront bien 15 jours pendant lesquels nous n’aurons aucun frais d’hôtel ni de nourriture. Nous sommes bien désillusionnées, nous qui croyions pouvoir partir directement pour DOMPAIRE dans un ou deux jours, voila que nous allons dans la Loire; décidément nous aurons vu du pays. Nous allons ensuite à un autre bureau où on nous redemande encore des renseignements sur nous, et l’officier écrit sur une seconde feuille notre nom, âge, profession, taille, couleur des yeux, des cheveux, les noms et prénoms de tante et parrain. C’est sans doute pour leur télégraphier. On nous accroche une fiche verte après notre manteau portant la date de notre départ : dimanche à midi ; l’hôtel et le lieu d’arrivée : MONTBRISON. Dans un autre bureau, on nous remet une feuille verte qu’il faudra remplir une fois arrivées à destination. Dans un autre bureau, des soldats et officiers nous demandent des renseignements militaires concernant SEDAN (postes d’observation, mouvements de troupes, noms des généraux actuellement à SEDAN, leur lieu de résidence ainsi que celui de l’école de guerre, nourriture et moral des soldats allemands, constructions nouvelles, dépôts de vivres, de munitions, trafic des trains pendant notre voyage, centres importants, etc..). Je ne tiens plus, je me sens toute malade, heureusement que nous aurons bientôt fini, car à chaque bureau il faut attendre son tour. Enfin, à un guichet, on nous inscrit derrière notre fiche verte le nom de l’hôtel où nous devons aller. Nous nous arrangeons pour être avec la famille COLLIN et Mademoiselle LOOSEN. Nous allons chez Monsieur BOHY.
Il est plus de deux heures du matin. Deux servantes de l’hôtel nous conduisent. Nous sommes harassées de fatigue et il nous faut encore monter des rues très en pente, on désespère d’arriver enfin. C’est dans une pension de famille que l’on nous conduit, qui s’appelle « Villa Plaisance ». C’est un espèce de chalet à volets verts. Nous entrons dans une petite salle à manger et on nous sert de la soupe au boeuf et des légumes. Nous montons enfin coucher au premier, dans une petite chambre où il fait bien froid. Il y a là 3 lits, un de deux personnes (à peine) et un d’une personne, en bois tous deux, et le troisième, un petit lit-cage d’une personne. Nous n’avons pas d’édredon, seulement 2 petites couvertures. Madame COLLIN et son petit garçon couchent dans le grand lit, nous deux dans le moyen, et Madame HAUTDIDIER dans le petit qui n’a qu’un drap plié en deux.
La chambre est tout de même éclairée à l’électricité. Nous nous couchons presque tout habillées, heureusement que nous sommes deux, nous nous réchauffons mutuellement, mais Mme HAUTDIDIER a eu bien froid toute seule. Mademoiselle LOOSEN couchait dans une chambre toute seule au rez de chaussée, elle était mieux que nous.

Samedi 13 Décembre 1917

Enfin, nous sommes tellement fatiguées que nous dormons quand même. Nous nous levons le matin pour le déjeuner qui est servi par exception aujourd’hui parce que nous nous sommes couchées tard, à 8 h 1/2.
L’eau est glacée, la chambre bien froide, aussi on se dépêche. Comme déjeuner, nous avons une tasse de chocolat, il ne sent pas grand chose, et nous remettons dedans un morceau de sucre que nous avions emporté de SEDAN.
Enfin cela nous réchauffe et on n’est plus difficiles. Nous voulions aller au bain qui est à la disposition de tous les émigrés, mais nous n’en avons pas eu le temps. Nous avons été faire un tour en ville dans les magasins, faire quelques achats. Madame COLLIN est à la gare pour faire enregistrer ses bagages, elle part demain à 6 heures du matin pour GRENOBLE. Nous sommes avec Mademoiselle LOOSEN, mais voila que nous nous perdons, nous sommes au moins 1/2 heure à chercher après notre rue qui s’appelle : « Rue de la source Bonnevie ». Enfin, avec l’aide de Madame COLLIN que nous rencontrons, nous retrouvons notre chemin. Notre pension se trouve à côté du « Splendid hôtel ».
Nous mangeons à 11 h 1/2. Menu : haricots – pâté de boeuf – pomme – une bouteille de vin pour 6 personnes – pain très blanc . De notre chambre, nous voyons les Alpes et le Lac de GENEVE. Des bateaux à voile passent. Le ciel et l’eau sont très bleus. L’eau est assez mouvementée. Nous dominons la ville. C’est une gentille petite ville d’eaux, les magasins ne sont pas très grands mais il y en a d’assez élégants. Les pâtisseries sont pleines de friandises, mais les gâteaux à la crème, il est vrai, coûtent 0,25 F pièce. Nous achetons un calepin en cuir vert, une barrette à cheveux, etc… Les chaussures coûtent 45 à 50 F, des bottes hautes et pas mal. Mademoiselle LOOSEN achète une paire de bottines jaunes superbes, mais pour 82 F. Nous achetons un album de cartes postales d’EVIAN pour 1,50 F. Enfin nous passons toute notre après-midi à parcourir la ville. Le soir, manger à 6 heures. Menu : soupe – pommes de terre – boeuf – pomme – vin rouge. A midi, nous avions pris en plus un café pour 0,30 F. Le soir, Madame COLLIN et Mademoiselle LOOSEN prennent du thé : 0,40F. Nous allons nous coucher de bonne heure, parce que Madame COLLIN part demain à 6 heures du matin.
Dans la journée, nous avons voulu échanger notre argent, mais il y avait tellement de monde que nous avons dû remettre cela à plus tard. Nous avons pu tout de même envoyer un télégramme à DOMPAIRE.
De nouvelles personnes étant arrivées à l’hôtel, Mlle LOOSEN doit quitter sa chambre et venir coucher dans la nôtre. Elle couche alors dans le lit-cage et Madame HAUTDIDIER couche avec Madame COLLIN et le petit garçon.

Dimanche 16 Décembre 1917

Madame COLLIN et sa famille sont parties, directement ce matin pour GRENOBLE. Nous déjeunons à 8 heures. Aussitôt nous allons pour échanger nos billets. Comme nous devons être à la gare à midi, nous passons avant les autres. Il y a là beaucoup de jeunes filles à des bureaux. Une d’elles me demande la somme que je possède en billets de ville, elle compte mes billets et les tamponne tous, car ceux qui ne seraient pas tamponnés ne pourraient être échangés qu’après la fin de la guerre. Elle me retient 100 F et me donne un billet comme quoi le percepteur doit me verser 100 F en billets de banque. Je passe ensuite à un autre bureau où l’on m’écrit une grande feuille avec des coupons, pour pouvoir toucher chaque quinzaine 75 F. Puis nous attendons le percepteur qui n’est pas là. Il arrive au bout de quelque temps et verse à chaque grande personne 100 F, et me remet la feuille avec coupons portant la somme qu’il me reste en billets de ville. Enfin nous sortons. Nous allons aussitôt à la Messe à 10 heures dans une Eglise pas bien loin de notre demeure. Quand nous arrivons, la Messe est déjà commencée et il y a tellement de monde que nous devons rester debout sous les orgues. L’Eglise est chauffée. L’Office ressemble à celui de SEDAN. Nous sommes obligées de sortir un peu avant la fin parce que nous devons manger à 11 heures pour partir de l’hôtel à midi, car il y a une bonne trotte de notre « villa » à la gare. Cela nous semble bien drôle d’entendre les cloches et les orgues, nous en sommes privées à SEDAN depuis quelque temps.
Nous achetons quelque nourriture pour manger dans le train. A l’hôtel, menu de midi : soupe maigre – haricots au mouton – pomme. On nous donne en outre 2 tranches de viande froide et un gros bout de pain blanc, et du chocolat à chacune, pour le repas du soir que nous devons faire dans le train.
Nous partons donc pour la gare, accompagnées par Mademoiselle LOOSEN, elle part seulement au train de 4 heures pour PARIS directement. Elle a de la chance, n’étant pas réclamée, beaucoup de personnes dans son cas ont été expédiées hier après-midi sur LUGRIN.
A la consigne, on nous rend nos paquets. Nous voulons prendre des 2ème classe, mais il n’y en a pas dans ce train. Le train ne partant qu’à 2 heures, nous stationnons dans la gare. Nous n’avons pas besoin de nous occuper de nos malles, elles nous suivront, c’est très bien organisé. Avant de partir, on nous donne encore du café au lait. Enfin nous montons dans le train, des soldats nous placent, nous sommes dans un compartiment avec une soeur de l’Assomption de SEDAN et 3 novices, et avec la petite femme de chambre anglaise de Monsieur BECHET. Nous sommes bien ainsi, ces 3ème sont assez confortables, en cuir chaudron rembourré.
Départ d’EVIAN à 2 heures 1/2. Si seulement nous partions pour la bonne direction ! Enfin, allons où l’on nous mène, mais espérons ne pas y rester longtemps.
Nous voyons comme la fin d’un glacier avec les moraines, je ne sais pas au juste ce que c’est, c’est peut-être un fleuve à sec.
THONON LES BAINS : il neige un peu. Jusqu’à présent, nous avons eu un temps superbe, un beau soleil.
PERRIGNIER : Montagnes très jolies, sapins couverts de neige. Nous avons quitté les bords du Lac de GENEVE que nous contournons depuis LAUSANNE . BONS SAINT DIDIER : Très joli paysage, à SAINT CERGUES une rivière serpente. ANNEMASSE : arrivée à 5 heures, il fait noir, mais les trains sont éclairés et bien chauffés, nous devons même ouvrir de temps en temps la portière. SAINT JULIEN EN GENEVOIS, VALLEIRY, BELLEGARDE, on nous offre du café.
Nous mangeons. VIRIEUX LE GRAND, distribution de lait aux enfants. AMBERIEUX. Arrivée à 11 h 1/2 du soir à LYON. Grande gare, beaucoup de lumières et d’animation. Il fait beau. On nous donne du thé avec du lait.
Arrivée à 5 h 1/4 à SAINT ETIENNE , où l’on nous donne du café au lait et du pain. Je n’ai presque pas dormi.
Départ de SAINT ETIENNE à 6 h 1/2. Nous sommes dans le Massif Central, les montagnes sont assez hautes et couvertes de neige. VILLARS, ruisseau qui serpente, arbres tout droits qui n’ont guère de branches.
LA FOUILLOUSE , SAINT JUSTE SUR LOIRE, cascade.
ANDREZIEUX, nous passons la Loire, elle n’est pas profonde. SURY LE COMTAL. A SAINT ROMAIN LE PUITS, ruines d’un château en haut d’une montagne, tout près de la voie ferrée.

Lundi 16 Décembre 1917

MONTBRISON, arrivée à 8 heures. A la gare, des dames nous donnent du café au lait. Le Commissaire de police nous demande nos noms et nous dit qu’il serait préférable que nous allions à la « Protection de la jeune fille », étant seules.

Nous sommes 5 pour la « Protection de la jeune fille » : Mlle A. MAILLOT, Mlle Winnie ELIOTT (anglaise de chez M. BECHET), Mme MIRSCHLER et nous deux. Une auto nous y mène avec nos paquets à main. C’est 33, Rue Martin Bernard. Là, on nous montre notre dortoir. C’est une espèce de mansarde au 2ème étage, décidément, c’est de pis en pis.
Il y a 7 lits, si l’on peut appeler cela des lits. Ils se composent de deux X en bois, un à la tête, un aux pieds, reliés par des barres de bois, entre lesquelles est clouée une toile (une espèce de bâche), deux sangles relient les barres de bois dans le bas pour les empêcher de trop s’écarter. Là-dessus un petit matelas tout plat, 2 petits draps, un traversin en copeaux, 3 couvertures et un oreiller. Le plafond est plein de poutres, les murs blanchis à la chaux. Enfin les personnes qui s’occupent de nous sont distinguées et les deux autres personnes qui vont coucher avec nous dans ce dortoir n’ont pas l’air mal. A la guerre comme à la guerre, mais c’est égal, on en pleurerait. Enfin, nous descendons dans une pièce qu’on appelle le bureau. Là, heureusement, il y a du feu, dans notre « dortoir », on y gèle. Pour comble de malheur, il fait très froid, et depuis que nous sommes arrivées, il ne cesse de neiger !
A midi, on nous appelle à la soupe. Là, autre déception, on est servies dans des gamelles en fer et des quarts en fer également. Enfin, le manger n’est pas trop mauvais, heureusement. Menu : soupe grasse au pain – légumes de la soupe – une cuillerée à café de marmelade – une bonne tranche de pain (il n’est pas si blanc qu’à EVIAN, mais il vaut mieux que celui de SEDAN) – et plein notre quart de vin rouge. Nous voulons mettre de l’eau avec parce qu’il ne faut pas boire du vin pur tout d’un coup après avoir vécu pendant 40 mois d’eau, on nous donne de l’eau d’une source de ce pays, mais je ne l’aime pas beaucoup, elle ressemble à de l’eau de Seltz, nous en demandons de l’autre.
Aussitôt manger, cela ne prend pas beaucoup de temps, nous allons à la poste, Rue Francisque Reymond, pour envoyer une dépêche. Nous sommes bien dépaysées ici, la ville n’a pas l’air bien grande ni bien belle.
Au bureau, nous voyons Mme ROUMIER (tous les jours le matin et le soir, des dames de la ville dévouées, la plupart veuves ou vieilles filles, viennent tenir compagnie aux habitants de la Protection. En causant, elle nous demande : « Où allez-vous ? » « Dans les Vosges » -« Dans quelle partie des Vosges ? » « A DOMPAIRE » « Tiens, à DOMPAIRE, vous connaissez peut-être Madame POUSSIERE ? » « C’est notre tante, chez qui nous voulons aller ».
Nous avons eu une grande émotion quand elle nous a demandé cela. Quelle coïncidence ! Madame ROUMIER nous a alors expliqué comment sa nièce, Madame BRIHAT , qui habite depuis la guerre avec elle, était entrée en rapport avec tante. Monsieur BRIHAT était le Capitaine de Georges au MAROC, ils ont toujours été ensemble depuis que Georges était à CASABLANCA et à AGADIR, et, étant les deux seuls européens de leurs tirailleurs, ils s’étaient liés et s’entendaient fort bien. Madame BRIHAT connaissait déjà Georges par les éloges fréquents qu’en faisait son mari dans ses lettres. Quand la guerre a éclaté, ils sont partis ensemble, se sont faits photographier ensemble au débarquement de BORDEAUX. Madame BRIHAT est restée pendant longtemps sans nouvelles de son mari, et elle a écrit à Georges fin Septembre pour en demander ; la carte lui est revenue avec le mot : décédé.
Plus tard, Madame BRIHAT a su que son mari avait été tué à ARVILLIERS (Somme) vers la fin Août.
Quand tante a reçu les affaires de Georges, elle a retrouvé un mouchoir au chiffre du Capitaine BRIHAT, tout maculé de sang et de boue. C’est alors qu’elle a écrit à Madame BRIHAT pour lui renvoyer et lui demander si quelquefois elle aurait des détails sur la mort de Georges.
Naturellement, elle ne savait rien, Georges étant mort près d’un mois après son mari. Depuis, elles sont restées en relation, et c’est vraiment providentiel de nous rencontrer justement ici. Madame ROUMIER nous a dit de venir demain vois sa nièce, elle nous montrera des photographies de Georges.
La journée se passe, le soir tombe, nous avons pour toute lumière une bougie, c’est lugubre. Nous mangeons vers 6 h 1/2. Menu : soupe, pommes de terre . Nous allons coucher aussitôt, nous sommes harassées. Nous couchons tout habillées moins un corsage, la jupe et le corset, en plus une chemise de nuit de finette et une grosse écharpe de laine autour du cou. Nous grelottons sur nos paillasses, mais heureusement, parce que c’est le premier jour, nous avons un cruchon. Mais nous sommes tellement fatiguées que nous nous endormons bientôt.
Aussitôt que nous sommes arrivées ici, il a commencé à neiger.

Mardi 18 Décembre 1917

Nous avons assez bien dormi, mais le matin, nous sommes fort courbaturées. Il fait très froid et nous grelottons en nous levant. L’eau est glacée, on a les pinçons, on ne sait s’habiller. Enfin nous descendons déjeuner, on nous sert un quart de café au lait et une tranche de pain. Dans les autres cantonnements ils n’ont que du café noir, c’est la maison ici qui donne le lait. Je crois que nous sommes dans les favorisées tout en étant mal.. Dans les autres cantonnements, ils sont 60 à manger dans la même salle; ils sont mélangés avec des gens de toute sorte qui insultent ceux qui ont des chapeaux. Tandis qu’ici, nous ne sommes pas mal sous ce rapport, c’est déjà cela.
Aujourd’hui nous avons la visite de mademoiselle SERRE et Mademoiselle PEYER le matin, Madame la Baronne de VAZELHES et Madame CORNU l’après-midi.
Nous allons au Commissariat où il y a deux dépêches pour nous, une officielle disant que tante nous réclame et peut nous recevoir, et une personnelle.
Nous allons ensuite passer l’après-midi et goûter chez Madame ROUMIER, elle nous invite à déjeuner pour jeudi.
A midi, nous mangeons : soupe au pain, pommes de terre de la soupe, boeuf, confiture. Le soir, la même chose, sauf que c’est des lentilles à la place des pommes de terre. Tous les jours sont pareils : soupe, légumes, boeuf, (et confiture à midi seulement), il n’y a que les légumes qui changent.

Mercredi 19 Décembre 1917

Toujours fort courbaturées sur notre paillasse, surtout dans les jambes. Les lits ne sont pas trop longs et on est obligé de se replier les jambes. Nous recevons un télégramme nous indiquant que nous pourrions descendre à DIJON chez le Commandant MONNET, 27, Boulevard Thiers. Il nous dit également d’aller trouver le sous-préfet. Nous y allons, il a aussi une dépêche pour nous. Le sous-préfet nous envoie chez le Commissaire, c’est pour savoir si nous pourrons passer par DIJON et nous y arrêter. Le Commissaire nous dit que nous pourrons y passer, mais que régulièrement nous ne devrions pas nous y arrêter. Il nous faudra prétexter une commission quelconque à faire dans la ville, pour sortir de la gare.
Nous renvoyons un télégramme disant que nous passerons par DIJON. Il neige toujours. Dans les rues, il y a au moins 25 cm d’épaisseur de neige. Les communications télégraphiques sont rompues car les fils ont été cassés par le poids de la neige.
Aujourd’hui, visite de matin : Mme PAGNON. Après-midi : Mme ROUMIER.

Jeudi 20 Décembre 1917

Départ de Madame DAUBRESSE, personne qui retourne à BRUAY dans le Nord. Il y a 3 mois 1/2 qu’elle attendait ici. Pourvu que nous n’y soyons pas si longtemps ! Je ne le crois pas, elle est restée si longtemps parce qu’elle va dans la zone des armées anglaises. Nous allons à la gare pour voir l’heure des trains pour DIJON. Nous savions que la gare était assez loin de chez nous. Nous demandons le chemin, on nous dit de tourner deux fois puis d’aller tout droit. Je ne sais comment nous nous organisons, Mme MIRSCHLER et nous deux, mais nous marchions toujours, et point de gare ! C’était le matin, et il faisait un fort brouillard, on ne se voyait pas à 3 mètres. Nous demandons à un gamin : « Où se trouve la gare ? » – « La gare de où ? » – « Mais la gare de MONTBRISON » – « Nous ne sommes pas à MONTBRISON, nous sommes à MOINGT ».
MOINGT est un village à quelques kilomètres de MONTBRISON. Nous sommes obligées de revenir sur nos pas, nous étions déjà au bout du village, heureusement que nous étions parties d’assez bonne heure. Arrivées devant la caserne de VAUX, nous avons pris la route droite, devant la caserne, et nous sommes enfin arrivées à la gare. Nous avons fait ainsi quelques kilomètres, mais cela ne fait pas de mal de se dégourdir un peu les jambes, depuis le temps que nous sommes presque toujours immobiles. Nous déjeunons chez Madame ROUMIER, sa soeur, sa nièce Mme BRIHAT et 2 de ses enfants (elle en a 6, 2 garçons et 4 filles) Andrée : 9 ans et Denise : 3 ans 1/2 (les 2 fils sont au Prytanée de la Flèche, ses deux autres filles à la Légion d’Honneur à ECOUEN) Menu : hors d’oeuvre (pâté, saucisson) – petites pommes de terre rôties – viande rôtie – petits gâteaux – vin blanc. Il y a bien longtemps que nous n’avons si bien déjeuné, le souvenir d’un tel repas se perd dans la nuit des temps. Nous revenons vers 3 heures. Nous attendons toujours avec impatience nos papiers, nous allons presque tous les jours chez le Commissaire. Nous n’avons encore pas reçu non plus de lettre de tante, sans doute qu’elle pense qu’il est inutile de nous écrire, espérant que nous serons parties avant que la lettre n’arrive
Winnie ELIOTT (anglaise de chez BICHET) est partie ce matin pour LYON où elle va chez des amis attendre ses passeports.
Aujourd’hui, visite matin : Mlle BERGERON – après-midi : Mlle MAISONNEUVE.

Vendredi 21 Décembre 1917

Nous stationnons pendant 1 h 1/2 dans la neige, à la porte de la sous-préfecture, pour toucher les vêtements auxquels nous avons droit gratuitement comme émigrés. Il fait bien froid. On a les pieds gelés. Nous nous décidons enfin à retourner vers 2 h 1/2, la porte n’étant pas encore ouverte. La distribution devait commencer à 2 heures. De tous les gens qui sont là, il n’y a que nous qui avons des chapeaux. Les gens nous regardent comme des bêtes curieuses. Il y a peut-être plus de 35 à 40 personnes. Nous retournons 2 heures après, il y a autant de monde. Je commence à être fort enrhumée, aussi Suzanne retourne seule avec la bonne Laetitia vers 5 heures, il fait noir. Elle n’attend pas, et revient avec, pour chacune : une paire de bas, une chemise, un pantalon, un gilet, deux mouchoirs, deux serviettes de toilette et une paire de chaussures. Régulièrement, nous avons droit à un jupon et à une robe, et même à une pèlerine quand il y en a. Mais Suzanne a préféré laisser les jupons pour avoir des chaussures mettables. On voulait lui donner des grosses galoches; de cette façon, nous avons des chaussures basses qui font assez d’effet mais qui n’ont pas l’air fort solides, surtout les miennes. Naturellement, nous ne mettons pas ni pantalons ni chemises (de couleur), nous en avons déjà donné à Laetitia qui est très complaisante. Quant-aux bas, nous serons obligées de les mettre en attendant que notre unique paire de noirs soit lavée. Les mouchoirs et les serviettes de toilette nous servent pour empêcher nos chapeaux et notre linge de se salir.
En somme, il n’y a que des chaussures (de la charité, comme nous disons), qui nous serviront.
Il fait bien froid, les carreaux de notre dortoir sont gelés.
Toujours pas de nouvelles. Nous recevons une dépêche de tante à 8 h. Nous étions déjà couchées.
Nos malles sont arrivées, beaucoup de personnes ne savent ce que les leurs sont devenues.
Aujourd’hui, visite matin : Mlle SOLINIAC. Après-midi : Mme de PRANDIERES.

Samedi 22 Décembre 1917

J’ai un vrai rhume. J’achète du citron pour me gargariser. Il fait très froid et on grelotte dans son lit, tout en couchant tout habillées. Tout le monde tousse, la nuit, c’est un véritable concert. Nous allons chez le Commissaire presque régulièrement tous les jours, mais jamais rien pour nous. On trouve le temps long, heureusement que nous sommes avec des gens de connaissance.
Aujourd’hui, visite matin : Mme de la Plagne. Après-midi : Baronne PISTON. Lettre à tante et à Mlle d’ORIGNY.

Dimanche 23 Décembre 1917

Nous allons à la Messe à Notre-Dame à 10 h 1/2. C’est une messe basse, il n’y a aucun chant, la messe est très courte. Par contre il y a un bon organiste qui joue très bien. Où sont nos belles messes de SEDAN ! Ici, c’est sec et froid. Nous allons passer l’après-midi chez Mme ROUMIER. Heureusement que nous l’avons, cela distrait un peu. Nous y avons emmené les deux petites MEIGNAND (de SEDAN), elles font la dînette avec les petites BRIHAT.
Nous mettons nos chapeaux de mélusine. Une modiste d’ici y a fait un fond plissé en velours, à la mode, et l’a garni de rubans blanc et noir. Ils sont ainsi modernisés.
Aujourd’hui, visite matin : Mme de PRAUDIERES, après-midi Mlles MAISONNEUVE.
Après-midi, nous allons aux Vêpres à 2 h 1/2.

Lundi 24 Décembre 1917

Froid de plus en plus grand. C’est demain NOEL. Bien triste Noël quand on est seules comme nous. Nous avons décidé d’aller à la Messe de minuit à St Pierre (il n’y en a pas à Notre-Dame), car voilà trois ans que nous n’y sommes pas allées. Nous avons donc voulu veiller : Mme MIRSCHLER, nous deux et les trois dames LOMBRIN (émigrées du Nord, qui, n’ayant pas de parents en FRANCE, sont restées ici). Pour la circonstance, une des dames qui s’occupent de la Protection, avait donné un litre de pétrole, car il paraît qu’il est fort rare. Bien triste soirée ! On ne faisait que regarder l’heure, on s’ennuyait terriblement. Pour comble de malheur, le petit poêle s’est éteint, et nous voilà à grelotter. Nous sommes restées jusqu’à dix heures, mais nous n’avons pu tenir plus longtemps, c’était si morne et si triste que nous sommes montées nous coucher. Les 4 autres sont restées quand même, mais il y avait de quoi attraper du mal, surtout quand on est fort enrhumées comme nous.
On s’en souviendra de cette veille de Noël !
Mr MIGNAND est arrivé le matin, il repart à 6 h avec sa femme et ses petites filles.
C’était aujourd’hui la foire de Noël, nous y sommes allées.

Mardi 25 Décembre 1917

C’est aujourd’hui Noël. Si maman nous voyait ici, elle compte bien que nous sommes arrivées depuis quelques jours, heureusement qu’elle ne sait pas la triste vérité.
Nous allons à 10 h 1/2 à la Messe à Notre-Dame. Cette fois c’est une grand’Messe mais quelle différence avec chez nous. Les chantres se trouvent derrière l’autel, ainsi que des gamins qui chantent également. Ces chants se font sans accompagnement d’orgues, ce n’est pas joli, c’est fort maigre.
Derrière l’autel, il y a un assez grand espace, c’est là que se mettent les petits garçons et les petites filles de la colonie alsacienne. Ce sont des enfants des pays occupés par les Français en ALSACE, et que les parents ont envoyés pour être instruits en FRANCE et apprendre le Français. Ils sont logés à la sous-préfecture, et gardés par des soeurs. Ils ont eu un jour la visite de l’Abbé WITTERLE.
Les gamins qui chantent à l’Eglise ont un fort accent de par ici. Au lieu de dire : »chantons Noël », ils disent : « Chenntons ».
Monsieur MIRSCHLER arrive l’après-midi vers 5 ou 6 heures. Il aurait dû arriver à 11 h, mais il n’a pas pu avoir la correspondance à ST ETIENNE.
Nous allons passer l’après-midi chez Mme ROUMIER, cette journée nous semble ainsi un peu moins triste.
A midi, nous avons mangé de l’oie aux marrons, et de la bûche au chocolat, cadeaux de ces dames. Le soir de même. Nous trouvons cela bon, il y a si longtemps qu’on n’a fait un pareil repas.

Mercredi 26 Décembre 1917

Mr et Mme MIRSCHLER vont partir ce soir. Ils ont leurs papiers. Auguste MAILLOT reçoit les siens dans la journée, de cette façon ils partiront tous trois ce soir. Un gendarme vient nous dire de passer à la gendarmerie dans l’après-midi. Nous y allons vers 2 heures. On nous demande un tas de renseignements (notre état-civil, celui de nos parents, grand parents, oncle et tante, notre moralité, attitude au point de vue national, etc..). Le gendarme nous décourage en nous disant que les formalités dureront encore bien 15 jours ou 3 semaines.
Neige. Lettre à tante. Reçu lettre de Madeleine DOMONT.

Jeudi 27 Décembre 1917

Nous restons seules de notre bande. Nous avons couché seules dans la petite chambre pour la première fois cette nuit, il y fait un peu moins froid que dans le dortoir, car la cheminée de la cuisine y passe. Nous sommes bien tristes d’être encore là, quand on voit tout le monde qui s’en va petit à petit, cela nous fait mal au coeur, surtout quand on a encore la perspective d’y rester encore quelque temps.
Mme ROUMIER nous voyant si tristes hier, nous a invitées à passer l’après-midi chez elle aujourd’hui. Nous y allons, nous apportons aux deux enfants à chacune un album de cartes postales à colorier et des crayons de couleur.
Arrivée de 4 personnes de COURIERES. Le dortoir se remplit, il y a maintenant 5 personnes, nous restons seules dans notre chambre.

Vendredi 28 Décembre 1917

Grand froid : -14°. Nous recevons enfin une lettre de tante. D’après elle, nos papiers ne sont pas encore parvenus au Préfet de la Loire. Nous recevons également une lettre de Mr MILARD (PINTEAUX), rédacteur des postes à MOULINS depuis la guerre. Il a su que nous étions ici, et nous invite à venir passer le temps qu’il faudra encore à nos papiers pour parvenir chez eux. Au cas où nous n’irions pas, il viendra nous voir dimanche (il y a de 4 à 5 h d’ici MOULINS), car il a hâte d’avoir des nouvelles de Mr et Mme PINTEAUX.
Nous allons demander avis au Commissaire de police. Il nous conseille d’attendre ici, il croit que nos papiers iront vite maintenant. Nous pouvons partir à nos frais, mais les papiers mettront peut-être encore 8 ou 15 jours pour venir de MONTBRISON à MOULINS. Nous répondons donc que nous resterons ici, cela est plus sage. Nous attendons Mr MILARD pour dimanche au train de 10 h 45.
Ecrit à Louise ROBERT, Mlles MONMILLON, Mme HENON.

Samedi 29 Décembre 1917

Lettre à tante. Je fais la lessive de 15 mouchoirs et 2 serviettes de toilette. L’eau d’ici est très forte et comme j’ai mis un peu de carbonate dedans, j’ai deux doigts tout abîmés, rongés. Je les fais sécher dans la cour. Il fait très froid : -18°, et notre cantonnement n’a presque plus de bois; plus de charbon, il faut y aller avec économie et l’on a froid. Pour se coucher, on ne se déshabille pas, je mets même en plus un manteau de laine et une grosse écharpe, et je grelotte encore. Je dors très mal, j’ai les jambes toutes courbaturées, on dirait qu’on me roue de coups, et avec cela qu’on fait de grandes nuits – de 7 h du soir à 8 h 1/2 du matin. J’aimerais mieux me lever plus tôt, car c’est énervant d’être sur cette paillasse sans pouvoir dormir, mais le déjeuner n’est pas prêt plus tôt, et il n’y a pas encore de feu au bureau.
Vers 9 heures du soir, on apporte une dépêche de Mr MILARD disant qu’il ne pourra pas venir demain.
Avons été au marché ce matin acheter 250 g de beurre pour 2,50 F.

Dimanche 30 Décembre 1917

Nous allons à la Messe à Notre-Dame. Il fait très froid, aussi j’ai acheté des caoutchoucs hier. Nous achetons un gâteau (biscuit et crème au chocolat) pour 2,25 F, il est excellent. Le temps est assez sec. Nous allons faire un tour en ville, nous allons voir le jardin public sur la « route nouvelle ». Il est plein de neige. Sur un étang gelé des gamins patinent. Il y a des jets d’eau couverts de glace. Le jardin est assez grand et beau, l’été, il doit être assez gai. Au milieu se trouve la statue de Victor de LAPRADE, né à MONTBRISON. Nous continuons un peu plus loin, la vue est très jolie, on est au pied de la montagne assez haute.
Nous devions aller chez Mme ROUMIER cet après-midi, mais comme Mr MILARD devait venir, on avait remis à plus tard.
Reçu lettre de Mlle D’ORIGNY. Ecrit lettre à tante, et à Mme DELIGNIERE.

Lundi 31 Décembre 1917

Arrivée dans la maison de 6 personnes de SEDAN. Elles sont arrivées au même convoi que nous, mais étaient dans un autre cantonnement, où elles étaient si mal qu’elles n’ont pu y rester. C’était surtout le mélange avec un tas de sales gens qui leur déplaisait, ils mangeaient à 60 dans la même salle, et y restaient toute l’après-midi, il n’y faisait pas chaud, la salle étant grande. Ils avaient encore plus froid qu’ici dans leurs chambres parce que cette « Maison MATEKOF »(à la Guilange) était située assez haut et à plus d’une heure de la ville.
Nous sommes donc maintenant 20 à manger. 10 couchent ici. Ces 6 nouvelles personnes sont :Mme BARTHELEMY, sa fille et son fils, Mme BRIET et ses 2 filles.
Tout gèle. Mes mouchoirs sont gelés dans la cour. Je les repasse après les avoir fait sécher un peu à la cuisine.
Nous recevons 3 lettres : DOMONT, V. CHARLIER et Mr MILARD, qui nous demande des renseignements sur les pays occupés.
Ecrit à Mme COLLIN, Madeleine DOMONT et Mr MILARD.
Nous allons chez le percepteur changer nos billets de ville, cette fois par extraordinaire, nous pouvons changer 150 F chacune.

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Mardi 1er Janvier 1918

Jour de l’an. L’année commence bien tristement pour nous, seules dans un pays inconnu. Mme de SAINT PULGENT, Directrice de la Protection de la Jeune Fille, en même temps que tous ses souhaits, nous a donné un petit calendrier, afin que nous puissions barrer les jours qui nous rapprocheront du jour, espérons que ce sera cette année, où nous retrouverons nos parents restés en pays occupés. Puisse donc cette année qui commence nous apporter enfin une paix victorieuse, et que nous puissions bientôt retrouver nos parents en bonne santé dans notre pauvre SEDAN.
Nous allons à la Messe à 9 heures. Il neige beaucoup depuis hier soir, il y a déjà au moins 30 cm d’épaisseur.
Mme ROUMIER nous a encore fait passer cette triste journée chez elle. C’est vraiment une chance extraordinaire de l’avoir connue, car elle fait tout son possible pour adoucir nos peines en essayant de nous distraire. Elle nous a montré des albums reliés de l’Illustratrion depuis la guerre, c’est vraiment fort intéressant, surtout pour nous pauvres exilées qui ne sommes au courant de rien. On y retrouve les Allemands en photographies et leurs promesses barbares. Nous ne regardons que les images car il y en a pour quelque temps, et cependant c’est bien dommage de ne pas lire des articles qui ont l’air bien intéressants.
Nous avons apporté aux deux petites filles un sac de bonbons. Enfin la journée se passe, je n’en suis pas fâchée.
Le soir, nous nous couchons avant 7 heures. Vers 8 heures, on apporte une dépêche pour nous. Je me lève précipitamment. C’est de tante. Elle nous dit : »Croyons pouvoir assurer quitterez MONTBRISON courant semaine – bons souhaits – bons baisers ». Quelle joie pour nous ! les plus belles étrennes ne nous auraient pas fait plus de plaisir. Enfin, nous ne resterons pas ici éternellement ! Je ne compte quand même pas partir cette semaine. Les trains ne marchent pas régulièrement, il y a des retards énormes, jusque 12 heures. Des trains restent bloqués dans les montagnes. Heureusement que nous ne sommes pas parties ces jours-ci, je ne nous vois pas trop en panne. Des trains ne sont pas arrivés, d’autres ne sont pas partis.

Mercredi 02 Janvier 1918

Le froid a fait enfler mes pieds, ils me font mal. Pourvu que je ne sois plus ainsi pour notre départ, je marche difficilement, ce doit être des engelures. Il fait tellement froid que mes pieds sont continuellement gelés.

Jeudi 03 Janvier 1918

Reçu 3 lettres : ELIOTT – MONMILLION – DOMONT.
Germaine MONMILLION nous invite à venir passer à JARNAGES quelque temps en attendant nos papiers. Nous lui répondons pour la remercier, mais raisonnablement nous ne pouvons y aller. En plus des complications pour les formalités que cela occasionnerait, on sait quand on part, mais pas quand on arrive.
Toujours les pieds enflés.. La nuit, je dors très mal depuis quelques jours.
Nous passons l’après-midi chez Mme ROUMIER, nous regardons les Illustrations, et faisons de la broderie.
Je suis vraiment dégoûtée du manger, non parce qu’il est trop mal fait, mais parce que c’est toujours la même chose : boeuf bouilli et riz, haricots, pois chiches, ou lentilles. Quand mangerons-nous donc des pommes de terre ! On n’a presque plus de bois pour brûler au bureau, on ne peut presque pas faire de feu.
Reçu lettre : ELIOTT – DOMONT.
Le Commissaire de police vient nous verser notre allocation de 0,25 F par jour – donc du 15 décembre au 15 janvier : 7,50 F chacune.

Vendredi 04 Janvier 1918

Reçu lettres CLARYSSE et GODARD. Nous allons à la Messe à 8 heures du matin. Il fait un froid de loup. Nous attendons toujours nos papiers, nous ne les aurons pas cette semaine. L’après-midi, une des personnes de COURRIERES va à la Sous-Préfecture chercher une robe et un tablier. Vendredi dernier, quand elle y avait été, il n’y en avait plus, on lui avait donné un ticket pour se représenter aujourd’hui. Voyant cela, nous y allons toutes deux en cheveux pour avoir l’air plus misérables. Nous disons que vendredi dernier il n’y en avait plus, mais qu’on ne nous avait pas donné de tickets. Ils consultent leurs livres, et voient qu’en effet nous disons vrai; ils nous donnent alors à chacune une robe (corsage et jupe plissée – étoffe grise à carreaux assez chaude), cela pourra nous servir pour mettre le matin, ça n’est vraiment pas trop mal, et chacune un petit tablier de fantaisie noir et blanc, très gentils. On nous aurait dit que nous irions un jour chercher des affaires gratuitement ! Il est vrai que nous serions bien bêtes de ne pas en profiter, ou si nous ne les mettons pas nous-mêmes, de faire des heureux avec.

Samedi 05 Janvier 1918

Un froid de loup. J’ai grelotté toute la nuit, je ne me suis pas réchauffée. Il y a de quoi attraper du mal. Nous voulons aller au marché. Je vais jusque là, mais le froid m’a tellement saisie que je ne peux aller plus loin, il y a de quoi avoir une congestion. Je ne sais plus avancer, j’ai fort mal aux pieds, ils sont bandés car je soigne mes engelures, et par suite mes chaussures sont étroites. Je rentre, morte de froid. Suzanne a continué, elle achète une livre de beurre pour 4,50 F.(les premiers temps que nous étions ici, c’était 3,80 F., samedi dernier nous l’avons payé 5 F., les paysans augmentent leurs prix parce qu’il n’y en a pas beaucoup qui descendent de la montagne, à cause de la neige et du froid. Ce n’est toujours pas 18 F ou 20 F comme à SEDAN). Suzanne achète également un carton de rainettes pour 0,50 F.
Tous les jours pour 4 heures et le matin, nous achetons du pain frais. On ne mange pas beaucoup aux repas, car je suis dégoûtée des légumes secs, il faut se rattraper d’une autre manière. A 4 heures, nous faisons également une tasse de chocolat à l’eau pour nous réchauffer. Elle achète aussi 125 g de petits gâteaux pour 1,20 F. C’est la 3ème fois que nous en achetons ainsi sur le marché.
Il paraît que la volaille n’est pas chère ici : 5 F un gros lapin, 7 à 8 F un beau lièvre. Les oeufs se vendent 0,45 ou 0,50 F pièce. La confiture à pêches (nous en avons déjà acheté 2 fois), 1,50 F la livre. Le Roquefort : 3 F la livre. A presque tous les repas, à la fin, nous mangeons soit du beurre, ou fromage, ou confiture, ou pâté. Le chocolat d’AIGUEBELLE (assez bon) coûte 0,65 F les 125 g. Le pain (pas tout blanc mais très bon quand même) 0,55 F le kg.
Le marché est curieux. Les paysans de par ici ont une blouse vert foncé pour la plupart, avec un chapeau rond noir. Les femmes sont bizarres, elles ont des mouchoirs sur la tête, et par dessus un grand chapeau de paille ivoire garni d’un ruban noir. Elles ont toujours leur chapeau ! Le marché s’étend sur un assez long parcours – marché aux fruits : on vend des corbeilles entières, la plupart du temps, ils ne détaillent pas. Les fruits ne sont pas chers – marché à la mercerie, aux étoffes – marché au beurre et aux oeufs : là c’est très bizarre, il y a des paysannes qui vendent, d’autres qui achètent pour revendre dans les grandes villes comme St ETIENNE. Celles-là ont des grands paniers avec des très grosses mottes de beurre. Il nous est arrivé plus d’une fois de leur demander le prix du beurre, elles nous demandaient alors si on en avait à leur vendre. Celles qui vendent le beurre se tiennent des deux côtés de la rue avec leurs paniers ronds à couvercles, qu’elles tiennent devant elles. Elles sont debout tout le temps et ne bougent pas (elles doivent être gelées par des temps pareils !). Entre les deux rangées c’est la bousculade des gens qui marchandent (il paraît qu’ici, c’est la mode de marchander).Quand on achète, ces femmes vous donnent le beurre comme cela, sans papier. Celui que Suzanne a acheté aujourd’hui est fort appétissant, bien jaune et bien dur, il y a des fioritures dessus (ils en font tous). Il y a aussi des marchands de fromage. Dans ce pays-ci, ils font des fromages ronds et hauts comme des tuyaux de poêle, je n’en ai jamais goûté, il paraît qu’il est bon.
Une autre remarque que j’ai faite ici, c’est que les plafonds dans les maisons sont bizarres, il y a plein de petites poutres qui soutiennent le plancher de l’étage au dessus, que l’on voit. Ce n’est pas recouvert de plâtre, c’est simplement peint.
J’oubliais le marché aux volailles et aux bestiaux.
Les paysans de par ici, quand ils parlent entre eux, il n’y a pas moyen de comprendre un seul mot de leur conversation. Heureusement que Mme de SAINT PULGENT a pu trouver à racheter un peu d’anthracite, et que Mme de BONANT nous a fait cadeau de 4 grosses bûches de bois, sans quoi nous serions sans feu au bureau. On n’y a déjà pas trop chaud comme cela, qu’est-ce que ce serait alors ?
La Baronne PISTON qui vient nous voir, nous dit qu’il fait aujourd’hui -21°. Ce n’est pas étonnant que j’aie eu si froid la nuit. Elle a des poules dans sa maison, les oeufs qu’elles ont pondus hier soir étaient gelés ce matin dans le nid.
Nous recevons une lettre de tante, une de Mme DELIGUIERE , et une de Louise ROBERT.

Dimanche 06 Janvier 1918

Nous avons voulu coucher toutes les deux ensemble dans notre petit lit, mais nous étions sur le bois, et comme nous avions rapproché les 2 lits, j’étais moitié sur l’un, moitié sur l’autre. J’étais fort mal, mais je préférais être ainsi que comme la nuit dernière. Au moins ainsi, nous n’avions pas froid. Mais au milieu de la nuit, nous étions tellement courbaturées que nous n’avons pas pu y tenir plus longtemps et nous sommes retournées chacune dans notre lit. C’est à croire que l’on a perdu le sommeil, je ne ferme pas l’oeil de la nuit.
Nous allons à la Messe à Notre-Dame à 10 h 1/2. Il fait bien froid. Tout à coup, vers 2 heures, un vent chaud se met à souffler et voilà que tout dégèle. On est tout surpris de ce changement brusque.
Mme de SAINT PULGENT vient nous dire qu’il y a une séance au théâtre au profit des prisonniers de guerre. Il y a des comédies jouées par des jeunes filles de la ville, et elle nous conseille fort d’y aller afin de nous distraire un peu, dit-elle. Nous y allons avec une jeune fille qui se trouve également à la Protection. Il n’y a plus de premières, nous prenons des secondes pour 1,25 F. Il y a beaucoup de monde, tout est plein, et il fait bien chaud. Le théâtre n’est pas bien grand, il ressemble à celui de SEDAN. Nous sommes au deuxième rang,, aussi nous sommes obligées de nous lever pour voir sur la scène, surtout que nous sommes sur le côté. Tout est très bien. Il y a deux chanteurs : l’un en habit et l’autre un lieutenant, celui-là surtout, chante très bien. Ils chantent des airs d’opéra ou des chansons de la guerre (cocorico – chanson africaine – la berceuse des tranchées, etc..). L’officier a chanté en duo avec une jeune fille (« Vous qui pleurez, venez à ce Dieu car il pleure, vous qui souffrez, venez à lui car il guérit, vous qui tremblez, venez à lui car il sourit, vous qui passez, venez à lui car il demeure »). C’est superbe. Cette jeune fille a chanté seule des airs de Carmen, etc.. Un soldat avec le bras en écharpe a récité « Le poilu » avec une verve extraordinaire, il a été des plus applaudi. Des jeunes filles costumées en arlésiennes ont chanté la première scène de « Mireille ».
Il y a eu 3 comédies (La première : 3 jeunes filles doivent se marier avec un jeune comte, elles le disent à tous et pour finir, ce jeune homme en épouse une quatrième) (la deuxième : mariage d’un capitaine de vaisseau avec une jeune veuve) (la troisième : Pierrot et Pierrette).
La séance est finie à 6 heures. Nous ne regrettons pas notre journée, car c’était fort intéressant.
Le dégel continue. Enfin, nous allons avoir moins froid. Ce n’est pas trop tôt.

Lundi 07 Janvier 1918

J’ai bien mieux dormi cette nuit, au moins je n’ai pas eu froid.. Mes engelures aux pieds me font toujours souffrir.
Nous sortons faire des commissions, quand nous rentrons, on nous dit que nos papiers sont arrivés, que nous pourrons partir quand nous voudrons. Quelle chance ! On a été déçues tellement de fois qu’on ne peut y croire ! Plus que deux nuits à coucher sur notre paillasse, et après la fuite ! Je ne regretterai certes pas ce pays. Heureusement, voilà le dégel, et les communications seront sans doute rétablies convenablement d’ici-là. En plus de cela, nous aurons moins froid. Nous allons à la gare demander l’heure des trains. Nous partirons donc mercredi (afin que tante soit partie à temps), à 6 h 58 du matin. Arrivée à LYON (St Paul) vers 11 h. Nous mangerons donc à LYON. Départ de LYON (Perrache) vers 2 h 16. Arrivée à DIJON à 9 h 38 du soir …
Nous envoyons un télégramme à DOMPAIRE et un à DIJON pour les prévenir de notre arrivée. Voilà 3 semaines que nous attendons avec impatience cet heureux jour !
J’ai tellement marché dans la neige fondue que j’ai une semelle de mon soulier qui s’en va. Suzanne la porte chez le cordonnier.

Mardi 08 Janvier 1918

Comme je le pensais, je n’ai guère dormi cette nuit. Ce matin, sitôt prête, j’ai fait mes malles. On dirait vraiment que nous pressentions notre départ, hier nous avions acheté un sac pour mettre notre linge sale, et les affaires qui ne tiendront pas dans la malle, et nous avions préparé nos affaires. Suzanne va seule chez le Commissaire chercher nos papiers (ils sont nombreux) Je ne peux pas sortir, je n’ai pas de souliers. L’après-midi, nous allons dire au-revoir à Mmes ROUMIER et BRIHAT. Nous devons leur envoyer notre photographie.
Nous faisons encore quelques commissions, mais nous rentrons vite parce que l’omnibus doit venir chercher nos malles vers 4 h 1/2. On a du plaisir à les voir partir. Plus qu’une nuit à coucher sur notre paillasse ! Plus qu’un repas dans nos assiettes en fer !
Mme de SAINT PULGENT nous apporte du chocolat fabriqué chez elle dans une bouteille thermos, afin que nous ayons quelque chose de chaud à prendre demain matin, le feu n’étant pas allumé si tôt.
Nous faisons nos adieux à ces dames.
Nous nous couchons de bonne heure.

Mercredi 09 Janvier 1918

Enfin le jour du départ ! Nous n’avons guère dormi de la nuit, naturellement, on avait peur de ne pas se réveiller puisqu’il ne fait jour que vers 7 heures. J’allume pour regarder l’heure à 10 h 1/4. Je croyais que ma montre était arrêtée, c’est dire que je ne dormais guère et trouvais le temps long. Puis à 1 heure, à 2 h 1/2, à 4 h moins 1/4, à 4 h 1/2. Nous nous levons à 5 h moins 20. Il fait encore tout noir. Nous allumons notre bougie. Il nous faut encore remplir notre sac en bâche avec le linge sale afin de le mettre aux bagages. Nous le cousons avec de la ficelle. Tous nos préparatifs sont terminés, nous descendons à 6 heures. Nous déjeunons avec le chocolat de Mme de SAINT PULGENT (une vraie crème) et une tartine de beurre. Leatitia vient pour nous conduire. Nous faisons nos adieux, et à 6 h 1/4 nous sommes en route pour la gare. Il fait encore noir, le jour commence déjà à paraître cependant. Il ne nous faut pas longtemps pour arriver à la gare, nous marchons d’un bon pas. Nous arrivons en avance, il n’y a pas grand monde pour notre train. Nous faisons enregistrer nos bagages, comme nous avons plus de 120 kg, nous avons pour 8,75 F de supplément (L’employé nous fait même passer pour 3 voyageurs afin que nous ayons moins de frais, nous dit-il). Nous allons dans la salle d’attente où il y a plusieurs militaires. Comme le train est en gare, nous montons dedans avant l’heure. Les vitres sont cassées. Les sièges sont en bois, placés comme dans le train de Bouillon. On n’a pas voulu à la gare nous donner des secondes. Il fait bien froid. Le train n’est pas chauffé. Nous partons à l’heure juste : 6 h 58. Nous nous couvrons de nos écharpes et nos manteaux de laine, heureusement que nous les avions avec nous; nous grelottons déjà ainsi, qu’est-ce que ce serait si nous ne les avions pas.
Nous traversons encore une fois le Massif Central et les montagnes qui entourent MONTBRISON. Nous passons la Loire, CRESIEUX le FROMENTAL – BOISSET le CERIZET – MONTROND les BAINS – villes d’eaux. Il neige, le train se gare plusieurs fois pour laisser passer l’express de PARIS. Si seulement nous filions à cette vitesse ! c’est une vraie brouette que notre train ! Départ de MONTROND à 8 h 15.
BELLEGARDE – SAINT GALMIER – Nous passons en pleines montagnes – traversée d’un tunnel – torrent – rochers arides couverts de neige et cascade gelée, tout cela très joli. Il n’y a pas beaucoup d’arbres, tout est aride, couvert de genêts – tunnel. CHAZELLES les LYON – très grand tunnel (recul) – MEYS (recul) – SAINTE FOY L’ARGENTIERE. Dans la vallée une rivière bouillonne – 2 petits tunnels – vignes – COURZIERE – BRUSSIERE – BESSENAY – SAINT-BEL – L’ARBRESLE (tunnel). Le temps s’éclaircit, il ne neige plus. Pâle soleil, joli paysage – vignes – montagnes.
FLEURIEUX – LENTILLY – LA TOUR DE SALVAGNY – CHARBONNIERES LES BAINS – TASSIN – très long tunnel LYON SAINT PAUL, arrivée vers 11 h 1/2 au lieu de 10 h 1/2. Nous descendons transies, les pieds engourdis de froid. A la gare de LYON, grande animation. Tout le long de la route, des gens montaient dans le train, destination LYON.
Nous descendons de la gare, traversons un beau pont sur le Rhône. Le Rhône charrie des glaçons, il y a beaucoup de mouettes. Nous traversons la Rue d’Algérie, la Place des Terreaux (très belle fontaine et Hôtel de Ville). Nous demandons à un agent de ville où se trouve la Rue de la République pour aller manger. Nous n’avons que juste le temps. C’est le Restaurant Gailleton, indiqué par Madame BRIHAT, situé Place de la République. Nous marchons quelque temps, et enfin nous y arrivons. Nous voyons beaucoup de militaires : noirs, blancs, japonais, tout petits, américains, anglais, etc… Nous entrons dans cet hôtel, il y a beaucoup de petites tables, on est servies par des femmes à bonnets blancs. C’est à la carte. Nous prenons : une soupe aux fines herbes – choucroute à la saucisse – une portion de veau rôti pour nous deux – de la crème de MACON – avec cela un assez gros bout de pain blanc comme avant la guerre, une bouteille de vin rouge pour nous deux et une tasse de café. Le tout nous coûte 7,20 F. Nous avons ainsi très bien mangé. Nous avons encore quelque temps pour rouler les magasins. Nous regardons pour un manteau, mais nous ne nous décidons pas. C’est une très jolie ville, il y a beaucoup d’animation, surtout des militaires. Nous voyons pour ainsi dire les premières silhouettes à la mode, chapeaux fort hauts, jupes larges et courtes, bottines très hautes. Nous avons l’air ahuries parmi tout cet entrain avec nos ballots.
La Basilique de FOURVIERES domine la ville, de quelque endroit où l’on se trouve, on l’aperçoit. C’est dommage que nous n’ayons pas le temps, sans cela nous serions montées jusque là. Nous n’aurons peut-être plus jamais l’occasion de revenir par ici, c’est malheureux de ne pouvoir en profiter, mais en somme nous n’avons qu’une heure de liberté. Nous achetons un album de cartes postales comme souvenir. Il est près de 2 h moins 1/4 et notre train part à 2 h 16. Il nous faut plus d’un quart d’heure pour nous rendre à la gare de LYON-PERRACHE en tramway. Nous traversons toute la ville – Place de la République avec la statue de CARNOT, Place Carnot avec la statue de la République – Place Bellecour et statue de LOUIS XIV – Gare de LYON-PERRACHE – Gare des Brotteaux (St Paul), etc, etc …
Nous arrivons à la gare de LYON-PERRACHE en avance. Nous nous mettons sur une espèce de plate-forme devant la gare, pour donner un dernier coup d’oeil sur la ville. De là, nous voyons fort bien Notre-Dame de FOURVIERES. Nous achetons quelques cartes à la Bibliothèque de la gare pour envoyer à : Mlles BRIHAT, M. POUSSIERE, et à nous deux. Nous les écrivons précipitamment sur un banc. Le train étant en gare, nous montons dedans. Nous voyageons avec des soldats qui retournent au front.
LYON-PERRACHE : départ 2 h 25. Cette fois nous sommes bien installées, les banquettes sont rembourrées et le train chauffé. Ce n’est pas trop tôt, heureusement que nous avions pu nous réchauffer au restaurant à LYON, sans quoi on aurait pu attraper du mal.
Nous passons la Saône. Pont suspendu, mouettes – très long tunnel – beau temps, soleil. LYON-VAIZE (3ème gare de Lyon) – tunnel – COLLONGES-FONTAINE – COUZON au MONT D’OR – VILLEVENET-NEUVILLE – ST GERMAIN au MONT D’OR – QUINCIEUX-TREVOUX – ANSE – VILLEFRANCHE SUR SAÔNE – nous longeons les Cévennes – BELLEVILLE sur SAÔNE – ROMANINCHE-THORENS – CRECHES sur SAÔNE – MACON (arrivée 5 heures) – CHALONS sur SAÔNE (7 heures) – CHAGNY – MEURSAULT (9 heures moins 20) – BEAUNE – VOUGEOT.
Arrivée à DIJON à 10 h 1/2 environ – au lieu de 9 heures 1/2. Il neige. Il n’y a presque que nous de civils parmi les militaires. Nous descendons le souterrain. A la sortie nous trouvons tante seule, la famille MONNET était venue l’accompagner, mais sachant que le train avait du retard, ils n’avaient pas attendu, vu l’heure tardive. Nous ne pouvons pas coucher chez eux parce qu’ils habitent trop loin de la gare. Nous allons à l’Hôtel MORON où tante a retenu une chambre. Nous avons fort soif, nous buvons un verre de bière (on trouve cela bon, depuis le temps qu’on en est privées). A LYON, nous avions acheté 1/4 de saucisson pour manger dans le train avec du pain de MONTBRISON.
Nous avons une chambre à deux lits, un d’une personne, l’autre de deux, avec chauffage central et électricité. Bien installées. Il est tard quand nous nous couchons, car nous bavardons pendant assez longtemps naturellement.

Jeudi 10 Janvier 1918

Nous nous levons vers 8 heures, nous sommes éveillées depuis quelque temps. Il y a longtemps que nous n’avons couché sur un vrai lit, aussi on trouve cela bien doux et bien chaud, d’autant plus qu’on nous avait mis des bouillottes.
Nous devons faire notre toilette à tour de rôle, il n’y a qu’un lavabo. Mme MONNET et sa soeur Mme ROPITEAU doivent venir nous chercher à 9 heures. Nous descendons vers 9 h moins 1/4 pour déjeuner, nous prenons un chocolat excellent avec du beau pain. Quelle différence, la vie ici, avec celle des pays occupés ! Comme nous n’avons pas beaucoup de temps et que ces dames sont en retard, nous allons à la poste envoyer une dépêche à parrain pour le prévenir que nous arriverons ce soir. Nous les rencontrons en route. Nous allons faire nos achats au magasin du « Pauvre diable ». Nous commandons chacune un vêtement en velours de laine violet, avec col et parements à carreaux gris et blanc. 195 F sans doublure (autrement : 225 F). Ils sont très chics mais ils dépassent un peu nos prix. Tante nous conseille fort de les prendre, après tout, l’étoffe est de belle qualité et pourra toujours être utilisée. Nous faisons faire également des corsages (avec tunique) en velours de coton blanc lavable avec tulle soutaché. Je crois qu’ils seront également très chics : 39 F. Nous achetons aussi des bas. Dans une librairie, nous prenons un album de cartes postales comme souvenir.
Heureusement qu’il ne neige presque plus, mais on enfonce dans les rues, on a les pieds mouillés et il y a du verglas, aussi avons-nous difficile à arriver 27, Boulevard Thiers, situé assez loin du centre commerçant de la ville. Nous arrivons cependant avant midi. Nous revoyons Robert MONNET , il y a bien longtemps que nous ne l’avions vu, environ 6 ou 7 ans, aussi le trouvons-nous bien changé. Il a maintenant 19 ans et prépare Centrale et Polytechnique.
Nous voyons également les deux fils de Mme Auguste ROPITEAU (marchand de vin à MEURSAULT), soeur de Mme MONNET. L’un a environ 12 ou 13 ans, l’autre 9 ou 10. Le Commandant MONNET est parti hier après-midi, tante n’a donc pas pu le voir, ni nous non plus.
Nous sommes donc 8 à table. Menu : hors d’oeuvre (saucisson, beurre, sardines) – pâté de viande – haricots – veau rôti – confiture – beignets – pain d’épices – fruits – café (très fort). Avec cela du pain très blanc. Repas très réconfortant, seulement nous avons dû le précipiter, surtout à la fin. Nous sommes parties vivement vers 1 h moins 1/4. Nous avions un grand bout de chemin à faire jusqu’à la gare, dans la neige et sous la neige. Tout le monde nous avait accompagnées, excepté l’aîné des fils ROPITEAU. Arrivés à la gare, nous n’avons que le temps d’aller sur le quai. Par suite, adieux précipités. Un employé à qui nous demandons où se trouve le train d’EPINAL nous dit : »Dépêchez-vous, il part ».. Le train était assez loin, nous voilà toutes trois à courir avec nos ballots. J’étais fort chargée, ayant en plus de mon sac et de mon parapluie, la valise de tante, qui était très lourde. Nous arrivons enfin à ce train, mais nous ne pouvons pas ouvrir les portières. Enfin, affolées, nous nous précipitons dans un wagon dont la portière est ouverte. On n’en peut plus, c’est ridicule de nous avoir fait courir ainsi, nous avons bien le temps, le train ne part pas tout de suite. Départ à 1 h 08. Wagon confortable et bien chauffé. DIJON est une ville assez plaisante avec des grands magasins et de beaux bâtiments. La poste où nous sommes allées était très bien installée, très vaste.
Voyage : Passé IS sur TILLE – CHALINDREY – Arrivée à EPINAL vers 6 heures. Nous allons boire de la bière sur la Place de la gare. Précipitamment (toujours !), nous allons aux Magasins Réunis chercher des chaussures nationales (19,50 F – derby) Elles sont très bien, souples comme cuir, et pas chères pour le temps. Nous en prenons chacune une paire sans les essayer, nous n’avons pas le temps. En courant, nous remontons à la gare, on enfonce dans la neige, il ne fait pas fort clair, à cause des aéroplanes boches qui peuvent venir. Ce n’était vraiment pas la peine de nous dépêcher tant, le train a 1 h 1/2 de retard. Nous attendons sur le quai sur un banc, nous allons au moins 4 fois sur le 3ème quai pour prendre le train, nous avons peur de ne pas entendre appeler. Nous voyons un prisonnier boche. Cela nous fait une drôle d’impression de revoir encore cet uniforme. Il n’a pas l’air crâne, regarde en dessous, il n’a vraiment pas bonne mine à côté des soldats qui le gardent, son uniforme si terne lui donne l’air d’un mendiant, presque. On est heureux de les voir enfin ainsi, après les avoir subis pendant 40 mois si mauvais et si hautains !
Il fait bien froid sur le quai, il fait un grand vent, et le train n’arrive toujours pas, on grelotte.
Enfin, le train venant de MIRECOURT arrivant avant, nous montons dedans, il ira à MIRECOURT à la place de l’autre. Etant encore en gare, nous voyons arriver notre train, mais il paraît que nous n’avons pas besoin de changer, nous prendrons tout de même la direction de MIRECOURT.
Nous partons enfin vers 9 h du soir. DARNIEULLES – HENNECOURT – Arrivée à DOMPAIRE vers 11 h moins 1/4. Parrain et le commis sont à la gare, ils attendent depuis plus de 2 heures. Nos malles ne sont pas encore arrivées. Nous traversons DOMPAIRE, il fait bien noir, parrain a une lanterne, il y a une épaisse couche de neige.
Nous mangeons de la soupe au boeuf excellente. Nous causons et nous couchons seulement à 2 heures du matin passé. Nous sommes bien fatiguées.

Vendredi 11 Janvier 1918

Nous nous sommes levées tard, vers 10 heures. Nos malles sont arrivées, mais celle de Suzanne était ouverte. Les ferrures étaient démolies, si bien que la malle était complètement ouverte, mais rien n’avait été bougé. Mme THENOT vient nous voir. Nous commençons à nous installer un peu.

Samedi 12 Janvier 1918

Levées tard. Nous nous installons un peu. Vidé nos malles et rangé dans la mienne, celle de Suzanne étant bonne à réparer.
Paulette VICHARD vient nous voir. Pluie, mauvais temps.
Reçu lettres. Tante nous montre les dernières lettres de Georges et une partie de ses affaires. Triste souvenir.

Dimanche 13 Janvier 1918

Nous allons à la Messe à 10 h 1/2. Neige, mauvais temps.
L’après-midi, nous allons visiter un logement chez PETITDEMANGE.
Le propriétaire de la maison ici à donné à parrain son congé pour le 23 Avril. Nous allons ensuite choisir du papier pour la future salle à manger, on le prend jaune or à rayures. Il y aura beaucoup de réparations à faire, la maison n’est pas en bon état. Il n’y a que 4 pièces : 1) : fera le salon avec alcôve, où nous coucherons, 2) : salles à manger avec alcôves pour vêtements, 3) : chambre à coucher de tante. 4) : petite cuisine sombre avec alcôve. Au rez-de-chaussée, l’ancienne boucherie dallée fera le bureau de parrain. C’est petit et tous les meubles ne tiendront pas dedans, il faudra en mettre au grenier.
Nous avons été dire bonjour aux demoiselles DAUSSUR à la sortie de la Messe. Les gens nous regardaient comme un événement.
Reçu lettres. Ecrit à H. KILIAN.

Lundi 14 Janvier 1918

Ecrit à Mmes de SAINT PULGENT, ROUMIER, LOOSEN, etc .. Envoyé questionnaire à papa : « Avons fait bon voyage. Retrouvé parents. Tous 4 en bonne santé – quatorze janvier. Nelly également – vous embrassons tous tantes, oncle, Hélène ».
A grand-mère : »Avons fait bon voyage – tous 4 bonne santé – quatorze janvier – famille MILARD également – demandons nouvelles – nous t’embrassons bien fort ».
Reçu lettre Jules CLARYSSE – Mme COLLIN.

Mardi 15 Janvier 1918

Commencement du dégel. Pluie. Continuons à nous installer un peu.

Mercredi 16 Janvier 1918

Nous sortons l’après-midi, allons chez M. THENOT . Nous visitons encore une fois la maison PETITDEMANGE, pour savoir comment on disposera les chambres.

Jeudi 17 Janvier 1918

Nous allons chez Mme LHUILLIER et chez Mme RETOURNA, soeur de Mme THENOT. Il pleut à verse par moments.

Vendredi 18 Janvier 1918

Nous nous levons vers 6 heures pour aller à 7 heures à la Messe pour Georges.

Samedi 19 Janvier 1918

Nous allons voir pour du papier peint pour le nouveau logement. Nous passons chez M. VICHARD.

Dimanche 20 Janvier 1918

Beau temps. Nous allons à la Messe à 10 h 1/2. Nos manteaux et corsages de DIJON arrivant ce matin, nous allons les chercher aussitôt manger. En rentrant, nous trouvons Mme HAZARD et sa mère, évacuées d’un village près de PERONNE, qui viennent rendre visite. Aussitôt qu’elles sont parties, nous déballons le paquet. Il y en a pour 468 F plus 1 F de frais de remboursement. Tout est très chic, nos manteaux identiques au modèle. Les corsages : très bien, en velours blanc à basques avec encolure ronde en tulle soutaché, très jeune et très habillé. Ils vont très bien. Nous mettons nos manteaux et allons voir Mlle PETOT. Ensuite, nous allons au cimetière sur la tombe de Marius. Nous allons aussi chez M. THENOT.
M. MARENE, percepteur de VAUBEXY , actuellement à DANCY, vient nous voir. Canon. Reçu lettres A. BRIAT – DELIGUIERE.

Lundi 21 Janvier 1918

Nous allons promener. Passage de régiments de zouaves, tirailleurs (troupes de la division marocaine). Ils partent demain pour le Grand couronné de NANCY. Nous allons avoir ici un champ de tir pour l’artillerie jusqu’à la fin de la guerre. On entend très fort le canon. Un gendarme nous apporte l’ordre de nous présenter au bureau de la Place à EPINAL, cette semaine, pour être interrogées.

Mardi 22 Janvier 1918

Toujours beau temps. Canon fort. Nous mangeons du poulet. Il y a peut-être 4 ans que nous ne savions plus ce que c’était. Vers 5 heures, nous allons promener, voir les jardins que parrain louera avec le futur logement.
Maux d’estomac.

Mercredi 23 Janvier 1918

Reçu lettre Marguerite BARTHELEMY . On se croirait au printemps depuis quelques jours, l’air est très doux.

Jeudi 24 Janvier 1918

Le Docteur CHAUDRON (militaire) vient. Il m’ausculte. Il dit que je n’ai rien, mais que j’ai besoin de fortifiants. Il ordonne de la gymnastique suédoise le matin et le soir, des promenades au grand air, des exercices (ménage, jardinage etc…), des pilules à prendre, 4 par jour.
Visites à Mme THERES, Mme LOUIS.

Vendredi 25 Janvier 1918

Nous allons chez PETITDEMANGE visiter le logement pour voir les dimensions exactes des pièces. Très beau temps.

Samedi 26 Janvier 1918

Nous allons à EPINAL. Déjeuner à 9 h du matin. Départ 10 h 10. Nous avons nos manteaux violets et nos chapeaux de velours pour nous faire photographier.
Comme nous sortons de la gare d’ EPINAL, les canons tirent après un aéroplane allemand, très haut juste au dessus de nous. C’est réussi. On voit les obus éclater. Tante veut se mettre à l’abri sous une porte cochère, mais nous aimons mieux continuer, nous n’avons pas peur du tout. Les gens circulent comme si de rien n’était, regardent curieusement en l’air, et c’est tout.
Nous nous orientons pour aller au bureau de la Place – 38, Rue Thiers. C’est loin du centre commerçant. Quand nous arrivons vers 11 h 1/2, l’officier de service est occupé, nous attendons, et finalement on nous dit de revenir pour 1 h 1/2. Nous allons aux chaussures. Parrain prend des chaussures nationales. Les chaussures hautes à lacets pour femme, le 39 est trop large, le 38 un peu court à cause du talon assez haut. Ça sera pour une autre fois, quand ils auront plus de choix, je pourrai peut-être en trouver qui iront. J’ai le pied et la jambe trop minces pour ma taille.
Nous retournons pour 1 h 1/2 au bureau de la Place. Un lieutenant et un sous-lieutenant nous font entrer tous 4 dans un bureau. Là, le lieutenant nous pose 36 questions pendant que le sous-lieutenant écrit nos réponses. Le commandant vient voir à deux reprises. Ces questions concernent : détails militaires de SEDAN – noms d’officiers – moral et nourriture des Allemands – moral et nourriture de la population civile – etc… Nous restons plus d’une heure et demie.
Nous allons ensuite nous faire photographier tous 4 – chez BACHELIER, Rue Rual-Minil. C’est très bien installé, tendu en draps blancs et éclairé très fort à l’électricité.
Là, nous voyons une dame qui nous demande des nouvelles de Mademoiselle KAEPLIN, sa parente.
Nous allons au café COLLIN prendre un café, et nous mangeons des gâteaux que nous venons d’acheter. Les pâtisseries sont pleines, on ne se croirait pas en guerre. La ville est très animée, beaucoup de militaires, quelle différence entre ici et les pauvres pays occupés. Ici au moins, on vit.
Pendant que nous étions chez le photographe, un deuxième avion boche est passé. Il fait un temps superbe, un soleil de mai. Nous avons de nombreux achats à faire :
cache-corset à broder sur le marché, boutons, ruban.
étoffe à tabliers, à corsages chez PEIFFER, beaucoup de petits achats aux Magasins Réunis.
Nous courons toute la journée d’une place à l’autre, notre interrogatoire nous a fait perdre beaucoup de temps.
Nous allons voir aussi Mme VIARD, des Magasins Réunis. Elle est de SEDAN et nous demande des nouvelles. Ses appartements sont très chics.
Nous sommes bien chargées pour arriver à la gare. Nous y sommes près d’une heure d’avance. Il fait un clair de lune superbe, pas trop froid. Nous attendons dans une salle d’attente, nous avons bien faim, aussi nous mangeons un gâteau.
La gare est fort animée, beaucoup de militaires.
Le train a du retard. Régulièrement nous devrions partir à 7 h 20. Enfin, nous nous mettons à table à 9 h 1/2 du soir.
Voilà 12 heures que nous avons mangé, on a vraiment faim.
Je suis très fatiguée, je ne tiens plus sur mes jambes.
Nous avons vu des Italiens.

Dimanche 27 Janvier 1918

Messe à 10 h 1/2. Bien fatiguée de la journée d’hier.
Très beau temps, mais brouillard le soir. Nous allons chez RETOURNA à SAINT JACQUES, puis visiter le jardin que parrain va louer. Nous n’allons pas promener plus loin, car il fait déjà noir et beaucoup de brouillard. On attendait de l’artillerie aujourd’hui, mais ils ne viendront que demain.
On entend le canon qui tire après des aéros boches. Canon fort.

Lundi 28 Janvier 1918

Arrivée de troupes : 5° d’artillerie. Des soldats viennent pour loger des chevaux, on ne peut pas les loger. Un capitaine de chasseurs à cheval vient visiter la cave sous le hangar. On y mettra les obus. Toujours très beau temps.
Reçu lettre de Mme MARRALL – Ecrit à M. MILARD.

Mardi 29 Janvier 1918

Nous allons promener à LAMEREY. Nous touchons notre sucre de janvier : 500 g par mois par personne.

Mercredi 30 Janvier 1918

Il fait du brouillard, nous ne sortons pas de la journée.

Jeudi 31 Janvier 1918

Nous sortons. Allons chez Mmes THERES, THENOT, Martin brodeur, etc… Nous travaillons pour le bureau de parrain.
Il paraît qu’on évacue NANCY.
Nous avons un bon pour 250 g de sucre chacune, d’après le certificat du docteur.
Dans la nuit du 30 au 31, bombardement de PARIS par les Gothas – 36 morts, 190 blessés.

Vendredi 1er Février 1918

Nous allons à la Messe à 7 heures. Le docteur vient visiter le logement pour des gens de NANCY qui doivent venir.

Samedi 2 Février 1918

Nous allons promener.
Premiers jours de Février : on tambourine : il faut fermer ses volets, qu’on ne voie aucune lumière du dehors.

Dimanche 3 Février 1918

Messe à 10 h 1/2. Un officier du 5° d’artillerie joue 3 morceaux de violon – très bien – Paule VICHARD chante seule, d’autres jeunes filles chantent au refrain.
Nous allons chez M. HACARD – puis au cimetière. Chez Mme RETOURNA, nous voyons 2 aspirants-officiers du 5° d’artillerie, nous causons avec. Ils voudraient organiser une petite séance musicale. Comme ils n’ont qu’un violon, tante offre de prêter le violon de Georges.

Lundi 4 Février 1918

Allons promener. Quand nous rentrons, les 2 aspirants viennent demander à tante une corde « mi » pour violon. Nous déménageons les deux violons, et trouvons une corde neuve. Ils causent pendant quelque temps, ils partent mercredi pour le couronné de NANCY, ils font partie de la division marocaine et vont se mettre en première ligne derrière l’infanterie.

Mardi 5 Février 1918

On dit qu’on va être rationnés à 300 g de pain, comme ils le sont déjà depuis le 29 Janvier à PARIS, à partir du mois de mars. Hier, on a acheté 6 livres de pain, et aujourd’hui 8 livres, mais il en restera un peu pour demain. Nous en mangeons beaucoup, il est bon. Nous allons rendre visite à Mademoiselle PETOT.
Enterrement le matin de Mademoiselle PARISOT.
Ecritures pour parrain.

Mercredi 6 Février 1918

Conscription à DOMPAIRE pour tout le canton. Réunion de Maires avec le Préfet pour discuter nourriture (pain). Nous avons à déjeuner la belle-fille du Maire d’HARGECOURT. Depuis la guerre, elle a perdu : son mari, son beau-frère, son fils (fils et petit-fils du Maire), deux des maris de ses soeurs, et son père (3 tués à la guerre, 1 revenu malade de l’armée). Nous sortons un peu l’après-midi avec elle.
Conscrits enrubannés. Enterrement à 10 heures de Mme MATHIS de LAMEREY. Nous faisons la popote.
Ecritures pour parrain.
Une femme nous rapporte nos photos d’EPINAL. Elles ne sont pas mal. Il pleuvote. Depuis que nous sommes ici, il n’a plu que pendant une ou deux journées.

Jeudi 7 Février 1918

Nous ne sortons pas, nous travaillons pour les orphelins de la guerre. Nous faisons chacune un petit jupon avec un corps. Mme GERONNE jeune part lundi pour MÂCON, elle vient faire ses adieux.

Vendredi 8 Février 1918

Nous allons voir Mlle PETOT à 3 h 1/2. Avant, nous nous promenons sur la route de MADONNE. Travaillé pour parrain (expéditions).
Nous nous pesons. Tante pèse 150 livres – Suzanne 136 livres (au lieu de 120) – moi 117 livres (au lieu de 102 à SEDAN) Suzanne a donc grossi de 16 livres et moi de 15 livres depuis que nous sommes en FRANCE. C’est fantastique ! aussi on sent revenir les forces !

Samedi 9 Février 1918

A 10 heures, nous allons à l’enterrement de Mademoiselle Marguerite MANGIN – 23 ans – Au cimetière, nous voyons une coutume quelque peu barbare qui consiste à jeter des cailloux sur le cercueil – c’est révoltant.
Pluie. Nous travaillons pour parrain (allocations) toute l’après-midi.
Lettre et photo au Capitaine CHARITE. Lettre et photo à Mr CHARITE à VORNY.

Dimanche 10 Février 1918

Messe à 10 h 1/2. Temps assez couvert par moments, mais sans pluie. L’après-midi, nous allons chez Mme MANGIN, puis chez Mlle CORRART à MADONNE.

Lundi 11 Février 1918

Le matin, je travaille pour parrain (situation). L’après-midi, nous allons chez Paule VICHARD. Madeleine GUYOT y est également. Elles font du piano. Je veux essayer, mais je ne me souviens d’aucun passage de morceau, j’ai même oublié le titre de mes derniers morceaux. Je pensais avoir beaucoup perdu, mais je ne croyais pas me trouver si bête devant un piano. J’en suis désolée, mais je crois qu’en travaillant un peu seule d’abord, ça reviendrait petit à petit. Il semble que les années où je prenais des leçons et celle-ci, sont séparées par un grand trou où est parti ce que je savais.
Nous goûtons un très bon gâteau avec du thé.
Vers 6 heures, nous allons chez Mme SORIOT voir le portrait en grand de Marius, qu’elle vient de recevoir. On ne le reconnaît pas beaucoup, le haut de la tête, c’est bien lui, mais on lui a fait la bouche ouverte, ce qui change l’expression.
Dans l’après-midi, nous voyons passer l’auto du Général de CASTELNAU avec son fanion. Dans le fond de l’auto, je vois une tête blanche, avec un képi de général.
Parrain fait bêcher le nouveau jardin, il étend le fumier.

Mardi 12 Février 1918

Travaillé pour parrain. Nous sortons vers 4 heures. Nous allons voir le logement chez PETITDEMANGE. Mr GERARD, plâtrier, a commencé les travaux depuis quelques jours.
Le soir, on entend le canon très très fort.
Mardi-Gras.

Mercredi 13 Février 1918

Pluie. Nous ne sortons pas. Parrain va à MIRECOURT chercher des fonds, il revient en bicyclette à 1 heure. Nous comptons son argent (100 000 F). Nous refaisons des cols en crêpe, boutons, etc.., à deux corsages de tante. Je fais une petite jupe grise pour les orphelins de la guerre.
Reçu lettre DOMONT. Ecrit comité rapatriés de la Meuse. DEPAMBOIN.

Jeudi 14 Février 1918

Parrain va à la vente chez Mr ALBERT. Il rapporte des bonbonnes, des outils, un bahut, des armes, etc, etc…
Temps couvert. Nous travaillons pour tante le matin. L’après-midi, nous sortons avec tante les affaires de Georges, sa cantine et ses habits de guerre, et ses affaires du MAROC.
Parrain voudrait les expédier pour plus de sûreté, on ne sait ce qu’il peut arriver, peut-être serions-nous obligés de partir, en tout cas s’il y a du danger, il en sera prévenu le premier ici. Il faut se tenir prêt, c’est plus prudent.

Vendredi 15 Février 1918

Nous finissons de raccommoder les corsages de tante. Nous sortons l’après-midi. Beau temps mais grand froid, vent glacé.
BOLO, traître, est condamné à mort. Tante reçoit lettre de Mademoiselle CHARITE. Elle dit que son frère leur écrit : « J’ai faim depuis deux mois ». Ils lui envoient des colis de 5 kg tous les 2 jours, il ne reçoit rien. Il est maintenant à FRANCFORT sur le MAIN. En vue des prochains bombardements, ils mettent les officiers français dans des villes souvent bombardées pour qu’ils soient tués par les nôtres, ou pour empêcher qu’on aille bombarder. Ah ! Quels gens ! on ne les punira jamais assez !

Samedi 16 Février 1918

Le matin, nous allons à l’enterrement de Mme FOLCHER (c’était une voisine). Très grand froid. travaillé avec parrain.
Après-midi, allons promener à LAMEREY. Ecrit au Comité des rapatriés de la Meuse pour demander adresse de E.PETITMAIRE – Mme DEPAMBOUR. Nous avons nos cartes d’identité.
20 ème anniversaire du mariage de papa et maman.

Dimanche 17 Février 1918

Le grand froid a repris. Messe à 10 h 1/2. L’après-midi, nous allons au cimetière, puis sur la route de LAMEREY.
Ecrit à Mlle LOOSEN.

Lundi 18 Février 1918

Messe pour Georges à 7 heures. Très grand froid. Nous ne sortons pas. Couture pour tante. Nous commençons de grands tabliers pour nous.

Mardi 19 Février 1918

Nous travaillons à nos tabliers. Le matin, nous rangeons nos malles. Grand froid, nous ne sortons pas. Reçu adresse de E.PETITMAIRE à TOURS. Pendant que nous mangeons et la nuit, très forte canonnade.

Mercredi 20 Février 1918

Matinée : grosse canonnade sans arrêt. Ecrit E. PETITMAIRE.
Travaillé aux tabliers. Les fenêtres et les portes tremblent. Est-ce donc la grande offensive allemande prédite depuis si longtemps déjà ? Se dirige-t-elle vers CHAUNES, nous serions juste derrière dans ce cas.

Jeudi 21 Février 1918

La canonnade a cessé. Il paraît que ce sont les Français qui ont attaqué. Travaillé aux tabliers. Sortis le soir.

Vendredi 22 Février 1918

Le communiqué dit que les Français ont pénétré dans les tranchées allemandes sur un large front, du côté de MONTCEL et HARACOURT et ont ramené plus de 400 prisonniers (on dit près de 600). Nous sortons l’après-midi. Pluie.
Travaillé aux tabliers. Le soir, fait des mandats à parrain. Il reçoit une note du receveur des finances pour qu’il se tienne prêt en cas de danger (confidentiel).
Tirs de canons (exercices), pas loin.

Samedi 23 Février 1918

Temps brumeux, nous ne sortons pas. Epluché des haricots le matin, l’après-midi, nous finissons nos tabliers. Tante reçoit les 6 photos supplémentaires qu’elle avait redemandées. On fait refaire un certificat au Docteur CHAUDRON pour que j’aie 250g de sucre en plus ce mois-ci.

Dimanche 24 Février 1918

C’est aujourd’hui que j’ai 18 ans. Messe à 10 h 1/2. Le matin, gros brouillard.
Beau temps après-midi. Nous allons promener avec tante : Route de LAMEREY, puis visite à Mlle PETOT, puis allons au cimetière.
Retour de la lettre envoyée à E. PETITMAIRE avec l’inscription : Rue inconnue à TOURS. Suzanne écrit au Maire de TOURS.

Lundi 25 Février 1918

Matin à 10 h 1/2, nous allons à la Messe de mariage de Suzanne HACQUARD avec Mr PILLARD. Après-midi, visite à Madame LEGER (docteur). Pluie.
Le soir, je ne mange presque pas, j’ai mal au coeur.

Mardi 26 Février 1918

Mal au coeur toute la journée, je ne mange presque rien.
Nous commençons à faire les rattachements pour les contributions, c’est très long, nous en avons pour un bout de temps. Nous faisons ceux de la perception de VAUBEXY.
Le matin, je sors un peu avec tante jusque LAMEREY voir du papier peint dans une maison. J’ai moins mal à la tête dehors.
Parrain sort tout ce qu’il avait dans son coffre-fort (argenterie, albums photos et cartes, etc..). On les enverra un de ces jours à MEURSAULT.

Mercredi 27 Février 1918

Je ne dors pas bien. Je me purge ce matin. Nous continuons les rattachements. Pluie.

Jeudi 28 Février 1918

Pluie. Tante et Suzanne vont à l’enterrement d’un cousin de Mlle PETOT, de RAON-L’ETAPE. Très mauvais temps. Je surveille les feux et la popote. Je ne suis plus malade.

Vendredi 1er Mars 1918

Nous continuons à faire les rattachements de VAUBEXY. Mauvais temps. Nous ne sortons pas.

Samedi 2 Mars 1918

Rattachements toute la journée. Mauvais temps.

Dimanche 3 Mars 1918

Messe à 10 h 1/2 par un prêtre-soldat.
Il ne pleut pas, mais les rues sont bien sales. L’après-midi, nous sortons avec tante, parrain travaille. Nous allons au cimetière, puis chez Mlle PETOT et chez Mme GEROME (Charles).
Reçu lettre de Mr ARNAISE demandant des nouvelles de sa famille. Toujours sans nouvelles d’ E. PETITMAIRE.

Mardi 5 Mars 1918

Il fait un beau soleil. Nous sortons au commencement de l’après-midi. Nous allons avec tante faire une tournée chez les gens qui ont quelque chose à faire pour les orphelins de la guerre, pour qu’ils se pressent un peu.
Nous rentrons vers 4 heures et faisons des rattachements.

Mercredi 6 Mars 1918

Pour la première fois depuis notre arrivée en FRANCE, nous voyons des soldats défiler, musique en tête. Quelle différence avec la musique des boches ! Comme elle est entraînante. Ils jouent : Sambre et Meuse . Il n’y a pas un régiment entier. Ce sont sans doute des chasseurs à pieds ou des chasseurs alpins (on ne les reconnaît plus maintenant qu’ils sont tous en bleu horizon), ils ont des petites voitures conduites par des mulets. A chaque compagnie (sans doute), il y a un fanion. Il est rouge et vert.
Tante est malade, elle ne mange pas.
Nous faisons 566 rattachements aujourd’hui (environ 100 à l’heure). Nous avons encore 4 communes à faire. C’est long, mais pas compliqué.
Nombre de rattachements par commune : VAUBEXY : 217 – AHEVILLE : 187 – BAZEGNEY : 222 – BETTEGNEY: : 295 – BOUXIERES : 189 – CIRCOURT : 257 – DERBAMONT : 320 – GUGNEY : 337 – JOIXEY : 224 – MADEGUEY : 149 – REGNEY : 169 – ST VALLIER : 174 – Total : 2740.

Jeudi 7 Mars 1918

Tante est encore malade et reste couchée le matin.
Nous faisons encore des rattachements : 542. Nous n’avons donc plus que ST VALLIER à faire, puis à plier les feuilles, les séparer et y mettre un timbre. Ce sera vite fait.

Vendredi 8 Mars 1918

Le matin, nous finissons les rattachements. Après-midi, déménagement et rangement des effets de Georges. Tante me donne un étui et deux plumes qui l’ont suivi en FRANCE en campagne dans sa cantine.
A midi, tante reçoit une lettre recommandée de BEN OUISSA. Il lui demande son carnet de Caisse d’Epargne et lui apprend qu’il s’est marié il y a peu de temps.

Samedi 9 Mars 1918

Nous passons la matinée à déménager et recoller des sacs de riz, lentilles, sel, etc.. que les souris mangeaient dans l’armoire de la cuisine. Nous remplaçons aussi les papiers des confitures qu’elles ont grignotés. Enfin nous déménageons et refaisons presque toute l’armoire.
Nous recevons une lettre d’Henri KILIAN qui nous envoie la carte que maman a expédiée le 10 Janvier et dans laquelle elle dit : heureux d’avoir reçu votre carte (probablement celle dans laquelle il lui disait que nous étions arrivées en SUISSE). Nous sommes toujours ensemble, etc.. Henri KILIAN nous dit que ses parents lui ont écrit que parmi les otages emmenés dernièrement se trouve l’Abbé LALLEMENT, il dit qu’on les envoie en RUSSIE occupée, c’est pourquoi maman a mis : »nous sommes toujours ensemble ». C’est la première fois que nous avons des nouvelles. Mais ce sont de vieilles nouvelles; il est probable que 2 mois, c’est la période de temps minimum qu’elles mettront à nous parvenir.
Quelle émotion cela a dû encore faire à SEDAN, quand on a emmené ces otages !
Par le même courrier, nous recevons une carte-lettre de Mme PONCELET. Tout d’abord, j’ai cru que c’était une erreur, que cette carte n’était pas pour nous. Elle met : mes chères cousines. Je ne me souvenais plus de l’existence de cette cousine. Je pense que c’est elle que nous avons vue une fois avec sa fille Renée, qui devait se marier à ce moment, à un concert au square de la gare à CHARLEVILLE. Elle demande des nouvelles des tantes et nous apprend que Charles VAHART , cousin germain à papa (professeur d’allemand à Louis le Grand je crois à PARIS, en vacances dans les Ardennes au moment de la guerre) était parmi les otages emmenés. Pourvu qu’ils n’emmènent pas tous les hommes comme cela !
L’après-midi, nous déballons et emballons la tente de Georges avec son lit de camp et sa peau de mouton.
Nous avons bien du mal à replier tout cela, il faut que tout tienne dans un sac spécial qui n’est ni bien long ni bien large, il faut tirer dessus très fort pour l’aplatir.

Dimanche 10 Mars 1918

Avancement de l’heure d’une heure.
Messe à 10 h 1/2 (nouvelle heure). Nous allons chez Mme MAMELLE, femme d’un ancien percepteur. Sa fille, Mme LOEILLET, femme d’un docteur militaire à 4 galons, habite avec elle. Dans le salon, nous voyons le portrait à l’aquarelle de son fils qui est mort en Août 1914 en Lorraine.
Ensuite nous allons promener à LAMEREY, chez Mme VILHELM pour lui demander de prendre ma chaîne en or et mon bracelet pour les donner à refaire à EPINAL.
Il fait chaud, c’est la première journée aussi chaude.

Lundi 11 Mars 1918

Paulette VICHARD vient apporter un moule pour faire des gâteaux pour Monsieur CHARITE.
Nous allons promener toutes trois sur la route de VILLE sur ILLON.

Mardi 12 Mars 1918

Première journée sans pain à DOMPAIRE depuis le commencement de la guerre.
A midi, nous mangeons chacun un petit bout de pain. Nous étions bien habituées à en manger beaucoup (plus de 4 livres par jour). Il est plus facile de s’habituer à l’abondance qu’aux privations. Heureusement que nous en avons 6 livres d’avance. On dit qu’on n’en aura pas avant 8 jours, d’autres disent avant vendredi.
Nous allons faire un grand tour. D’abord à la Viéville où nous faisons une tournée dans bien des maisons pour recueillir les ouvrages pour les orphelins de la guerre. Nous cherchons en même temps une crédence pour mettre les livres de parrain dans son nouveau bureau. Nous allons même jusqu’à CHENIMONT.
Ensuite nous allons à LAMEREY chez Madame SORIOT chercher 6 oeufs. Quand nous rentrons le soir, parrain nous dit qu’il a été à DAMAS en bicyclette chercher du pain. Il en a rapporté 8 livres en cachette dans sa serviette en cuir. Heureusement, nous voilà sauvés, on peut en manger à son aise, il pourra retourner en chercher vendredi.

Mercredi 13 Mars 1918

Toujours pas de pain. Nous allons, Suzanne et moi, au train d’ EPINAL au devant de Madame WILHELEN. Ma chaîne ne sera pas raccommodée avant 15 jours. Reçu lettre du Maire de TOURS. Monsieur et Madame PETITMAIRE inconnus à TOURS. Suzanne écrit au Comité d’évacués de la Meuse.
Je commence à gober un oeuf frais tous les matins.

Jeudi 14 Mars 1918

Nous allons chez Madame GEROME. Pas de pain.

Vendredi 15 Mars 1918

Enfin on a du pain.
Tante envoie carte-message à maman :Tous quatre très bonne santé 15 Mars. Heureux vous savoir toujours ensemble. Reçu nouvelles Henri. Amitiés famille ANDRE. Bons baisers.
J’en envoie une à Tante Félicie :Tous quatre très bonne santé 15 Mars. Faisons recherches pour Eugène PETITMAIRE, espérons pas décédé. Tendres baisers pour tous – Germaine.

Madame GEROME, qui a été à EPINAL, rapporte ma chaîne et mon bracelet.

Samedi 16 Mars 1918

Nous ne sortons pas. Je repasse une partie de la journée. Suzanne fait des petits gâteaux secs pour envoyer à Monsieur CHARITE.
Il fait très bon, je raccommode sur la terrasse.

Dimanche 17 Mars 1918

Beau temps. Nous allons à la recherche de pommes de terre à LAMEREY. Nous allons chez Madame GUERARD qui nous montre de la vaisselle peinte par elle-même, très jolie. Tout un service à dessert mauve d’un modèle différent à chaque pièce. Des assiettes avec des têtes de personnages historiques, des plats avec des sujets à personnages.
Visite aussi à Madame CAMUS et à Mademoiselle PETOT.
Enfin, nous trouvons des pommes de terre à 26 F les 100 kg (des allemandes). Mort de Monsieur le Curé de DOMPAIRE.
Pas de pain.

Lundi 18 Mars 1918

Pas de pain. Nous allons avec tante à EPINAL.
Nous mangeons à 9 h 1/4 pour pouvoir prendre le train à 10 h 10. Avant, j’ai été chez Madame VICHARD qui m’a remis une commission pour chez PEIFFER. Nous avons beaucoup de courses à faire. Il fait très beau, aussi y a-t-il des « Taube ». Je vois 12 ou 15 fusées et j’entends le canon qui tire après. Tante et Suzanne ne voient rien car elles sont occupées à l’intérieur d’un magasin. Il y a une très grande animation de troupes à EPINAL, soldats de toutes armes et de tous pays : beaucoup de chasseurs à pied (classe 18, qui reviennent de l’exercice avec leurs mitrailleuses), des nègres, des américains surtout, des italiens, belges, anglais, etc …
Nous avons bien faim vers 5 ou 6 heures, on ne peut rien trouver à acheter, ni gâteaux, ni pain, ni chocolat. Nous mangeons une 1/2 livre de figues. Pendant que nous étions dans un magasin, Suzanne, en regardant dehors, reconnaît madame Henri HALLEUX, de SEDAN. Elle court après et se fait connaître. Nous causons pendant assez longtemps avec elle, elle nous demande des détails sur la vie à SEDAN, et nous apprend que le 6 Janvier, beaucoup d’otages ont été emmenés, parmi lesquels : Monsieur ROUY, notaire, et Monsieur NIMIER, notaire.
Après le 10 Janvier, 4 femmes : Mme COUSIN (notaire), Mme COLLIERE, Mlle BECHET et Mlle HUSSON, ont été prises comme otages, emmenées dans des wagons à bestiaux pendant 2 jours, et parquées en ALLEMAGNE, où elles meurent de faim.
Elle nous dit que la liste des otages a paru dans le « Bulletin Ardennais ». Pendant que nous causons chez Mlle JEANROY, tante va chercher les paquets que nous avons déposés dans différents magasins. Il y a bien des choses qu’elle ne savait pas, aussi ce que nous lui disons paraît l’intéresser beaucoup, elle nous dit même d’aller la voir la prochaine fois que nous viendrons à EPINAL. Enfin il est tard, nous la quittons pour finir nos courses et prendre nos paquets.
Pendant que tante va dans une épicerie, nous allons aux « Réunis » chercher des chapeaux de soleil que nous avions fait mettre de côté, nous sortons par une autre porte, si bien que nous ne retrouvons pas tante. Je rentre aux « Réunis » pour demander si on l’a vue, on me dit qu’elle cherchait après nous, mais qu’elle est partie. Pendant ce temps, Suzanne, au lieu de m’attendre à l’entrée de la porte, n’y était plus quand j’ai cherché après. Si bien que je me trouve seule avec 5 paquets sur les bras et ne sachant pas où elles étaient, chacune de leur côté. Comme il est près de 7 heures, je remonte précipitamment à la gare. Enfin, essoufflée, n’en pouvant plus, je retrouve tante avec Suzanne, qui s’étaient déjà rejointes. Nous attendons à la gare pendant 1/2 heure. Heureusement, le train n’a pas beaucoup de retard, nous rentrons à DOMPAIRE bien fatiguées et mourant de faim.
Heureusement que parrain a été à DAMAS dans l’après-midi chercher 4 livres de pain.
A EPINAL, nous avons vu le premier aéroplane français depuis que nous sommes revenues.

Tout est très cher dans les tissus. Nous achetons un damier noir et blanc en laine pour jupe : 17,75 F, que l’on nous laisse à 17 F le mètre parce que nous sommes rapatriées. (chez PEIFFER, 25 F le mètre).

Mardi 19 Mars 1918

Comme une partie des commissions d’hier a été mal faite, ou que nous n’avons pas eu le temps de le faire, et surtout pour que Mlle JEANROY (couturière) puisse prendre mesure pour faire le gilet blanc que nous mettrons à nos robes refaites avec les tailleurs gris, Suzanne retourne seule à EPINAL. De cette façon, la couturière pourra donner nos gilets à Camille qui ira samedi, pour que nous puissions les broder le plus tôt possible.
Aujourd’hui, nous avons du pain très très blanc, mais il doit contenir du riz. 2 kg chez VAILLANT, 1 kg chez FERRY (cependant il paraît qu’on a seulement 1 livre par personne).
Suzanne revient au train de 4 h 1/2. Je vais avec Mme THENOT voir les tentures pour l’enterrement de Monsieur le Curé demain.
Nous allons avec tante chez Mlle BILQUEZ lui porter des chemises de gamins à faire. Nous devons y retourner vendredi pour essayer un peu de piano, et elle doit nous montrer son trousseau.
Reçu lettre du bureau des rapatriés meusiens : aucune autre adresse pour Monsieur PETITMAIRE qu’à TOURS.

Mercredi 20 Mars 1918

A 10 h 1/2, enterrement de Monsieur le Curé. Tante et Suzanne y vont. Je reste pour garder la maison, je plie et mets des timbres sur les avertissements. L’enterrement ne finit qu’à 1 h moins 1/4. L’après-midi, nous préparons un petit colis de 1 kg pour envoyer à Monsieur CHARITE. Tante lui écrit en même temps, ainsi qu’à sa soeur.
Pluie. Nous ne sortons pas.

Jeudi 21 Mars 1918

Reçu lettre de Mlle CHARITE, elle nous répète que maman a écrit à son frère le 10 Janvier.
Nous ne sortons pas. Nous commençons nos chapeaux de demi-saison.
On entend le canon très fort.

Vendredi 22 Mars 1918

Reçu lettre de Mr CHARITE. Il nous donne les nouvelles de SEDAN du 10 Janvier. A cette date, maman savait que nous étions arrivées à BÂLE. Il dit qu’on lui écrive souvent.
Nous allons chez Mlle BILQUEZ. Mes essais sur le piano vont déjà un peu mieux, mais ce n’est pas fort brillant.
Nous allons ensuite chercher des oeufs à ST JACQUES chez Mme RETOURNA. Le soir à 8 h 1/2, nous allons à la gare attendre Paule VICHARD et son père, qui ont des commissions à nous rapporter d’ EPINAL. Il y a encore eu des avions boches.
Très forte canonnade, les uns disent sur VERDUN, les autres sur LUNEVILLE. Dernières nouvelles du soir : Les Boches ont attaqué sur un front de 80 km du côté de ST QUENTIN et LA FERE, et ont pénétré dans les premières lignes.

Nous nous pesons : Suzanne pèse 140 livres, moi 124 livres.
Au 8 Février, Suzanne pesait 136 livres, moi 117. Suzanne a grossi de 22 livres et moi de 22 livres depuis que nous sommes en FRANCE : 4 mois.

Samedi 23 Mars 1918

Nous fabriquons des chapeaux en moire avec bord de tulle et fond haut garnis de taffetas – tout noirs.
Mme LEGER vient l’après-midi.
Les Boches bombardent PARIS avec un canon à longue portée (120 km).
Grande offensive allemande sur la Somme. Sous la formidable poussée, les Anglais sont obligés de céder du terrain.

Dimanche 24 Mars 1918

Pas de pain. Très beau temps, même chaud. Nous allons à la Messe à 10 heures. Jour des Rameaux. La Messe dure jusqu’à 11 h 1/2. L’après-midi, nous allons au cimetière, puis sur la route de VILLE SUR ILLON, où nous nous asseyons sur un talus pour voir passer les trains.
Nous mettons nos nouveaux chapeaux.

Lundi 25 Mars 1918

Le pain est rationné à 300 g par personne ( à LAMEREY, ils en ont 400 g ), mais il n’y a pas de cartes.
Nous commençons nos jupes à carreaux noirs et blancs.
Il fait très bon dehors. Nous voyons un aéro.
Nouveau bombardement de PARIS par canon.

Mardi 26 Mars 1918

Par suite de difficultés imprévues, nos jupes ne seront pas encore finies aujourd’hui.
Le temps s’est beaucoup refroidi. L’offensive allemande sur la Somme ne fait qu’augmenter d’intensité. Il y a des pertes énormes. Les Anglais cèdent le terrain pas à pas.
Passage d’autos de la Croix-Rouge.
Nous travaillons à nos jupes.

Mercredi 27 Mars 1918

300 g de pain, ce n’est vraiment pas beaucoup, il faut calculer. Nous mangeons environ 300 g le matin, 400 g à midi, 400 g le soir (à peine), de cette façon, il ne reste pas 100 g (le pain est pesé chaud) pour 4 heures. Enfin, on se rattrape sur autre chose. Tous les matins, depuis quelque temps, je gobe un oeuf frais. Il ne faut vraiment pas se plaindre, jusqu’à présent, la population de FRANCE libre avait eu de tout à volonté.
Passage d’un long convoi de gros camions – automobiles, marqués pour la plupart « Peugeot ».
Nous finissons nos jupes à carreaux, et refaisons celles de MONTBRISON.
Aujourd’hui, on a seulement 250 g de pain.

Jeudi 28 Mars 1918

Pas de pain. Jeudi Saint.
Passage de troupes avec beaucoup de voitures paraissant fort lourdes. On touche les 500 g de sucre de Mars, par personne.
Toute la matinée, tante va voir les réparations au nouveau logement. Je m’aperçois, en allant voir les lapins le matin, qu’il en manque 3 petits, un peu plus tard, le 4ème disparaît aussi. Sur 5, il n’en reste plus qu’un, c’est un chat qui les a pris.
Le matin, nous rajeunissons nos corsages de MONTBRISON avec un col en piqué blanc, et nous modifions un peu la façon. Ils nous seront très utiles pour déménager.
L’après-midi, nous commençons les jours de nos casaques à lignes mauves et blanches.
Quelques soldats campent dans le pays.
Tante reçoit un porte-monnaie et un portefeuille en cuir rouge de BEN OUISSA.
Communiqué : Les Anglais et les Français reculent pas à pas sous la formidable ruée des Boches.

Vendredi 29 Mars 1918

Vendredi Saint. Nous allons à l’Eglise à 3 heures. Nous y restons jusqu’à 4 h 1/2 passées, il fait de l’orage et il pleut à torrents.
Le pain n’est pas beau aujourd’hui, il est passablement noir, mais il ne ressemble pas à celui que nous avons mangé à SEDAN.

Les Boches bombardent PARIS et atteignent une église à 3 heures, heure de l’office des Ténèbres, la voûte s’effondre, 87 morts, 90 blessés. C’est une honte de plus à leur ajouter.

Samedi 30 Mars 1918

Samedi Saint. Nous allons à la Messe à 6 h 1/2, mais il y a une erreur, la Messe ne commence qu’à 7 h 1/2, avant, c’est l’Office de la bénédiction de l’eau bénite et des cierges. Nous attendons à l’Eglise, nous ne rentrons qu’à 8 h 1/2.
Pluie. Nous travaillons à nos casaques en mousseline de laine blanche à lignes violettes, nous faisons une partie des jours.
Pas de pain.

Dimanche 31 Mars 1918

PAQUES. Pluie. Messe à 10 heures, il y a beaucoup de monde. Beaux chants.
Nous allons aux Vêpres à 2 h 1/2. La pluie cesse un moment, nous allons chez Mlle PETOT, puis au cimetière. A notre retour, nous sommes surprises par une pluie à torrents.

Pas de pain. Pour remplacer le pain, j’ai fait 2 petites galettes avec des pommes de terre et de la farine, mais cela n’a pas digéré, nous avons eu mal à l’estomac la nuit.

… les pages du cahier, concernant la période du 1er au 27 Avril 1918, ont été arrachées …

Dimanche 28 Avril 1918

Messe à 9 h 1/2. Première Communion à DOMPAIRE. Pluie.
Nous allons aux Vêpres à 3 heures. Les communiantes ont toutes des ceintures bleues, et presque toutes des robes en cotonnade sans plis ni garniture, sur la tête un bonnet, et sur le voile une petite couronne au sommet de la tête, le costume n’est pas aussi beau que celui des villes.

Lundi 29 Avril 1918

Nous allons, Suzanne et moi, à EPINAL, au train de 10 h 10. Nous allons tout d’abord chez Mlle JEANROY, essayer nos robes en drap gris, elles ne seront pas mal.
Nous parcourons toute la ville, et principalement les petites rues, pour trouver des boulangeries. Enfin, après avoir fait plus de 8 ou 9 magasins où on nous a donné un petit bout de pain, nous en avons plein notre sac. C’est du pain de maïs fort serré, qui ne doit pas être très digeste.
Nous faisons nos autres commissions, presque toutes aux « magasins réunis ». Aux devantures des pâtisseries, on voit encore des gâteaux secs, des bonbons, des chocolats.
Il y avait beaucoup de monde à la gare de DOMPAIRE, qui prenait le train, principalement des invités de 1ère Communion qui s’en allaient. Nous nous sommes trouvées avec Mlle BILQUEZ et son fiancé qu’elle nous a présenté, ils s’en allaient à EPINAL chercher des provisions pour la noce mercredi.
Le temps s’est maintenu toute la journée.

Dans le train de DOMPAIRE à EPINAL, il y avait 2 wagons d’Hindous, ils sont bronzés, ont de petites figures, des cheveux noirs tout frisés, et portent un large turban kaki pendant dans le dos.

Vu à EPINAL officiers serbes.
Communion à EPINAL.

Mardi 30 Avril 1918

Pluie. Confirmation à 3 h de tous les communiants et communiantes du canton. Il y a beaucoup de monde à l’Eglise, néanmoins je vois très bien l’ Evêque (de ST DIE). Il est au milieu du choeur, assis, et les enfants vont vers lui pour être confirmés. Il est moins vieux que le Cardinal LUCON, mais il paraît qu’il est malade. Il a en effet une figure fatiguée, aux traits accentués. Il est habillé de violet (évêque), et fait une courte causerie de sa place, sans monter en chaire. A la sortie, nous attendons sur la place, nous voyons descendre tous les enfants, il y a des gamins qui ont une espèce de robe soit en tulle soit en mousseline, avec de la dentelle, par dessus leur costume, et un large ruban bleu mis en écharpe et noué sur l’épaule, c’est plutôt ridicule. Nous voyons l’ Evêque et le Vicaire général sortir de l’ Eglise. L’ Evêque est habillé comme un autre prêtre, mais sous son manteau noir, on voit sa robe violette, et autour de son chapeau, est noué un ruban de plusieurs couleurs avec de l’or. Ils vont tous deux voir Mr ANDRE, ancien chantre, qui a chanté pendant plus de 50 ans à l’ Eglise, et qui a 92 ans maintenant.
Un peu plus tard, revenant de faire des commissions, nous avons rencontré l’auto militaire qui reconduisait l’ Evêque, il nous a saluées.
Reçu lettre de Mlle LOOSEN.

Mercredi 1er Mai 1918

A 10 heures, mariage de Mlle BILQUEZ avec Mr THOUVENOT.
Après-midi, travaillé pour parrain.
Reçu lettre Marguerite BARTHELEMY, elle envoie la liste des otages de SEDAN pris en Janvier.
Les hommes envoyés à VILNA (RUSSIE)
Les femmes à HOLZMINDEN.

Les hommes :
1 – LASSEAU Albert 14 – THEATRE Auguste (professeur de dessin) +
2 – MERIEUX Jules 15 – HULOT Charles
3 – DERULLE Léon (commerçant) + 16 – WUIRION Valentin (huissier) +
4 – GUERIN Didier (Directeur Ecole du Centre) + 17 – GERARD Emile +
5 – LAROCHE Paul (professeur) + 18 – LAIROUX Paul
6 – RICHARD Victor (menuisier F de Givonne) 19 – GERBEAU Marcel
7 – FACQUIER Emile + 20 – PEIGNOIS (marchand de vin) +
8 – CONGARD Georges + 21 – BONNEVILLE Emile (Balan)
9 – LALLEMENT Georges (Abbé) + 22 – ROUVEURE  »
10 – BENOIT Paul + 23 – SABATIER  »
11 – DOUIN Paul Emile (professeur au Collège) + 24 – VAHART (Avoué)  »
12 – AUSQUINE Henri (Conseiller municipal) 25 – ROUY André (notaire +
13 – NINNIN Georges (notaire) + 26 – BOURDIN Emile – Francheval

Les femmes :
1 – LEMENS (Douzy) 11 – TRIQUELIN Marie
2 – BROYARD (Givonne) 12 – DUHAMEL
3 – DENEFFE (Carignan) 13 – BOILEAU Irma (femme de l’Inspecteur primaire) +
4 – CAMION (Vrigne au bois) 14 – HUSSON Marie (rentière) +
5 – BALTEAU – Sedan 15 – PORTE Marie (f. du Conseiller municipal) +
6 – DEVIN (femme du Capitaine des pompiers) + 16 – BEIMBRIARD (Balan)
7 – COUSIN DUMOUR (f. du notaire) + 17 – CHASTEL (Balan) +
8 – COLLIERES + 18 – CHENOT (Balan) +
9 – HEMART Marie Marguerite 19 – FAUCHERON (Balan)
10 – BECHET Alice + 20 – CERIZIER (Balan)

Nous sommes vraiment navrées de voir toutes ces déportations, nous les croyions bien moins nombreuses. Quelle émotion cela a dû faire à SEDAN, et dans quelles transes ils ont dû vivre pendant ces terribles jours !

Jeudi 2 Mai 1918

Le beau temps est revenu subitement, il fait même très chaud. L’après-midi, nous allons pendant quelques minutes au jardin pour faire sortir le chien.
Reçu les « impressions » de la vie en pays occupés de Mlle LOOSEN, elles sont exactes mais bien incomplètes.
On ne fait plus de feu à la salle à manger.

Vendredi 3 Mai 1918

Nous retournons, Suzanne et moi, à EPINAL. Il fait très chaud, surtout que l’on est encore fort habillé, la saison n’est pas encore assez avancée pour se vêtir comme en été.
La température est montée de 14 à 24°, l’air est très lourd. Nous avons beaucoup de commissions à faire, et on ne trouve pas toujours ce qu’on veut, nous trouvons encore moyen de rapporter du pain qu’on nous a donné bout par bout dans beaucoup de boulangeries.
Nous allons chez un marchand de chaussures, et là on nous parle de Mlle ROUSSEAUX de SEDAN, qui est mariée à EPINAL. Mme ROUSIN, propriétaire de tante Félicie, se trouve aussi, paraît-il, à EPINAL en ce moment, cette dame voudrait ….

… une page du cahier a été arrachée …

Mercredi 8 Mai 1918

Nous faisons nos chapeaux. L’après-midi, nous commençons nos cache-corset en broderie anglaise.

Jeudi 9 Mai 1918

A partir d’aujourd’hui, la carte de pain entre en vigueur.
Il y a plusieurs séries :
E : enfants au dessous de 3 ans.
A : adultes jusque 60 ans : 300 g.
enfants de 3 à 13 ans : 200 g.
V : vieillards (depuis 60 ans) : 200 g.
T : travailleurs : 400 g.
Parrain étant classé dans la série V, nous ne touchons que 1100 g. Il faut donc découper et donner au boulanger 11 tickets de 100 g. Parrain a fait une réclamation pour avoir la ration des travailleurs, ou tout au moins de la série A.

Ascension. Tante et parrain étant fatigués, se lèvent assez tard. Nous allons, Suzanne et moi, à la Messe à 10 heures.
Temps brumeux le matin, mais beau à la fin de la journée. Nous ne sortons pas, nous regardons des illustrations devant la fenêtre ouverte.

Vendredi 10 Mai 1918

Pluie. Nous brodons nos cache-corset.

Samedi 11 Mai 1918

Nous écrivons à Mlle LOOSEN, M. BARTHELEMY, Henri KILIAN.
Nous brodons toute la journée. Travaillé un peu pour parrain.
Pas de pain.

Dimanche 12 Mai 1918

Pluie. Messe à 10 heures, Fête de Jeanne d’Arc.
L’après-midi, nous allons au cimetière porter du muguet à Marius, puis chez Mme THERES.
Pas de pain.

Lundi 13 Mai 1918

Je travaille pour parrain, puis je brode un peu.
Pas de pain. Tante écrit à Mr CHARITE.

Mardi 14 Mai 1918

Je suis enrhumée.

Mercredi 15 Mai 1918

Je découpe un grand linoléum brun, et un autre à carreaux pour recouvrir la cuisine. Il y a beaucoup de bouts, il faut couper cela au couteau, et les bouts doivent bien rentrer l’un dans l’autre pour ne pas laisser de vides, ce n’est pas très difficile.

… ici, 15 feuilles du cahier (30 pages) ont été arrachées …

Mercredi 7 Août 1918
et Jeudi et Vendredi

Couture.

Samedi 10 Août 1918

Pendant que nous faisons une robe bleue, Paule VICHARD vient l’après-midi, et nous faisons un peu d’anglais. Elle nous apporte une grammaire semblable à la sienne, avec devoirs et leçons. De cette façon, nous pourrons apprendre ensemble. L’électricien vient l’après-midi avec son apprenti. Il pose l’électricité au bureau et commence l’installation de la salle à manger.
Le matin, nous avons été à l’enterrement d’une jeune femme évacuée de la Meuse, morte au bout de 7 jours de maladie. Elle habitait avec sa mère à côté de chez Mme THENOT.

Dimanche 11 Août 1918

Très beau temps. Messe à 10 heures. Il y a beaucoup de monde car, depuis quelques jours, il y a des gens qui viennent en vacances : famille RODIER, Mlle SELLER, etc …
Après la Messe, nous allons chez Mme PLACE pour dire à Mr BLONDOT, qui habite chez elle et qui doit aller ces jours-ci à PORTIEUX voir Mme COLIN et son mari, de SEDAN, afin qu’il leur souhaite le bonjour de notre part.
L’électricien arrive comme nous nous mettons à table, il fait l’installation de la cuisine pendant que nous mangeons vivement. Nous sortons seulement après 4 heures, une fois que l’installation de l’électricité et la pose des sonnettes est à peu près faite. Nous allons chez Mr PIERROT, Mme PIERROT nous donne des roses et nous prête un indicateur jusqu’à ce soir. Ensuite nous allons chez Mme THERES, où nous voyons Mme VICHARD et Paulette. Nous y restons assez longtemps, puis vers 6 heures, nous allons à la Viéville avec Paulette.
Après-dîner, nous allons encore faire un tour.

Lundi 12 Août 1918

L’après-midi, fabrication de beignets pour les orphelins.
J’étais à la salle à manger quand j’entends passer beaucoup de camions. Je regarde par la fenêtre et je vois des gros camions pleins de noirs américains. Ils nous font signe bonjour, nous leur répondons, ils rient et envoient des baisers. Il y a une longue file d’autos qui avancent, quand tout-à-coup elles s’arrêtent. L’une d’elles stationne juste devant la maison, les autres un peu plus loin. Il y en a de tout à fait noirs, comme du charbon, d’autres couleur chocolat, des bronzés. Mais ils sont vraiment drôles avec leurs yeux blancs et leurs grosses dents si blanches dans leurs figures noires. Beaucoup descendent de leurs camions, il y a des officiers avec des bottes et bien habillés, noirs aussi. Mais la grande poussière leur a fait des têtes des plus bizarres, on dirait qu’on les a poudrés de farine, ils ont les paupières et les cils complètement gris, on ne dirait pas des figures, on dirait des masques, surtout 4 ou 5 en motocyclettes qui portent de grosses lunettes. Toute la population est en branle, tout le monde dévalise les jardins pour leur donner des fleurs, ils sont si contents ! et piquent les roses et autres fleurs à leur boutonnière, beaucoup chargent des gamins de remplir leurs bidons avec de l’eau. Ils restent là quelque temps, puis démarrent, nous leur faisons au revoir, ils répondent avec de grands gestes, l’un d’eux dit : « au revoir », nous leur crions : »good bye », et ils répondent ravis : « good bye » !
Ces autos s’étaient trompées de chemin, aussi elles font le tour par la rue derrière, et montent la côte du cimetière. Pendant longtemps après, on entend le bourdonnement des autos. Ils viennent du côté de VITTEL et vont à DERBAMONT. Tout le monde court du côté de la Viéville pour les voir. Il y en a qui disent qu’il est passé plus de 300 camions. Il y avait plus de 30 hommes sur chaque.
Vers 5 heures, nous sortons, nous allons à la Viéville chercher des vêtements d’orphelins. Puis nous allons chez Mademoiselle PETOT. Ensuite, nous allons à LAMEREY. Il paraît que des trains de noirs américains sont passés cet après-midi. Nous allons chez Madame LEBRETON.

Mardi 13 Août 1918

Préparatifs pour le départ demain matin. Repassage, cuisine. L’après-midi, nous faisons nos sacs en moire noire et faisons quelques derniers points aux affaires des orphelins. Journée très employée, beaucoup de personnes rapportent leur travail fait pour les orphelins.
Vers 5 heures, tante fait la malle et je note au fur et à mesure tout ce qu’elle contient.
Ensuite, le commis l’amène à la gare à 8 heures. Après quelques préparatifs, nous nous couchons vers 9 h 1/2.

Mercredi 14 Août 1918

Hier soir, vers 10 h 1/4, nous sommes réveillées en sursaut par le bruit de bombes. On entend un bourdonnement très fort de moteurs pendant très longtemps, tout d’abord on aurait cru que c’était un dirigeable, le ronflement étant très fort et continu. On croirait que c’est juste au dessus de la maison. Avec cela, des bombes à intervalles très rapprochés et qui font un potin extraordinaire, il est probable qu’il y en est tombé ici, au bout de quelque temps, le bruit des bombes diminue d’intensité, ils s’éloignent.
Les mitrailleuses tirent et le canon également. Je me lève et regarde par la fenêtre. Les gens dans la rue sont tout en émoi et bavardent. Nous n’avons pas peur du tout. Quand je me suis réveillée, j’ai cru que je rêvais que j’étais à SEDAN.
C’est la première fois depuis la guerre que DOMPAIRE est bombardée. Cela dure environ 1/2 heure, puis tout redevient calme. Le plus fort a dû être sur EPINAL. Le matin, nous nous levons à 4 h 1/2, et nous prenons le train à 5 h 51. Voici notre trajet : DOMPAIRE – HENNECOURT – DAMIEULLES – UXEGNEY – EPINAL.
Quand nous arrivons à la gare d’ EPINAL, une équipe d’employés est occupée à ramasser des vitres brisées en miettes venant de la véranda du quai, devant la gare aux marchandises où une bombe est tombée sans faire d’ailleurs beaucoup de dégâts, elle n’est pas tombée loin de la sortie des voyageurs.
Nous allons en ville et les gens s’abordent en se causant naturellement de la grosse alerte de la nuit. Il paraît qu’il y avait deux escadrilles et gothas. 48 bombes ont été jetées (près d’un hôpital, près d’une usine, il n’y a pas eu de dégâts, elles sont tombées presque toutes dans des champs. On dit qu’il y a un civil de tué et deux soldats (américains je crois), blessés.
Les mitrailleuses que nous avons entendues tiraient des gothas boches sur le pays. Ils arrosaient d’une pluie de balles en même temps que de bombes. En résumé, il y a eu beaucoup de bruit pour bien peu de résultats, ils n’ont même pas réussi à terroriser la population civile, car beaucoup n’ont pas eu peur, il y en a cependant qui sont descendus à la cave.
Nous reprenons le train à 8 h 50, et pendant que nous stationnons dedans à la gare, la sirène de la gare mugit lugubrement, les monstres sont encore signalés, cela ne nous émeut guère. Cependant ce n’est qu’une alerte je crois, car quelque temps après notre train est parti.
Sur le quai d’EPINAL, animation extraordinaire, des troupes de tous pays – noirs et blancs. Il y a un général, qui a grand air, il porte la barbe, et a l’air de quelqu’un ……

… ici, 11 feuilles du cahier (22 pages) ont été arrachées …

Jeudi 26 Septembre 1918

Paule vient finir son chapeau à la maison. Nous travaillons à nos robes de velours noir.

Vendredi 27 Septembre 1918

Nous travaillons avec ardeur à nos robes de velours, nous voudrions qu’elles soient finies pour dimanche car il commence à faire froid.
Les Américains ont pris : MONTFAUCON, VARENNES, etc… et avancent (direction de SEDAN si cela continue).
Je réponds à S. de FLEURY.

Samedi 28 Septembre 1918

Nous terminons nos robes de velours, nous ne nous couchons qu’à 10 heures passées le soir pour les finir.

Dimanche 29 Septembre 1918

Pluie le matin. Nous mettons nos robes de velours l’après-midi. Nous allons au cimetière, puis chez Mlle PETOT, puis nous allons avec parrain voir les trous que les obus boches ont fait sur la route de VITTEL, c’est assez loin du pays.

D’après les communiqués, les Français et Américains avancent toujours en CHAMPAGNE.

C’est le 27 Septembre que l’armée GOURAUD est entrée dans les ARDENNES pour la première fois depuis 4 ans. Il n’y a donc plus de département complètement envahi.

Lundi 30 Septembre 1918

Les communiqués continuent à être excellents : offensives belge, anglaise, américaine, française, du Nord à la Meuse. Avance de partout et nombreux prisonniers. On annonce la prise des premiers villages ardennais. Tout le monde vient voir le communiqué.
On suit jour par jour l’avance sur les cartes.

Mardi 1er Octobre 1918

Gelée la nuit. Les journaux annoncent qu’on se bat dans CAMBRAI, ST QUENTIN, et le CATELET tout près de tomber. Avances au CHEMIN DES DAMES, avances en CHAMPAGNE.
La BULGARIE, voyant son territoire envahi, dépose les armes. Tout va très bien, les soldats sont, paraît-il, fous de joie. On fait prévoir la libération plus proche qu’on ne pensait.
Reçu carte de Mr CHARITE qui nous dit le contenu de la carte de maman du 10 Août.
Pendant les mois d’Octobre, Novembre et Décembre, nous échangeons 200 F chacune par quinzaine en bons de ville.

Mercredi 2 Octobre 1918

Pris bon de 500 F à 6 mois dont touché intérêt de 12,50 F.
Série F 1918 – n° 00594.603.
Les Français sont à 10 km de VOUZIERS.

Jeudi 3 Octobre 1918

Nous commençons des jupes en gabardine noire.
Gelée. Les légumes dans les jardins sont gelés.
Reçu carte de Paulette (le 1er ou le 2) de GRANGES, avec signature d’un Américain, Clarence INGLICHE. Renvoyé carte Paulette.

Vendredi 4 Octobre 1918

Couture.

Samedi 5 Octobre 1918

Couture.
La FRANCE et les Alliés avertissent l’ALLEMAGNE solennellement que pour une ville française brûlée, on brûlera une ville allemande.

Dimanche 6 Octobre 1918

Les Allemands, Autrichiens et Turcs, font des offres d’armistice et de paix.

Décidément, tout va mal pour eux, ils reculent partout, et ils pensent qu’il vaudrait mieux traiter maintenant, avant leur écrasement, qu’ils commencent à prévoir. Mais il est à souhaiter qu’on ne leur réponde qu’en continuant à les chasser, d’ailleurs les Américains veulent aller chez eux. C’est cela que les Allemands redoutent le plus, car ils savent qu’on n’aura pas de pitié pour eux.
Ils incendient encore SAINT QUENTIN, DOUAI, CAMBRAI.

Une victoire en CHAMPAGNE dégage REIMS.

Nous allons chez Mme GERAUD après les Vêpres. Ensuite, avec parrain, nous allons promener à LAMEREY , puis à la Viéville.

Lundi 7 Octobre 1918

Nous terminons nos jupes.
On attend les nouvelles avec impatience, quelquefois, pour avoir des nouvelles plus fraîches, on va voir « L’Est » chez Monsieur THENOT..
Arrachage des pommes de terre aujourd’hui.
Reçu carte de P. VICHARD.

Mardi 8 Octobre 1918

L’après-midi, nous allons passer quelques heures chez Madame GEROME.

Mercredi 9 Octobre 1918

Repassage.
Nouvelles victoires en CHAMPAGNE et ARGONNE par les Français et les Américains.
Prise de CAMBRAI.

Jeudi 10 Octobre 1918

Parrain va à MIRECOURT.

Vendredi 11 Octobre 1918

Pris MONTHOIS, CHALLERANGE, etc … On attend tous les jours avec impatience le communiqué.

Samedi 12 Octobre 1918

L’ALLEMAGNE accepte les quatorze propositions du Président WILSON comme bases de la paix, se réservant simplement d’en discuter les détails pratiques d’application.
Elle est prête à l’évacuation, dont une commission mixte, convoquée par le Président, réglerait les conditions..
Ils commencent à se sentir tout-à-fait perdus, et ils s’aplatissent déjà, mais encore pas suffisamment pour nous. On ne veut pas d’armistice sans gages sûrs, et pour peu que les conversations durent, les pays occupés seront libérés par nos soldats. Il faudrait que l’on entre chez eux, qu’ils voient un peu ce que c’est que la guerre !

VOUZIERS est pris.
Sur les cartes de front publiées sur les journaux, on voit déjà SEDAN apparaître..
Les journaux parlent d’une ligne de défense allemande très fortifiée, passant par LILLE, HIRSON, CHARLEVILLE, SEDAN, BRIEY, METZ.
Jusqu’à présent, les pays abandonnés par eux sont en flammes, ils ne laissent que ruines et engins de destruction derrière eux.
La 5ème armée est à 7 km de RETHEL.
CRAONNE est pris.
On mesure chaque jour à quelle distance SEDAN se trouve du front.
Passage de nombreux autos, troupes, canons…

Dimanche 13 Octobre 1918

Pluie. Messe à 10 heures. A 2 heures, nous allons avec tante chez Madame VICHARD pour faire connaissance avec un Américain qu’ils ont connu il y aura bientôt un an à GRANGES : « Clarence INGLISH ». Il est très sympathique, grand, châtain, et rit facilement. Il est jeune : 22 ans, et parle déjà un peu le français. Nous causons en anglais avec lui, il comprend bien ce que nous disons, et nous comprenons tout ce qu’il dit, sauf lorsqu’il emploie des expressions propres à la langue américaine que nous ne connaissons pas. Il est de très bonne famille, il est ingénieur, son père a une grande industrie dans le bois près de WASHINGTON. Il habite un « petit pays » de 30 000 habitants. Il a un frère, Charles, 25 ans, 3 soeurs : Mary, 20 ans, Ora, 16 ans, et Ruth, 14 ans, elles apprennent le français. Nous prenons le café tout en causant. Puis il nous fait lire dans la grammaire de Paule, chacune à notre tour, et il corrige les fautes de prononciation. Il est très gai. Paule chante quelques morceaux, puis nous sortons en bande malgré la pluie pour lui faire voir un peu le pays. En route, la conversation est plus facile car on parle de ce que l’on voit. Paule ne veut rien dire en anglais. Nous allons jusqu’à St JACQUES. Tout le monde nous regarde. Tante et Madame VICHARD causent derrière nous. Nous rentrons chez Madame THENOT pendant que l’Américain va manger chez Mme VICHARD. Il repart au train de 5 h 20. Nous les trouvons après à la gare, et nous causons encore longtemps au milieu d’un tas de gens qui font passablement de bruit. Enfin, il dit qu’il écrira en français, mais que Paule doit lui répondre en anglais. Il va aller passer une permission de 7 jours avec ses camarades à AIX-LES-BAINS. Le train arrive, il monte en 2ème et nous fait des au-revoir par la portière.

Lundi 14 Octobre 1918

LA FERE et LAON pris. A LAON, il restait 6500 civils.
Paule VICHARD vient à la maison faire de l’anglais.

Mardi 15 Octobre 1918

Couture.
Prise de ROULERS. (hier).

Mercredi 16 Octobre 1918

Nous allons chez Madame VICHARD faire de l’anglais. Réponse du Président WILSON à la note allemande (le 14).
Les Britanniques sont aux portes de LILLE.

Jeudi 17 Octobre 1918

Couture.
Prise de THOURONT et de COURTRAI.
Il y a un nouveau brigadier de gendarmerie ici, depuis quelques jours.

Vendredi 18 Octobre 1918

Parrain commence à aller dans les maisons pour l’ Emprunt.
LILLE, DOUAI, OSTENDE reconquis.
A Lille, il restait 110 000 habitants. Ces villes ne sont pas détruites. La retraite boche se précipite, mais on parle qu’ils prendront, s’ils le peuvent, la Meuse comme ligne de défense.
Nous faisons de l’anglais avec Paule VICHARD.

Dimanche 20 octobre 1918

Ouverture du 4ème Emprunt de la Défense Nationale : l’Emprunt de la Libération. A cette occasion, les cloches de l’Eglise sonnent pendant 1/4 d’heure à midi.
Nous allons, Suzanne et moi, chez Mlle PETOT, tante ne sort pas, étant enrhumée.
Les Franco-Américains renouvellent leurs attaques en CHAMPAGNE, et gagnent du terrain, mais c’est là le pivot de la résistance allemande, RETHEL est très importante pour eux, aussi, c’est là le plus dur.

Les Anglais sont à DENAIN, MARCHIENNES. Les Belges ont pris ZEEBRUGGE, THIELT, COURTRAI, MOUSERON et marchent sur GAND. Les Belges ont atteint la frontière hollandaise.
Depuis 7 jours, l’armée des FLANDRES a avancé de plus de 50 km sur un front de 60 km. La côte des Flandres est entièrement dégagée.
Je dessine cet après-midi le buste du Maréchal FOCH , d’après l’ Illustration.
Reçu carte de Mr CHARITE, toujours sans nouvelles de SEDAN.

Lundi 21 Octobre 1918

Couture. Nous allons promener. Tour un peu l’après-midi, tante ne sort pas, étant enrhumée, elle craint d’attraper la grippe. Nous commençons des tabliers diabolos à pois violets.
Il paraît qu’à PARIS, l’un des premiers souscripteurs à l’Emprunt a été un vieillard américain qui a souscrit pour un million et demi.

Mardi 22 Octobre 1918

Nous allons chez Paulette l’après-midi, faire de l’anglais. Nous l’aidons à écrire à Clarence INGLISH en anglais.
Parrain va faire l’emprunt à DAMAS. Pluie.

Mercredi 23 Octobre 1918

D’après le Communiqué, on est entrés dans les faubourgs ouest de VALENCIENNES.
Les Belges ont avancé de 15 km.
Mme VICHARD et Paulette allant à EPINAL, je vais à la gare leur donner des commissions.
Travaillé à mon tablier.
Réponse de l’ALLEMAGNE à la note WILSON, c’est une réponse qui n’en est pas une, comme toujours, on n’est pas plus avancés qu’avant.

Jeudi 24, Vendredi 25 Octobre 1918

Nous faisons nos petits tabliers.
Le 25, reçu lettre PETITMAIRE – AUBOIN 9, Rue des Marguerites VITRY SUR SEINE.

Samedi 26 Octobre 1918

Nous allons à 10 h 1/2 chez Mme GEROME pour voir le mariage de Mlle NAGEL (fille du peintre) avec un officier russe, le Capitaine FRANS OATRICK. Ils se connaissaient depuis peu de temps et ce jeune homme est venu seulement 2 fois à DOMPAIRE avant de se marier. Ils sont fiancés depuis 15 jours ou 3 semaines. C’est un mariage qui a été très vite fait. Ils se sont connus pendant les vacances chez un oncle de Mlle NAGEL qui habite dans les Vosges, au même endroit où cet officier est employé dans des scieries, je crois.
D’après la rumeur publique, cet officier aurait 20 châteaux et 5 fermes en RUSSIE (c’est peut-être beaucoup pour être vrai – ils sont peut-être en ESPAGNE ! personne ne peut vérifier). Il peut d’ailleurs raconter un peu ce qu’il veut, car en dehors des renseignements qu’on peut avoir sur lui comme officier, il est probablement impossible de savoir à qui l’on a affaire, d’autant plus qu’il habitait près de PETROGRAD, à REVEL, et la révolution règne dans cette contrée. D’après l’avis de tout le monde, ce mariage est bien hasardeux. Elle peut avoir rencontré un parti inespéré, mais elle peut aussi bien avoir été grandement trompée.
C’est un mariage simplement civil car il est orthodoxe. Nous voyons le cortège arriver à la Mairie. La mariée est en costume tailleur, le marié en uniforme russe avec culotte bleu foncé, et sur la poitrine plusieurs décorations, de loin on voit beaucoup de rouge. (il paraît qu’il a la Croix de guerre française avec palme). En somme, il n’est pas mal. Il a comme témoins un autre officier russe, et un sous-lieutenant français, interprète, dit-on.
C’est très vite fait et nous voyons sortir la noce de la Mairie. C’est un événement ici, Il y a beaucoup de curieux.
Paule VICHARD vient l’après-midi faire de l’anglais.

Dimanche 27 Octobre 1918

Messe à 10 heures. L’après-midi, nous allons chez Mme BASSOT.
La grippe espagnole est à DOMPAIRE, mais peu de cas jusqu’à présent, il paraît qu’elle fait beaucoup de ravages à EPINAL, MIRECOURT et les grandes villes.

Lundi 28 Octobre 1918

Broderie.

Mardi 29 Octobre 1918

Nous allons chez Paulette faire de l’anglais.
L’AUTRICHE accepte toutes les conditions de Mr WILSON et est prête à négocier une paix séparée.
Réponse à lettre PETITMAIRE – AUBIN. Tante reçoit lettre de Mr MILARD.

Mercredi 30 Octobre 1918

Nous sommes l’après-midi avec tante, nous allons à ST JACQUES.

Jeudi 31 Octobre 1918

Reçu carte de Mlle REMESSON de FECAMP, elle nous dit : « A bientôt à SEDAN ». Reçu lettre et photo de Mr CHARITE. Il nous envoie la carte de maman du 10 Septembre, toujours adressée à FRANCFORT.

Vendredi 1er Novembre 1918

La Toussaint. Messe à 7 heures. Messe à 10 heures. Nous allons au cimetière avec Paulette à 1 h 1/2. A 2 h 1/2, Vêpres, suivies des Vêpres des morts. Après les Vêpres, nous sortons, tante, parrain, Suzanne et moi, avec Mme VICHARD et Paulette. Nous faisons le tour par DAMAS.
Armistice signé avec la TURQUIE. Les Autrichiens sont en déroute.

Samedi 2 Novembre 1918

Jour des Morts. Messe à 10 heures. L’après-midi, Paulette vient faire de l’anglais, nous allons aux Vêpres à 4 h 1/2.
Prise AUDENARDE. TIZA assassiné.

Dimanche 3 Novembre 1918

Beau temps, nous pouvons sortir en taille. Messe à 10 heures. Nous allons à ST JACQUES, puis chez Mlle PETOT. Ensuite, nous allons chez Mme THENOT.
Prise de VALENCIENNES – de BELGRADE – DE GAND.

Lundi 4 Novembre 1918

Nous allons nous faire vacciner.
L’AUTRICHE a capitulé. L’armistice a été signé le 3.
Les hostilités cessent aujourd’hui à 15 heures.
Les Italiens ont pris TRENTE et TRIESTE.
Victoire en ARGONNE.
L’ALLEMAGNE se trouve donc seule maintenant, battue sur tous les fronts. Si cela continue, les pays occupés seront bientôt libérés.
Nous commençons un peignoir à tante.

Mardi 5 Novembre 1918

Victoire italienne : 300 000 prisonniers – 5 000 canons.
Prise de LANDRECIES.
Le front en ARDENNES est à 18 km de SEDAN, à BEAUMONT. L’artillerie américaine prend sous ses feux les gares de CARIGNAN et MONTMEDY. Les journaux font prévoir une résistance désespérée des Allemands sur SEDAN. Les événements se précipitent, et avant peu de temps, il y aura encore de grands changements. Nous allons voir à « L’Est républicain » tous les matins chez Mr THENOT pour avoir des nouvelles plus fraîches d’un jour.
Les Français à la NEUVILLE (2 km de STENAY).

Mercredi 6 Novembre 1918

Arrivée de troupes à DOMPAIRE , Officiers d’Etat-major, et un Général arrivé dans une auto avec un fanion rouge et blanc.
Nos lignes sont à 5 milles de la voie ferrée SEDAN – METZ.
Prise du QUESNOY – de GUISE – de CHATEAU PORCIEN – du CHENE – de BEAUMONT – de DUN SUR MEUSE etc… Les Allemands ont reculé de 10 km.
Nous allons à LAMEREY le matin chercher des oeufs pour parrain qui est malade depuis quelques jours. Il se lève tout de même dans la journée.
« La Victoire » de Gustave HERVE dit : « Par un curieux retour de la fortune, c’est sur les lieux-mêmes où l’insolence prussienne a remporté en 1870 sa victoire inespérée, c’est aux environs de SEDAN , que tout se prépare pour la catastrophe allemande. »
Les conditions de l’armistice signé avec l’AUTRICHE sont très bonnes : occupation du territoire, démobilisation presque totale, désarmement, livraison d’armes, de navires, prisonniers libérés de suite, etc …
Si l’on pouvait attaquer l’ALLEMAGNE par le sud en passant par la BOHEME, cela irait très bien, les journaux parlent déjà que BERLIN se trouverait à 80 minutes de vol de nos lignes (si elles étaient en BOHEME).
On parle beaucoup d’abdication de GUILLAUME II et de CHARLES 1er.

Jeudi 7 Novembre 1918

Matinée bien mouvementée. Arrivée de troupes et de l’Etat-major d’une division. Je vais chez Mme THENOT voir « L’Est républicain », les Américains sont à 7 km de SEDAN. Ils y étaient donc hier, car les communiqués imprimés sur les journaux d’aujourd’hui sont ceux du 6. Que se passe-t-il maintenant ? Il est probable que si l’avance continue comme ces jours derniers, on se bat maintenant à SEDAN. On est avides de nouvelles, on voudrait se trouver transportés à SEDAN pour voir ce qu’il se passe. Peut-être sont-ils dans les caves à l’heure actuelle, ah ! comme on payerait cher pour savoir quelque chose. Attendre ainsi sans nouvelles récentes est énervant. Les heures ne passent pas assez vite, on voudrait toujours être au lendemain pour voir les nouvelles (vieilles de 2 ou 3 jours) sur les journaux du matin. L’énervement s’accroît encore par le va-et-vient incessant des troupes dans la rue, on n’y est pas habitués à DOMPAIRE.
Vers 9 h 1/2, passage à pieds à l’allure du temps de paix, comme pour les manoeuvres du 208ème régiment d’infanterie. Il fait plaisir à voir, les soldats sont joyeux, propres et bien équipés, ils marchent bien, avec ensemble et entrain. Le drapeau passe déployé, il vous donne le frisson, il est en lambeaux, le rouge n’existe plus qu’en petits bouts de soie longs et étroits tout frangés. Il est sale et chiffonné, mais c’est pour cela qu’il vous donne une plus grande émotion.
Les soldats nous disent bonjour en riant. Ils ont beaucoup de mitrailleuses et la Croix-Rouge a des chiens brancardiers. Les soldats ont baïonnette au canon et jugulaire sous le menton (avec le casque, naturellement), les officiers ont les sabres à nu et sont à cheval.
Ils défilent pendant que la musique joue sur la Place de l’ Eglise. Là se trouve le Général et l’ Etat-major qui passent la revue.
Après les fantassins, ce sont les longues files de voitures avec ravitaillement, cantines, etc… puis les cuisines roulantes.
Enfin, toute la journée, la ville est très animée : officiers de toutes les armes : chasseurs à cheval, artillerie, génie, dragons, fantassins, médecins, pharmaciens, etc…
Paulette VICHARD arrive en courant vers 5 heures, et nous dit que : SEDAN est pris. Elle sait cela par un officier pharmacien qui l’a appris de l’Etat-major. Mais ce n’est pas officiel. Nous n’osons y croire : la ville serait prise ainsi sans plus de résistance, cela serait trop beau, les Boches n’auraient sans doute pas eu le temps de faire beaucoup de mal. Enfin, Paulette nous dit que ce pharmacien est justement de SEDAN, qu’il nous connaît bien, c’est monsieur LAURENT , pharmacien Rue Blampain. Nous devons aller à 7 h chez Mme VICHARD pour le voir.
Nous nous dépêchons de manger, d’ailleurs nous n’avons pas faim, tout cela nous a coupé l’appétit.
Il fait très noir. Nous arrivons, l’officier n’est pas encore rentré, nous l’attendons jusqu’à 8 heures passées.
Quand il arrive, il ne nous reconnaît pas, nous ne le connaissons d’ailleurs pas non plus. Il nous parle de beaucoup de personnes de SEDAN qu’il a retrouvées en FRANCE libre depuis le commencement de la guerre. Nous prenons le thé et nous ne nous en allons qu’à 10 heures. Monsieur LAURENT nous dit qu’il ira à SEDAN sous peu, il attend une permission pour conduire sa femme dans le midi, et aussitôt après, il va à SEDAN. Il nous promet bien de passer chez nous donner des nouvelles.

Communiqué américain – 7 Novembre après-midi : Hier à 4 heures de l’après-midi, les éléments avancés de la première armée américaine se sont emparés de la partie de la Ville de SEDAN située sur la rive ouest de la Meuse.
Le pont de la Meuse conduisant à l’autre partie de la Ville, encombré des troupes ennemies en retraite, a été détruit, et la vallée inondée; les ponts du chemin de fer ont été également détruits.
La principale ligne latérale de communication entre METZ et les troupes allemandes occupant le nord de la FRANCE et la BELGIQUE est maintenant coupée, grâce aux succès de l’armée américaine. Tout le territoire français à l’ouest de la Meuse et situé dans la zone d’action américaine, est maintenant délivré de la présence de l’ennemi, grâce à l’avance rapide de nos troupes.
Depuis le 1er Novembre, nous avons progressé de 40 km, et réduit toute la résistance de la part de l’ennemi. Nous avons dégagé 700 kilomètres carrés de territoire français, et libéré 2000 civils qui ont salué avec joie nos soldats comme leurs libérateurs. Nous avons fait environ 6000 prisonniers, dont une forte proportion d’officiers, nous avons capturé une grande quantité d’armes, de munitions, d’approvisionnements, et de matériel. »
21 heures : … La Rainsbow division et les unités de la 1ère division se sont emparé des hauteurs au sud et au sud-est de SEDAN et des faubourgs de cette ville, situés sur la rive occidentale de la Meuse. »

Les plénipotentiaires allemands ont quitté SPA le 7 Novembre, et arrivent par la route CHIMAY – FOURMIES – LA CAPELLE – GUISE – au lieu fixé par le Maréchal FOCH.

Emeutes de marins allemands à KIEL.

Vendredi 8 Novembre 1918

Je n’ai pas dormi cette nuit, je voyais toujours de gros : « SEDAN » en grosses lettres quand je somnolais à demi le matin. Nous nous dépêchons pour aller aux nouvelles. Suzanne va au train de 9 h 1/2 pour acheter le « Télégramme », journal qui vient d’EPINAL. Elle ne peut en trouver à acheter, les soldats se sont précipités sur le vendeur et il n’y en a plus. Madame THOUVENOT lui prête un numéro, et nous voyons les communiqués que j’ai écrits à la date d’hier, puisqu’ils paraissent seulement un jour plus tard sur les journaux.
On ne sait que penser, les idées contraires se succèdent dans la pensée. Tantôt l’on pense qu’à l’heure actuelle, SEDAN doit être complètement délivrée, tantôt l’on craint que la bataille dure longtemps et soit très acharnée. Que deviendraient alors les civils ? Ils sont sans doute maintenant dans les caves, mais si les Boches ont inondé, les caves doivent être pleines d’eau ? Que croire, que penser ! Je voudrais bien être 15 jours plus vieille, d’ici là, espérons que les canons boches et les fusils boches ne pourront plus faire de mal à la ville et à ses habitants. Je voudrais bien être avec eux, comme ils doivent être contents de voir venir leur délivrance !
Pourvu surtout que les Boches ne bombardent pas !
D’après les communiqués d’hier, nous supposons que le « Pont sur la Meuse » qui est sauté et qu’on doit réparer parmi les autres, c’est le pont de la gare que les Boches avaient reconstruit en bois, ils se sauveraient dans l’Avenue Philippoteaux, et c’est en fermant le canal qu’ils auraient inondé la prairie. Tout d’abord, nous croyions que c’était le Pont de Meuse, mais en réfléchissant (on y pense le jour et la nuit), il est plus probable que ce soit l’autre. Maintenant que les Américains possèdent la Marfée, il est à supposer que les Allemands ne tenteront pas une résistance extraordinaire, espérons-le. Toutefois, il serait trop optimiste je crois, de croire qu’ils lâcheront SEDAN facilement, c’est peut-être une question d’honneur.
En tout cas, les journaux rapprochent avec joie la prise de SEDAN et le départ des plénipotentiaires avec la bataille de SEDAN et la paix de 71.
Nous achetons « Le Matin » et le « Petit parisien » comme souvenir.

Les troupes et l’Etat-major sont partis ce matin à 7 h 1/2.
« Tous les ponts de la Meuse dans SEDAN ont été détruits par les Allemands au moment de battre en retraite. On les répare actuellement. Les troupes occupant la partie ouest de SEDAN consolident les positions et se préparent à une nouvelle avance. La prise complète de la ville n’est plus qu’une question d’heures. » (Havas)

Samedi 9 Novembre 1918

Je m’habille le matin pour aller chercher « Le Télégramme » à la gare. Je suis déçue et bien ennuyée car SEDAN n’est pas encore tout-a-fait prise. Notre maison est encore avec les Boches.
Communiqués français : 8 Novembre 15 heures : La progression a repris ce matin sur l’ensemble du front.
Nos éléments avancés ont atteint LIART à 30 km au nord de RETHEL. Plus à droite, nous nous sommes emparés, ce matin avant le jour, de SINGLY – FRENOIS, et nous avons pénétré dans les faubourgs de SEDAN…..
8 Novembre 23 h 20 : Les troupes ont continué la poursuite des arrière-gardes ennemies, au cours de la journée, et libéré une large zone du territoire français avec de nombreux habitants.
A notre gauche, nous avons accentué notre progression à l’est de la route de LA CAPELLE à AVESNES, et avons porté nos lignes aux abords du fort de HIRSON….
A notre droite nous bordons la Meuse, depuis MEZIERES jusqu’à la hauteur de BAZEILLES.

Communiqués américains : Sur les deux rives de la Meuse, la nuit a été marquée par les tirs intenses de mitrailleuses et de mousquetterie. Vive lutte d’artillerie dans la région de SEDAN et à l’est de la Meuse.

Les délégués allemands sont arrivés dans la matinée au quartier du Maréchal FOCH. Ils ont demandé formellement l’armistice. Le texte des conditions des Alliés leur a été lu et remis. Les délégués ont demandé une suspension d’armes, qui leur a été refusée. L’ennemi a soixante-douze heures pour répondre.

La République est proclamée en BAVIERE.
Les plénipotentiaires allemands sont : Le Général d’Infanterie VON GUNDELL, le Secrétaire d’état ERZBERGER, l’Ambassadeur Comte OBERNDORF, le Général VON WINTERFELDT, le Capitaine de vaisseau DANSELOW.

Prise d’AVESNES et CONDE.

Dimanche 10 Novembre 1918

Messe à 10 heures. Le docteur vient à midi voir parrain qui est au lit, il ne se sent pas bien depuis 8 jours. Il lui ordonne de rester couché et reviendra mardi. Il a de la fièvre : 39°, et il faut qu’on lui prenne au thermomètre deux fois par jour. Il l’a mis à la diète complète.
Arrivée du 25ème Régiment d’Infanterie, il défile dans la rue avec casques, et fusil sur l’épaule, les officiers sabre au clair, et les fanions du Régiment déployés.

Le KAISER a ABDIQUE – Le KRONPRINZ renonce au trône. La révolution gronde en ALLEMAGNE.

Prise de MAUBEUGE – MEZIERES investi – Prise de TOURNAI.

L’après-midi, nous allons voir Mademoiselle PETOT.

République proclamée à BERLIN. Roi de SAXE et de BAVIERE déposés.

LUNDI 11 NOVEMBRE 1918

JOUR DE LA GRANDE VICTOIRE

Je n’ai pas dormi du tout la nuit, d’ailleurs comme toutes ces nuits dernières. Je m’habille vite le matin pour aller aux nouvelles, chercher « Le Télégramme » au train qui vient d’ EPINAL. Mais la gare est encombrée des soldats du 25ème qui sont arrivés hier et qui ont hâte de connaître la décision, car le délai fixé aux parlementaires allemands pour la signature de l’armistice doit expirer aujourd’hui à 11 heures du matin. Quant à moi, j’ai double raison d’attendre avec impatience : celle des soldats, et aussi celle de savoir ce qui se passe à SEDAN.
Le gamin qui vend les journaux est envahi, bousculé par les gens impatients, si bien qu’il saute au dessus de treillages de fils de fer pour avoir sa liberté; les poilus, agiles comme des chats, en font autant, mais nous sommes obligées de rester; ainsi donc, je n’ai pas eu le journal. Voyant Mme PERRIN qui l’avait, je lui ai demandé de bien vouloir me le prêter jusqu’à chez elle. Elle le fait avec plaisir, et nous voilà parties à côté d’autres jeunes filles de DOMPAIRE. Dans la rue de la gare, un grand soldat s’approche de moi et me demande de lui montrer les titres, me voilà donc marchant à côté du poilu, il tenait le journal par un bout, moi par l’autre, c’était plutôt drôle.
Comme je faisais remarquer à Mme PERRAIN que le journal ne disait toujours pas que SEDAN était pris, il me dit : « Vous êtes donc de SEDAN, mais je connais SEDAN, je m’y suis battu en 1914. Puis il m’assura que SEDAN serait bientôt complètement délivrée, si elle ne l’était déjà. Enfin, nous nous sommes quittés car j’ai pensé que peut-être Mme THOUVENOT voudrait-elle me prêter ou me vendre un numéro. J’avais bien pensé, car elle m’en donna un de suite. Ce journal est un peu décevant pour nous; les combats continuent toujours pour le passage de la Meuse, et l’on parle de prolonger le délai pour la signature de l’armistice.
J’étais rentrée à la maison depuis peu de temps, quand Paule VICHARD arrive en courant nous dire que l’armistice vient d’être signé, des officiers qu’elle a vus à la dépêche viennent de le lui dire.
En effet, les soldats sont très animés, ils se donnent des poignées de main, bientôt ils arborent cocarde ou drapeau tricolores. Nous entendons la musique sur la Place, nous allons voir, Suzanne et moi, tante étant au bureau pour payer les allocations. Nous voyons Paulette avec Mme LEBRETON, femme du Directeur de la « Société Générale » d’ EPINAL, et d’autres personnes, nous allons nous asseoir à côté d’eux. De là, nous voyons bien tout le monde. La musique joue au milieu de la Place, près de la fontaine, les soldats sont autour, les officiers sur les trottoirs, ainsi que des civils. Soldats et officiers sautent, dansent (sur place), ils rient, crient, applaudissent pendant que l’on joue des morceaux suivis des hymnes des Alliés : La « Brabançonne », « God save the King », « The star sprangeld banner », l’hymne serbe, monténégrin, puis « La Marseillaise ». Alors, tout bruit cesse, officiers et soldats raides et immobiles, saluent jusqu’à ce que les dernières notes aient retenti. Les civils aussi naturellement, se découvrent et se lèvent. C’était vraiment émotionnant.
La musique avait à peine cessé que les gamins, courant à qui arrivera le premier, se précipitent dans une galopade effrénée vers l’Eglise, suivis bientôt par des poilus. Et alors commence une sonnerie de cloches à toute volée, toutes, les petites, les grosses, sonnent, sonnent sans cesse, pour fêter la Victoire. Il est 11 heures, c’est maintenant à cette heure exacte que le feu cesse sur tous les fronts.
Quand la foule des civils et soldats s’est un peu éparpillée, nous rentrons. A midi passé, les cloches sonnaient toujours. Les soldats ont acheté drapeaux, petits et grands, trompettes d’enfants, cocardes, etc…. Ils font les fous et s’amusent comme de grands enfants.
Nous mangeons précipitamment à midi passé, d’ailleurs nous n’avons pas faim, et je suis plus souvent à la fenêtre qu’à table.
Vers 2 h 1/2, Mme VICHARD et Paulette viennent nous chercher; tante reste au bureau. Il y a encore concert sur la Place. A 3 heures, nous y allons, on joue 8 morceaux. Mr THERES, Maire de DOMPAIRE, nous amuse beaucoup, il serre la main à tout le monde, il est très exalté, chaque fois qu’il rencontre le Colonel PIQUE (colonel du 25ème), il lui serre la main longtemps (4 ou 5 fois au moins). Enfin, on voit que les gens sont très surexcités. La grande nouvelle est arrivée par T.S.F., puis par téléphone, au Colonel, qui l’a fait connaître aussitôt. Nous l’avons su vers 10 heures. Les maisons se sont aussitôt pavoisées, plus qu’au 14 Juillet, et la ville a pris tout de suite un air de fête. D’ailleurs, le beau temps favorisait le pays.
Le concert sur la Place a duré quelque temps, terminé encore, naturellement, par « La Marseillaise » écoutée religieusement. Ensuite le monde s’est promené par les rues, c’était jour de congé, les écoles ont fermé aussitôt que l’on a su que l’armistice était signé. Les gens endimanchés se mêlaient aux soldats.
Enfin, depuis le matin, on rit, on pleure, on est fou. On ne peut se figurer que le cauchemar est passé, qu’on ne se bat plus, et que c’est la victoire, la Grande Victoire.
Depuis 4 ans on attendait avec impatience ce beau jour, et maintenant qu’il est arrivé, on ne peut y croire.
Vers 5 heures, tante vient aussi promener avec nous, puis elle va chez Mr HACQUART, instituteur à LAMEREY, qui viennent d’apprendre aujourd’hui à midi, la mort de leur fils, aspirant d’artillerie, Roger HACQUART, que nous avions vu à sa dernière permission. Ils en étaient sans nouvelles depuis le 18 Octobre, mais espéraient encore car on leur avait dit que l’armée MANGIN était partie pour la BAVIERE (disait-on), et qu’il était défendu aux soldats de donner de leurs nouvelles pour ne pas ébruiter le départ de cette armée.
Ce pauvre jeune homme, engagé volontaire depuis deux ou trois ans, était arrivé, en se distinguant, à être aspirant, et aurait sans doute passé sous-lieutenant à son retour du front, malgré son jeune âge. Il a été tué le 19 Octobre au pied de sa batterie. C’est vraiment terrible d’apprendre cette nouvelle, surtout un jour comme aujourd’hui où tout et tous sont à la joie de la Victoire.
Pendant que tante est dehors, nous écrivons une lettre à SEDAN. Nous nous arrêtons pour mettre des verres de couleur et des lampions aux fenêtres car presque tout le monde a illuminé. Nous étions encore en train quand Mme VICHARD et Paulette viennent nous chercher pour voir la retraite. Nous n’avons pas encore mangé, aussi nous nous dépêchons, en cinq minutes nous avons fini. Nous n’avons pas faim. Nous nous habillons précipitamment, et juste comme nous arrivons à la porte, la retraite passe. C’est une cohue épouvantable, tout d’abord passent les soldats avec leurs casques, la musique, et des soldats portant des lampions. Puis, mêlés à la foule, des civils, les officiers et l’aumônier, bras dessus bras dessous, les soldats, enfin c’est une foule compacte. Nous suivons le mouvement, entraînées par le remous, avec Mme VICHARD et tante derrière nous trois, Paulette devant. A chaque instant des soldats veulent vous donner le bras, et j’ai si souvent dû enlever mon bras que j’en ai mal le soir. C’est de la folie, du délire, les gens les mieux du pays, femmes et jeunes filles, font des grandes bandes avec des soldats à chaque bras. Quant-à nous, nous nous contentons de causer à distance avec deux soldats qui se sont mis de chaque côté de nous, et qui causent ensuite aussi avec tante et Mme VICHARD; ils ont l’air très bien et nous disent que tous les soldats sont tellement contents qu’ils ne savent presque plus ce qu’ils disent et font. Nous voyons au bras de soldats : Mme GEROME, Marie-Reine, Charlotte, Mlle MONGIN, Mlle BREBION etc… C’est vraiment très amusant. Officiers et soldats, tous sont aussi démonstratifs de leur grande joie. Le défilé s’arrête devant la maison du Maire, et la musique joue « La Marseillaise ».
Je vois le moment où je n’aurai plus de queues à ma fourrure, je suis obligée de mettre le devant derrière, car les soldats qui sont derrière tirent dessus. Ce sont comme de grands enfants, un rien les amuse.
La marche continue à ST JACQUES, on est vraiment remontés, entraînés, on ne sait où l’on va, mais on sent qu’on irait loin ainsi. Tout le long du parcours, on tire des fusées qui retombent tantôt en étoiles, tantôt en boules de feu, c’est très joli, et les soldats en sont prodigues, ainsi que des feux de Bengale rouges ou verts. Mais c’est qu’ils en avaient des voitures, puisque ces fusées servant sur le front comme signaux, leur avaient été données en grande quantité, car, sans l’armistice, c’est demain qu’ils devaient monter à l’attaque.. Aussi ils font voir avec quelle bonne humeur ils les lancent, en signe de réjouissance. Par moment, ces lueurs vous font voir clair comme en plein jour. C’est comme un feu d’artifice sans fin qui se lance de tous les coins de l’horizon pour suivre la marche de la retraite. Ce sera une soirée inoubliable à DOMPAIRE , jamais on n’aura vu un tel enthousiasme, un tel délire. Ah ! si les Boches voyaient cela, quelle tête ils feraient, cela ferait plaisir de les voir !!
Enfin, le défilé revient dans la grand rue, et s’arrête sur la Place. Là, les soldats font une longue farandole au son de la musique, et à la lumière abondante des fusées. Puis « La Marseillaise », et ensuite dispersement. Longtemps, les fusées éclairent le ciel. Nous allons à la gare, voir l’arrivée du train d’ EPINAL en retard, pour voir si Mme VICHARD revient. Ensuite, nous nous promenons encore dans les rues, où l’on est tout étonnés de voir si clair puisque maintenant on ne voile plus ses lumières, on illumine, d’après l’invitation que le Maire a fait publier à son de tambour. Enfin, l’on se quitte en se disant « quelle belle nuit à bombes ! », s’il y avait encore des bombes ! et nous rentrons à la maison, et nous couchons sans toutefois avoir envie de dormir. D’ailleurs, très tard encore dans la nuit, on entend passer les soldats chantant « La Madelon », ou « Tout là-haut, tout là-haut sur la butte, sur la butte de Tahure face au casque pointu … » ou « Voilà l’poilu, l’poilu la Marne, l’poilu l’Yser et des Hurlus !… »
Naturellement la nuit, je ne dors pas du tout, mes jambes entraînées par une musique qu’il me semble encore entendre, ne peuvent rester en place. Ce n’est pas avec une excitation pareille que l’on peut dormir. Et toute la nuit je pense. Je pense qu’on avait raison de tant fêter il y a quelques jours à PARIS la prise de SEDAN (d’une partie), car c’était notre revanche, et quelle revanche ! on ne pouvait l’espérer plus belle. Nous ne connaissons pas encore les conditions précises de l’armistice, mais nous sommes sûres que notre Maréchal FOCH ne leur a pas donné pour rien. C’est à notre tour de nous montrer les maîtres ! Je me demande ce qu’ils font à SEDAN, sont-ils délivrés à l’heure actuelle, ont-ils connu la grande victoire comme nous aujourd’hui, ont-ils pu fêter ensemble, ce qui serait très bien, leur libération et notre victoire ! On est de plus en plus impatients d’avoir des nouvelles, maintenant qu’on n’est plus séparés par une zone de feu et de carnage.
Quel enthousiasme, quelle folie ce doit être, ou ce sera, à SEDAN libéré en apprenant l’écrasement complet du Boche détesté, l’ALLEMAGNE en révolution, et le Kaiser et son pantin de Kronprinz en fuite. Comme nous nous les représentons bien, et avec plaisir, aplatis, vaincus, bannis, eux que nous avons si souvent vu passer en conquérants dans nos rues. Et ce serait encore bien trop beau si on les laissait aller ainsi vivre tranquillement (si leur conscience élastique le leur permet toutefois) en HOLLANDE sans être jugés, traînés dans la boue par une cour martiale sévère et juste.

Prise de MONS – ROCROI.

Mardi 12 Novembre 1918

Après une nuit agitée, je me lève à 7 heures, et c’est alors que nous nous dépêchons pour être prêtes avant 9 heures, pour la Messe et le Te Deum qui doivent être chantés à l’ Eglise, afin de trouver encore des places. Suzanne n’étant pas encore prête, je pars précipitamment de la maison et arrive à l’ Eglise à 9 heures moins 1/4, en même temps que de nombreux soldats. L’ Eglise, d’ailleurs, commence à se remplir, aussi je prends le plus de place possible dans notre banc, pour que Suzanne puisse s’asseoir. Elle arrive qu’il y a encore des places, mais alors nous tâchons de conserver une place entre nous pour Paule VICHARD qui arrive à temps, en se serrant un peu elle peut s’asseoir, mais sa mère est obligée d’aller dans les premiers bancs à côté des officiers, elle est d’ailleurs placée par un infirmier, prêtre sans doute, qui aide les gens à se placer. Bientôt les bancs sont plus que pleins, aussi les nouveaux arrivants, soldats pour la plupart, sont-ils obligés de se masser debout sous les orgues, et en file dans les allées. Tout d’abord, avant que l’office commence, la musique militaire joue quelques morceaux. L’officiant arrive alors, suivi de nombreux enfants de choeur, et la Messe commence.
Le choeur et le haut de l’Eglise sont plus illuminés qu’à n’importe quelle grande fête religieuse, des drapeaux pavoisent les murs, sur tous les lustres, les candélabres à nombreuses branches, brûlent des douzaines de bougies. Tous les plus beaux ornements d’église sont sur l’autel. La Messe basse est dite par un mobilisé.
Après l’ Evangile, l’aumônier que nous avions vu hier, l’air crâne sous son bonnet de police, et vêtu de la soutane sous laquelle on aperçoit, quand il marche, l’uniforme bleu horizon, prend la parole. Il parle du haut de l’ Eglise, près de la grille de Communion, c’est dommage qu’il ne monte pas en chaire car les personnes qui sont dans le fond de l’ Eglise ne doivent pas entendre grand chose. Ce n’est pas un sermon, c’est une causerie, un discours. Il parle très bien, lentement, mais avec énergie et ardeur. Il commence ainsi : « Mes chers amis : « Le jour de gloire est arrivé ! » Voici en quelques phrases ce qu’il développe ensuite : Ah ! oui, le jour de gloire est arrivé, et ces paroles de notre Marseillaise, maintes fois répétées par nos bouches et dans nos coeurs, dans la journée et dans la nuit d’hier, n’ont jamais été plus vraies. Il rappelle alors ce que fut cette journée d’hier, journée merveilleuse d’enthousiasme, journée de victoire attendue depuis 4 ans, et pour laquelle les soldats de FRANCE ont sacrifié leur vie, leurs intérêts, avec un courage et une abnégation sans égal. Hier matin, quand la nouvelle de l’armistice signé nous fut parvenue, nous ne pouvions y croire, c’était donc fini avec nos souffrances, nos angoisses. Il dit aussi : Dans cette superbe nuit d’hier, j’imagine que les drapeaux des Invalides, sur lesquels sont inscrits les noms des grandes victoires de jadis : Arcole, Rivoli, Iéna, Wagram, Austerlitz, ces drapeaux qui depuis 48 ans ne sentaient plus passer le souffle de gloire qui nous avait délaissés à la fatale journée, ces drapeaux ont dû frissonner et se mettre tous à flotter gaiement au vent de la nouvelle victoire. Le passé de gloire dont la FRANCE est si fière, avait été rompu en 1870, et ce sont nos soldats, nos braves petits soldats de FRANCE, qui viennent de renouer la chaîne du passé. Et, là-bas aux Invalides, le Grand Empereur doit être content !
Il dit aussi : Cette nuit, votre joie fut grande, fut immense, mais ce fut une joie saine et raisonnable, car vous pensiez à tous nos morts, tous nos deuils, toutes nos peines.
Je pense aussi à cette belle affiche apposée sur nos murs, où l’on voit l’ennemi, l’ennemi vaincu, pliant sous le poids de ses crimes, poursuivi par les drapeaux alliés, qui, dans une épopée triomphale chantent notre gloire, et soufflettent son ignominie (allusion à l’affiche de l’Emprunt de la Libération).
Et je pense au « Vieux lutteur » (CLEMENCEAU), je le vois seul assis à son cabinet de travail dans la soirée d’hier, calme, souriant. C’est lui qui, par une ténacité, une énergie sans pareille, a su mener à bien cette terrible guerre, et, lui qui n’avait pas voulu signer l’arrachement de l’ALSACE – LORRAINE à la mère-patrie, lui, peut dire aujourd’hui et avec raison, à la FRANCE : « C’est moi qui te rends l’ALSACE et la LORRAINE.
De tant de gloire nous devons remercier DIEU, et c’est pourquoi aujourd’hui vous êtes venus en si grand nombre que les murs de cette Eglise ne sauraient vous contenir. Nous allons donc chanter un « TE DEUM » d’action de grâces, pour remercier DIEU et Le prier : de nous avoir donné un chef au sublime génie, qui a su diriger avec une habileté extraordinaire les troupes Alliées, sur l’immense et terrible échiquier de la guerre, que chaque soldat remercie DIEU de lui avoir laissé la vie, alors que tant de camarades tombaient à ses côtés, demandons lui de bien continuer notre tâche, qui, quoique différente maintenant, n’en sera pas moins lourde, car c’est sur nous que repose l’espoir du pays … etc ..
Enfin c’était très beau, très émouvant, et tout le monde pleurait.
Pendant que le prêtre continue la Messe, un officier, accompagné des orgues, joue des morceaux de violon. Puis des soldats aux orgues, chantent « O Salutaris Hostia », puis, une fois la Messe finie, « TE DEUM ».
Enfin, la musique militaire joue « La Marseillaise », avec une fougue, un entrain tels qu’on se retient pour ne pas se mettre à chanter, ou à applaudir.
Ensuite, on entend « Le chant du Départ », puis « La Charge », puis l’on sort, tout émotionnés.

Quand nous rentrons, nous terminons notre lettre à SEDAN, et nous la mettons à la Poste. Quand partira-t-elle, et surtout quand arrivera-t-elle ? Le bureau des postes est fermé aujourd’hui. La ville est toujours pavoisée.

L’après-midi, nous allons avec Paule VICHARD à DAMAS où les soldats donnent concert sur la place. Nous revenons vers 5 heures.

Le docteur est encore venu voir parrain, il dit qu’il a la grippe.

Mercredi 13 Novembre 1918

Suzanne part à EPINAL au train de 10 h 10 pour aller chercher des médicaments pour parrain.
Vers 11 heures, je vais voir « L’Est » chez Mme THENOT, on dit que le Kronprinz aurait été fusillé par des soldats, avant de pouvoir passer en HOLLANDE, mais ce n’est qu’un bruit qui court en HOLLANDE. En tout cas, si c’est vrai, ce serait encore trop beau pour lui, il n’aurait pas eu le temps de souffrir beaucoup.
D’après les journaux également, la dernière cruauté des Boches a été de bombarder MEZIERES et CHARLEVILLE (d’autres disent simplement l’hôpital de MEZIERES), et l’Hôtel de Ville, la Mairie et un hôpital à MEZIERES auraient été atteints. Ils ont dû cesser leurs tirs à cause de l’armistice.

Je fais quelques commissions le matin, puis nous mangeons tante et moi, cela semble drôle d’être si peu nombreux.
A 1 h 1/2, le commis vient et nous dit qu’il va y avoir prise d’armes et remise de décorations sur la Place à 2 heures. Je m’habille vivement, et en arrivant sur la Place à 2 heures moins 1/4, les troupes commencent à se masser. Je me dépêche pour aller prévenir Paule VICHARD. Lorsque j’arrive chez eux, ils sont tout étonnés de la nouvelle, ils n’ont pas encore fini de déjeuner, car ils ont une invitée : Mlle PEROSE de DAMAS , de qui nous avions fait justement connaissance hier au concert. Sans achever leur repas, Mme VICHARD, Paule, et Mlle PEROSE s’habillent en toute hâte et nous partons. En chemin, nous prévenons Mme THOUVENOT, qui n’est pas du tout habillée pour sortir, et que nous voyons néanmoins bientôt arriver toute prête. Décidément, j’aurai fait précipiter bien du monde pour cette revue. Nous arrivons sur la Place de l’Eglise à temps. Les troupes formant le carré, en tenue comme pour toute revue, encadrent une longue file, 35 hommes environ, d’officiers (six ou sept), et de soldats qui vont être décorés. La musique joue « la Marseillaise ».
Le Colonel à cheval arrive en galopant, passe devant le front des troupes en les examinant, salue le drapeau qui lui fait face, puis ensuite, c’est le « salut au drapeau ». Enfin, le Colonel descend de son cheval, et les futurs décorés se retournent, et nous font ainsi face. (Nous sommes sur le perron de Madame MANGIN, où habite le Colonel PIQUE).
Le Colonel crie alors à la musique : « Ouvrez le ban ! », et la musique joue. Puis il prend une grande feuille de papier, et lit d’abord aux Officiers, en commençant par le plus gradé, un Capitaine, la citation à l’ordre du régiment ou de l’armée, qu’il a méritée (elle est souvent assez longue), puis attache sur sa poitrine la Croix de Guerre, ou, s’il l’a déjà, lui remet une palme. Pendant tout ce temps, le nouveau décoré, s’il est officier, tient son sabre à la hauteur du visage, s’il est soldat, présente les armes dans une immobilité complète, le Colonel lui serre alors la main.
Pendant la remise de ces décorations, toutes les troupes faisant partie de la revue, doivent rester complètement immobiles, l’arme sur l’épaule, les talons joints, mais comme cette position serait très fatigante à la fin, de temps en temps, le Colonel ordonne le repos, alors les langues se délient, les membres se remuent avec plaisir. Quand la remise de toutes les décorations est terminée, le Colonel crie : « Fermez le ban ! » Entre temps, naturellement, la cérémonie fut accompagnée de morceaux de musique. Pour finir, les troupes, par bataillons avec leurs fanions, s’en vont du côté de LAMEREY, mais c’est pour bientôt revenir avec la musique, passer avec le drapeau devant le Colonel et les décorés qui les attendaient sur la Place. Tous saluent le drapeau, civils et militaires, et la musique joue encore une fois la « Marseillaise », et après avoir réuni autour de lui les décorés, le Colonel rentre chez lui et tout se disperse.
Pendant toute cette cérémonie, qui a duré plus d’une heure, nous avons causé avec deux officiers qui, comme beaucoup d’autres, n’avaient pas de troupe à commander pour la revue. Ils nous ont bien amusés.
Mme VICHARD voulait que j’aille passer la fin de l’après-midi chez elle avec Mlle PEROSE et Mme THOUVENOT. Je suis donc retournée à la maison pour demander à tante, j’ai gardé la maison pendant 20 minutes environ (pendant que tante allait au jardin), puis je suis partie chez VICHARD. Nous avons causé quelque temps, puis nous avons goûté des oeufs à la neige avec de la crème au café, accompagnés de gâteau et de vin. Ensuite, nous avons pris le thé avec des tartines beurrées. Suzanne revenant d’ EPINAL, est arrivée à ce moment pour me chercher. Nous avons lu les journaux qu’elle rapportait et qui donnaient les conditions excellentes de l’armistice, et qui décrivaient les réjouissances et les cérémonies très émouvantes à PARIS le 11.
Nous sommes rentrées vers 5 h 1/2. Depuis près de 8 jours, il fait un temps superbe. Maintenant, il commence à geler.
Voici en résumé :
Les conditions de l’Armistice :

Evacuation de la BELGIQUE, de la FRANCE, de l’ALSACE – LORRAINE et de la Rive Gauche du RHIN.
Occupation de MAYENCE, de COBLENCE, de COLOGNE, dans un rayon de trente kilomètres.
Constitution d’une zone neutre d’une trentaine de kilomètres, sur la Rive Droite du RHIN.
Remise de 5 000 canons, de 30 000 mitrailleuses, de 3 000 lance-mines, de 2 000 avions, 5 000 locomotives, 150 000 wagons, de 10 000 auto-camions, de 100 sous-marins, de 8 croiseurs, de 6 dradnoughts.
Désarmement des autres bâtiments.
Passage libre à travers le CATTEGAT, avec occupation des forts.
Remise des prisonniers, sans réciprocité.
Entretien par l’ALLEMAGNE des troupes d’occupation.
Maintien du blocus.
Renonciation aux traités de BREST – LITOWSK et de BUCAREST.
Capitulation sans condition en AFRIQUE ORIENTALE.
Retrait des troupes d’ ORIENT derrière la frontière du 1er Août 1914.
Restitution de l’avoir de la Banque d’Etat belge et de l’or roumain, de l’or russe.
L’armistice dure trente six jours (Havas).
Une commission d’armistice internationale permanente, sous la Présidence du Maréchal FOCH, assurera l’exécution de la convention.

Quand on lit les détails des 34 articles de l’armistice, on se dit : « Quelle tête ils doivent faire en ALLEMAGNE, mais ils ne l’ont pas volé ! Quelle dégringolade, quel aplatissement !!!
Le Docteur MATHIEU, qui remplace le Docteur CHAUDRON en permission, vient voir parrain, il a la grippe. Il connaît le nouveau sous-préfet de SEDAN, et aussi le Docteur MARECHAL.

Jeudi 14 Novembre 1918

Je n’ai pas encore dormi cette nuit.. Tous les jours on espère recevoir des nouvelles, et l’on ne reçoit rien, il est vrai qu’il n’y a pas de temps perdu si l’on considère toutes les difficultés qui s’opposent à la rapidité des communications avec les pays occupés il y a si peu de temps.
Enfin aujourd’hui, la vie reprend un peu son cours habituel, car depuis dimanche, c’est toujours dimanche, et l’on n’a pas fait grand chose, on n’aurait d’ailleurs rien pu faire de convenable, l’énervement était trop grand.
Je fais des commissions le matin, vers 10 heures, le 25ème d’Infanterie s’en va, les soldats et les attelages attendent pendant quelque temps dans les rues l’ordre de partir. Ils s’en vont en ALSACE, et sont très contents.
On dit que d’autres troupes viendront bientôt. Il est vrai que, maintenant que la guerre est finie (car elle est finie, sans qu’on n’y croie encore !), nous verrons peut-être passer les troupes qui vont aller occuper l’ALSACE et la Rive Gauche du Rhin. Il paraît que ces soldats seront habillés à neuf avant d’y aller.
Vers 5 heures, nous commençons des chapeaux de velours noir (nos anciens de l’année dernière avec en plus un bord en ottoman gris perle), pour le dimanche.

Il paraît que la nouvelle de l’assassinat du Kronprinz est fausse.

Vendredi 15 Novembre 1918

Gelée. Fabrication des chapeaux.
Cela semble extraordinaire de ne plus avoir de communiqué à aller voir, depuis presque un mois, on les attendait avec impatience.
Passage dans la rue du 8ème tirailleurs en kaki. Il y a presque la moitié de blancs, d’ailleurs les Algériens ne sont pas très bruns, et certains hommes du midi de la FRANCE ont le teint presque aussi brun. Sur leurs voitures à deux roues, il y a comme un insigne, un croissant, et une main de fatma. Quelques-uns ont l’air d’avoir froid. Ils ont des casques kaki avec un croissant à la place de la grenade de nos fantassins bleu horizon.
La ville est toujours pavoisée.

Lundi 18 Novembre 1918

Il ne reste plus un seul ennemi sur le territoire de la patrie. Communiqué du 17 au soir : « …Sur notre gauche, nous avons dépassé MARIENBOURG, COUVAIN, FUMAY, franchi la SEMOY et atteint CARIGNAN, après avoir occupé les villes de BOUILLON et de SEDAN.
En LORRAINE, nos avant-gardes sont à GRAVELOTTE, dans les forts sud de METZ, ainsi qu’à MORHANGE et à DIEUZE … »

Mardi 19 Novembre 1918

Nous écrivons une lettre à maman, la deuxième. Hier, Mr MILARD disait à tante dans une lettre, qu’à partir du 16 Novembre, les lettres pouvaient être acheminées vers CHARLEVILLE . Quant-à SEDAN, ce ne sera que dans quelques jours.
Les journaux disent que la dernière cruauté des Boches a été le bombardement de MEZIERES, qui n’a cessé qu’à l’heure de l’armistice, il était temps, l’hôpital brûlait et ils avaient déjà atteint la Mairie et la Citadelle.
A midi, le commis monte avec le courrier que le facteur a apporté à 11 heures. Il remet une lettre à parrain qui venait de se lever, parrain la donne à tante. Nous entendons tante dans la cuisine, qui dit : « C’est pourtant l’écriture de Maria ! » Nous arrivons aussitôt. Nous voyons alors une carte de visite dans une grande enveloppe (j’avais rêvé cette nuit que nous recevions cette carte). Elle dit : Nous sommes enfin délivrés après avoir été prêts à subir le grand choc ! Ici toute la famille est en bonne santé, je n’ai pas encore de nouvelles de grand-mère, je l’espère aussi bien portante. Nous savons tout récemment votre nouvelle adresse à MONTBRISON, mais sans aucune explication, cela n’est pas sans nous causer beaucoup d’inquiétudes, ne sachant rien. A présent, nous espérons des nouvelles bientôt, en attendant, nous vous embrassons bien fort tous les quatre, heureux de bientôt vous revoir, mais non sans un grand serrement de coeur au souvenir de notre pauvre GEORGES. J’attends des nouvelles pour savoir si je dois me déplacer à présent. A l’endroit de la carte de visite, au dessus du nom, il y a : J’espère passer cette carte à un soldat français au delà de TORCY au passage à niveau. SEDAN, 14 Novembre.
Nous sommes bien contents et enfin rassurés. D’après cette carte, il est probable que le 14 Novembre, quand maman l’a écrite, il n’y avait ni Allemands ni Français dans le centre de la ville. Les combats ont sans doute cessé à cause de l’armistice, et d’après les journaux, les troupes françaises ont occupé SEDAN, BOUILLON (en somme, ont avancé d’une vingtaine de kilomètres), le 16 ou le 17. Il fallait probablement laisser un certain temps entre le départ des Allemands et l’entrée des Français, et c’est pourquoi maman a dû aller à TORCY , qui était déjà français depuis quelques jours, pour voir des soldats français.
Maman ne parle pas de grands dégâts dans la ville, il semble qu’il n’y ait rien eu de très grave.

L’après-midi, nous allons chez Paule VICHARD faire de l’anglais.

Mercredi 20 Novembre 1918

Toute la journée, je vais du bureau à la chambre de parrain pour porter l’argent des souscripteurs de l’Emprunt, et faire signer à parrain les pièces nécessaires.
Il vient beaucoup de monde, on voit que l’on est victorieux, l’argent sort facilement des réserves que l’on conservait par crainte de plus mauvais jours.

Jeudi 21 Novembre 1918

L’Emprunt continue.

Vendredi 22 Novembre 1918

Toujours l’Emprunt. Nous brodons un peu. Suzanne a 20 ans aujourd’hui.. Parrain reçoit une lettre de BRUSSEY lui annonçant la mort, qui n’est pas officielle mais dont on est sûrs néanmoins, du pauvre Delphin, tué le 29 Octobre dans les ARDENNES , pas loin de SEDAN, d’après les renseignements donnés par ses camarades.

Samedi 23 Novembre 1918

Emprunt.

Dimanche 24 Novembre 1918

Dernier jour de l’Emprunt, 5 personnes viennent souscrire à la maison. Le résultat est formidable pour un petit pays comme ici, d’autant plus qu’ils sont 7 à recueillir les souscriptions. Parrain a reçu plus de 300 000 F, ce qui représente plus de 17 000 F de rentes.
Nous allons chez Mlle PETOT. Elle nous dit qu’elle est bien contente que nous ayons des nouvelles de SEDAN, d’autant plus qu’elle avait vu dernièrement sur le « Petit journal » que SEDAN avait sauté. Cette nouvelle n’a d’ailleurs été dans aucun autre journal, c’est sans doute une erreur).
Il pleut pour la première fois depuis l’armistice, et même bien longtemps avant.

Lundi 25 Novembre 1918

Nous travaillons un peu avec parrain, je fais la caisse, il faut vérifier s’il n’y a pas d’erreur dans tout l’argent reçu pour l’Emprunt.
Repassage.

Mardi 26 Novembre 1918

Reçu le matin une lettre de maman adressée à MONTBRISON à « l’Ecole de la protection de la jeune fille ». Elle nous dit que la ville n’a pas souffert, mais il était temps ! L’armistice a mis fin aux combats, les habitants ont dû séjourner dans les caves.
Nous sommes bien contentes, nous voilà enfin rassurées.
J’étais en train de déjeuner quand le commis qui arrivait me demande si nous avons vu un jeune capitaine, grand, brun, qui est à l’hôtel depuis hier soir, et qui doit venir à la maison. Nous pensons tout de suite que c’est le Capitaine CHARITE, et nous nous dépêchons pour être prêtes quand il arrivera.

Il arrive vers 9 h 1/2. Il a beaucoup changé, il a grandi et maigri, sa coiffure avec la raie au milieu lui change aussi beaucoup la physionomie, et je ne l’aurais probablement pas reconnu si je l’avais vu dans la rue. Il est arrivé au train d’ EPINAL hier soir à 10 heures passées seulement. Il est de retour en FRANCE depuis une huitaine de jours, a dû passer quelques jours à LYON, BESANCON, pour se présenter à certains bureaux, et est resté quelques jours chez lui, à VORAY, et va à TOUL en passant ici.

Paule VICHARD vient prendre le café avec nous, elle apporte un gâteau que sa mère a fait parce que nous n’avions pas le temps de le faire à la maison avant midi, d’autant plus que le four de la cuisinière ne va pas.
Monsieur CHARITE nous raconte les combats auxquels il a assisté : MORHANGE, où la lutte a été terrible, et où il a vu tomber presque tous ses camarades, où lui-même a eu 5 blessures, une à la main, une près de l’oreille, une aux jambes, un doigt de pied coupé, et un éclat d’obus dans les reins, qui est ressorti longtemps après par un abcès, sans qu’il se soit arrêté un seul jour pour se soigner. Toutes ces blessures n’ont pas été soignées, il a continué à marcher quand même, et cependant, par une chance extraordinaire, elles n’ont pas amené de complications.

Il nous raconte aussi comment ils ont eu faim dans le bois de CREVIE, comment ils ont fait des prisonniers boches, comment enfin il a été fait prisonnier, seul survivant de deux compagnies comme officier avec quelques hommes, près de St ELOI, du côté d’ YPRES le 9 Novembre 1914.
C’est au soir de MORHANGE que le Colonel du 160ème l’a présenté au Général FOCH qui commandait alors le 20ème corps, et lui a offert le grade de Capitaine ou la Légion d’Honneur.
Le Colonel lui a conseillé de prendre les galons, mais maintenant il le regrette, car il aurait la Croix et aurait été certainement nommé Capitaine quelques jours après.
Il nous décrit aussi tous les mauvais traitements, les souffrances, les privations qu’il a endurées comme prisonnier, de la part des Boches.
A CREFELD, il a pu conserver sa santé grâce à des exercices physiques continuels : tennis, golfe, course, etc… qu’il faisait dans la cour de leur prison. Pouvant se nourrir à peu près grâce aux colis qu’il recevait de FRANCE assez régulièrement à cette époque, étant bien fatigué physiquement à la fin de la journée, il trouvait plus facilement du repos. C’est sans doute cette gymnastique journalière qui l’a fait grandir, car il est certes plus grand encore qu’avant la guerre.
Mis en camp de représailles avec beaucoup de ses compagnons de CREFELD à HALLE an der SALLE pour tentatives d’évasion, il connut surtout à partir de ce moment les tortures de la faim; il dût rester plusieurs mois au lit pour ne pas périr d’inanition. Ils ne touchaient pas les colis qu’on leur envoyait (de même à BURG et à FRANCFORT, également camps de représailles). Ils devaient signer pour dire qu’ils les avaient reçus, et presque aussitôt, les Boches leur reprenaient. Ou bien, pour leur faire encore plus mal au coeur, les Boches leur donnaient le contenu de leurs colis, mais ils vidaient tout l’un sur l’autre dans un récipient : biscuits, lait, huile, sardines, pain, farine ou autres aliments se trouvaient alors mélangés dans un galimatias dégoûtant et immangeable. C’était une vraie torture pour ces pauvres officiers qui mouraient de faim, de voir toutes ces bonnes choses passer devant leurs yeux et être rendues inutilisables par une barbarie sans nom.
Plusieurs fois aussi, quand ils ne se pliaient pas aux exigences boches, on les rassemblait, debout dans la cour, serrés à ne pouvoir remuer, pendant des journées entières, entourés par des Boches baïonnettes au canon dirigées sur eux, et des mitrailleuses en position, prêtes à tirer. Il leur était défendu de s’asseoir par terre, mais naturellement c’était ce qu’ils faisaient toujours, et quand un officier avait été maltraité, frappé même à coups de crosse par un soldat boche qui l’obligeait à se relever, la première chose qu’il faisait, le boche ayant à peine tourné les talons, était de se rasseoir tranquillement. Ils les faisaient enrager à leur tour, ces sales Boches ! Rien ne pouvait en venir à bout, quand ils avaient décidé de ne pas obéir, aussi les Allemands étaient souvent obligés de plier, devant la tranquillité nargueuse des officiers français.
Dans ces camps de représailles, ils n’avaient aucune distraction, la lecture même leur était interdite. Aussi, ils avaient voulu faire du sport dans la cour. Ils avaient des raquettes et des balles. Les Boches ont commencé par saisir les raquettes, les officiers ont alors joué à la balle : les Boches ont pris les balles, les officiers ont alors joué à la course et aux jeux des enfants dans les écoles; les Boches pris de rage ont tendu des fils de fer dans la cour, pour empêcher ce dernier amusement.
Les pauvres prisonniers étaient donc obligés, enfermés à clef, de rester des journées entières dans leur chambre, à peine aérée par de petites lucarnes, dans l’obscurité très tôt en hiver, ne pouvant rien faire du tout. Ils avaient comme lit une planche de bois avec quelquefois un peu de paille dessus.
Je ne sais plus à quel endroit, ils n’avaient qu’un très mince filet d’eau à leur disposition pour leur toilette, et ils étaient 500 ou 600. Ils avaient dû s’entendre pour disposer chacun, environ pendant 5 à 10 minutes, de ce filet d’eau pour se laver, c’était à tour de rôle, la nuit et le jour, et le tour de chacun revenait tous les deux ou trois jours. Ils ont donc vécu comme des misérables, les colons des bagnes sont plus heureux, car ils travaillent et ils n’ont pas le temps de penser.
Ils étaient vêtus de pièces et de morceaux et ne pouvaient pas se raccommoder, les boches ne leur laissaient qu’un costume et une paire de souliers.
Enfin, il y en aurait trop long à écrire, c’est affreux, et il fallait être joliment solide pour résister à de tels traitements. Aussi seront-ils rares, les prisonniers qui reviendront en bonne santé. Quant-au Capitaine CHARITE, il nous dit être parti à temps, 6 mois de plus de cette vie, et il ne sait pas s’il en serait revenu. Son séjour en SUISSE de 3 mois l’a complètement rétabli, il a bonne mine, mais a tout de même maigri.

Nous allons nous coucher le soir à minuit, le temps passe si vite à écouter tout cela.
Monsieur CHARITE va coucher à l’hôtel, car il n’y a pas de chambre pour lui à la maison.

Mercredi 27 Novembre 1918

Je n’ai pas dormi cette nuit, d’autant plus qu’il a fallu se lever à 6 heures pour aller à la Messe pour Georges. Nous avons retrouvé le Capitaine CHARITE à l’Eglise, car il a tenu à y assister avec nous. Mais il n’y avait pas de Messe, l’Abbé étant malade. Nous rentrons donc à la maison pour déjeuner. Nous causons encore toute la journée des combats, de la vie en ALLEMAGNE, de notre vie à SEDAN. Tante lui montre les derniers souvenirs de Georges : carnet de guerre – photographies – lettres.
L’après-midi, nous allons avec Mr CHARITE chez Mlle PETOT, qui ne le connaissait pas et avait demandé à tante de lui présenter. Nous allons ensuite, toujours tous quatre, chez Mme THENOT.
Nous écrivons une lettre à SEDAN.
Nous allons coucher à 11 heures du soir.
Pluie.

Jeudi 28 Novembre 1918

Déjeuner à 8 h 1/2. Ensuite, tante montre au Capitaine la sellerie de Georges qu’elle veut lui donner.
L’appareil photographique de Georges ayant quelque chose de démoli, il le démonte et le remet en état.
Il veut nous apprendre à faire de la photo et nous explique comment on s’y prend. Quand il reviendra de TOUL, dans quelques jours probablement, il tâchera de prendre des clichés avec l’appareil, tante a encore deux boîtes de plaques retrouvées dans la cantine de Georges.
Enfin à 4 heures, nous partons avec Mr CHARITE pour le conduire à la gare, il emporte à manger avec lui. Le train étant arrivé en avance, est déjà là quand nous arrivons à la gare. Le Capitaine se met alors à courir, et sans prendre de billet, monte dans le train. Nous causons encore par la portière pendant 1/4 d’heure environ, et le train s’en va.
Il pleut toujours.
J’ai envoyé une carte postale à SEDAN sur laquelle Monsieur CHARITE a signé.

Reçu lettre de Madeleine DOMONT; son père comptant aller à SEDAN dans quelques jours, elle nous demande si nous avons quelque chose de particulier à dire chez nous. Répondu le jour même.

Arrivée de GEORGES V à PARIS.

Vendredi 29 Novembre 1918

Reçu lettre de Mme BOURDON qui revient de SEDAN, elle nous donne quelques détails sur la ville.
Vers 4 h, nous allons chez Paule VICHARD lui reporter le plat qu’elle avait mis sous le gâteau.
Tante reçoit une carte-lettre de Mr MILARD . Il revient de SEDAN. Il a vu maman, elle lui a dit avoir vu grand-mère le 26, en bonne santé.
Ecrit à tante Félicie – tante Marie.

Samedi 30 Novembre 1918

Reçu au courrier du matin une lettre de maman.
D’après cette lettre, il ne serait pas étonnant de la voir arriver un de ces jours, elle prendrait, comme elle le dit, une auto militaire. C’est sa première lettre depuis l’occupation de la ville par l’armée française.

Dimanche 1er Décembre 1918

L’Abbé étant toujours malade, la Messe est dite à 8 h 1/2 par le Curé d’ HENNECOURT. N’étant pas prévenues, nous nous sommes dépêchées à nous habiller en entendant les cloches à 7 h 1/2. Nous allons chez Mme GERONE, puis chez Mme THENOT, chez Mme HACQUART, et enfin chez Paulette VICHARD qui nous montre des chaussures qu’on peut avoir pour 4 F au moyen de bons à placer à 3 personnes, le bon valant 4 F. C’est une maison de LYON qui fait cela et c’est extraordinaire, on se demande comment ils peuvent faire. Les chaussures sont bien, de formes élégantes, naturellement le cuir n’est pas extrêmement épais, ni la façon tout à fait irréprochable, mais telles qu’elles sont, on les vendrait bien 30 à 35 F dans les commerces.

Lundi 2 Décembre 1918

Nous allons chez Mme THENOT l’après-midi avec Paulette. Suzanne et moi habillons une poupée alsacienne pour la St Nicolas de la petite Jeanne HUSSON.

Mardi 3 Décembre 1918

Nous allons chez Paulette faire de l’anglais.

Mercredi 4 Décembre 1918

Au courrier du matin, tante reçoit une carte de Mr CHARITE, de TOUL, datée du 2, dans laquelle il dit qu’il compte arriver ici en moto d’ici 3 à 4 jours. Nous devions aller demain à MIRECOURT avec tante, porter les fonds de l’Emprunt, mais voyant cela, nous pensons qu’il pourrait venir demain et le voyage est remis.

Jeudi 5 Décembre 1918

C’est tout à fait décidé, nous n’allons pas à MIRECOURT aujourd’hui.
A midi, comme je regarde machinalement par la fenêtre (depuis ce matin, nous guettons toutes les autos ou motos qui passent), je vois un motocycliste habillé de kaki et un casque d’aviateur en cuir jaune, qui s’arrête de l’autre côté de la rue devant la maison. Aussitôt j’appelle tout le monde en criant : « Le voilà ! ». Je n’avais pas encore vu sa figure, aussi je n’osais pas ouvrir la fenêtre pour causer, de peur de m’être trompée. Mais c’était bien Monsieur CHARITE. Il remise sa moto dans la grange de la gendarmerie et il arrive plein de boue, même sur la figure.
Heureusement qu’il a un costume de toile kaki pour préserver son uniforme. Les routes sont détestables, pleines d’une boue liquide qui éclabousse tout. Tante est obligée de faire le lavage des vêtements de toile, tant ils sont sales.
Nous nous mettons à table, heureusement que j’avais épluché beaucoup de pommes de terre, trop même pour 4 ce matin, et que nous venions de fabriquer des beignets.
On aurait dit que nous savions qu’il allait arriver.
Nous restons à table longtemps à causer. Monsieur CHARITE nous raconte comment il a failli se tuer pas loin d’ici, à un tournant il s’est trouvé face à face avec un camion américain, tous deux marchaient à une allure très rapide, et Monsieur CHARITE n’a eu que le temps de se garer le plus vivement possible, mais le camion a butté contre la petite glace qui se trouve sur son guidon, et l’a cassée, un ou deux centimètres plus loin et la moto était renversée (et elle pèse 200 kg). Dans le geste désespéré qu’il a fait pour éviter le choc, il a faussé quelque peu ses guidons, mais le mal est déjà réparé, tout est remis en place. Le soir, il va avec le commis rechercher la moto à la gendarmerie pour la mettre dans la grange ici.
Il ne veut pas rester longtemps à DOMPAIRE, il ne déballe même pas sa valise qui est ficelée sur la moto, et est obligé de sortir sans manteau et avec son bonnet de cuir. Nous chargeons l’appareil photographique de Georges avec huit plaques dans un cabinet noir organisé dans le cabinet qui sert de portemanteaux, et où il y a une armoire à glace, dans le fond de la salle à manger.
Nous allons coucher à 11 heures passées, après avoir fait la vaisselle après le départ de Monsieur CHARITE pour l’hôtel.

Vendredi 6 Décembre 1918

Lever à 7 heures. Déjeuner tous ensemble à 8 h 1/2. Ensuite nous allons dans la cour pour essayer l’appareil photographique. Monsieur CHARITE me prend en instantané, puis Suzanne avec temps de pose. Nous allons ensuite les développer tous trois dans le cabinet noir improvisé. Au bout de quelque temps nous voyons l’image apparaître dans le révélateur, tout est donc encore bon : plaque, bains et appareil. Monsieur CHARITE nous montre en nous expliquant comment il faut procéder. La première photo, la mienne, est un peu pâle, la deuxième est mieux car, la lumière n’étant pas très vive dans la cour, surtout par un temps couvert comme aujourd’hui, il faut faire plutôt de la pose.
Monsieur CHARITE fait ensuite sécher les plaques à l’alcool pour aller plus vite.
Nous nous habillons alors avec nos robes de velours, puis après avoir dîné, vers 2 heures, Monsieur CHARITE nous photographie encore une fois chacune, Suzanne me photographie une fois aussi, et moi je la photographie aussi, puis Monsieur CHARITE ensuite : donc 5 nouvelles photos.
Dans l’après-midi, Monsieur CHARITE commence à nettoyer sa moto qui est pleine de boue, puis avant de souper nous développons les plaques. Elles sont toutes réussies.
Nous allons coucher à 11 heures passées.
L’après-midi, nous avons fait les deux premières photos sur papier.

Samedi 7 Décembre 1918

Déjeuner à 8 heures. Monsieur CHARITE nettoie sa moto et la graisse pendant que nous nettoyons à fond les chambres, il recommence encore à travailler après sa machine toute l’après-midi.
Pendant ce temps là, nous faisons les photos sur papier citrate et nous les fixons.
Le soir après souper nous faisons les photos sur papier au bromure dans la salle à manger, avec la lampe rouge, et nous faisons impressionner le papier à la lumière électrique pendant quelques minutes. Elles sont toutes très bien réussies.

Dimanche 8 Décembre 1918

Reçu lettre de maman. Messe à 8 h 1/2. Nous déjeunons tous à 8 h 1/4. Après la Messe, nous faisons de la photo avec Monsieur CHARITE. Il nous prend toutes deux ensemble avec nos chapeaux et nos robes de velours, puis nous nous prenons réciproquement, ensuite il photographie le commis, puis parrain en gros pour carte d’identité. Ensuite Suzanne s’habille avec la veste de toile kaki sur la robe de velours, le bonnet de cuir avec les lunettes d’auto, le ceinturon d’officier en cuir, les manchettes et les gants en cuir, le sifflet retenu au cou par une lanière de cuir, enfin la tenue complète de motocycliste de Monsieur CHARITE sauf le pantalon. Monsieur CHARITE la photographie ainsi habillée, et moi ensuite, auprès de la moto. Donc 7 photos en tout.
Nous déjeunons. Avant de développer les photos, nous allons chez Mme VICHARD où Paulette nous montre son appareil, et nous causons beaucoup photographie. Nous avons été ensuite chez Mr THERES demander de l’essence pour moto, il n’y avait personne.. Nous avons donc seulement commencé notre photo vers 5 h 1/2 – 6 h..
Puis nous développons les clichés dans le cabinet noir. C’est nous qui opérons sous la surveillance et les conseils de monsieur CHARITE. Tout va très bien, les clichés ont l’air tous très bons.
Nous soupons quand nous avons fini. Après souper, nous causons pendant quelque temps, et vers 9 h 1/2 nous commençons à tirer les photos sur papier à la lumière rouge. Nous nous servons de nouveau révélateur que Paulette nous a prêté. Mais les deux premiers papiers que je mets dedans deviennent subitement tout noirs. Voyant cela, comme nous n’avons plus beaucoup de papiers, nous nous servons ensuite du vieux révélateur qui marche encore bien. Les premières sont vivement faites. Nous les laissons environ 3 minutes à 20 cm environ de la lampe électrique, mais à 10 heures, plus d’électricité, nous sommes donc obligés de nous servir d’une lampe à pétrole et de chercher la bonne durée pour le temps de pose, en tâtonnant.
Enfin, nous voyons tout de même que les clichés sont très bons et très nets, avec du bon papier on obtiendrait certainement de très bons résultats, même en agrandissement.
Cet après-midi, nous avons donné une lettre à Mme FERRY pour maman, ainsi que 2 photos que nous avons prises ces jours-ci.
A minuit et demi, nous n’étions pas encore couchés, Monsieur CHARITE composait son itinéraire pour partir demain matin.

Lundi 9 Décembre 1918

Déjeuner à 8 h 1/4. Monsieur CHARITE arrive vers 8 heures avec un soldat qui lui apporte de l’essence. Il a arrêté une auto pour en demander. Nous n’étions pas tout à fait prêtes et nous nous sommes dépêchées.
Monsieur CHARITE a choisi des photos, une de chaque malgré qu’elles ne soient pas toutes très nettes, en attendant mieux avec du bon papier.
Avant déjeuner il prépare sa machine et ficelle dessus sa valise.
Nous causons encore quelque temps après déjeuner, puis il met son moteur en marche sur place dans la cour, pour échauffer les cylindres.
A 10 heures, il monte sur sa moto dans la rue derrière, après nous avoir dit au revoir. Après quelques difficultés pour la mise en marche, il part, mais en voulant faire au revoir de la main, la moto va de travers, nous avons cru qu’il allait tomber, puis il file à une belle allure, qu’avant qu’on ait eu le temps de le dire, il est déjà sur la place. Il passe par VILLE sur ILLON – BAINS – LUXEUIL – VESOUL …
Le soir, Mme VICHARD vient à la maison, ainsi que Paulette. Puis Mr MAREINE.
Nettoyage. L’après-midi, nous faisons des photos sur papier citrate.

Mardi 10 Décembre 1918

Nettoyage de la maison. Pluie.
Le soir, nous allons chez Mme VICHARD voir s’ils ont des commissions pour MIRECOURT.

Mercredi 11 Décembre 1918

Nous partons à MIRECOURT à 9 h 10, toutes trois, avec 35 000 F et 1240 F d’or pour porter à la recette.
Nous allons d’abord à l’hôtel Jouanique en arrivant, pour dire que nous y mangerons à midi. Nous allons ensuite à la Recette, d’abord au bureau public, puis le Receveur nous reçoit dans son cabinet. Sa femme a la grippe.
Nous y restons assez longtemps. Il nous montre des photos de SOISSONS (il y est nommé et va y aller quelques jours mardi ou mercredi). Nous sortons à 11 h 1/2 passées, nous achetons un chou-fleur (2,60 F) et nous retournons à l’hôtel. A midi, nous nous mettons à table. A un bout se trouve un homme (qui n’a rien dit pendant le repas), à sa droite Suzanne, puis tante, puis moi, puis un homme (genre professeur) et son fils (poseur, et à l’air malade), puis un sous-lieutenant aviateur, une dame, une autre dame en deuil avec un chapeau qui se composait d’une espèce de calotte aux bords relevés gondolés, et une jugulaire de crêpe blanc passant sous le menton (il paraît que c’est une parisienne qui vient voir son fils grippé à l’hôpital ici, en tout cas elle a une drôle d’allure, et joue à la jeune), à côté (en face de moi), un capitaine, puis un lieutenant tchécoslovaque (à cheveux roux et peau très rose) puis un capitaine du 162ème, fourragère de la médaille militaire, croix de la Légion d’Honneur, Croix de guerre à 2 palmes et 3 étoiles. Ceux qui causaient le plus, c’étaient la parisienne et le jeune aviateur.
Menu : veau en sauce – pommes de terre sauce blanche – veau rôti – salade – flan à la bouillie – chacun une demi-bouteille de vin blanc – et pain – tout très bon. (5 F par tête).
Après le repas, nous nous sommes installées dans le café (on ne pouvait le faire à la salle à manger), pour boire du café. Quand le garçon nous a servies, tante a demandé à Mme JOUANIQUE s’il y avait du sucre – elle dit que non et nous offre de la saccharine, tante, après hésitation, accepte.
Tout à coup, nous voyons le lieutenant tchécoslovaque qui se lève d’une table à côté, et qui arrive vers nous en nous tendant un cornet en nous disant : « sucre, Madame », tout d’abord nous ne comprenions pas, mais bientôt nous avons su ce qu’il voulait dire et nous l’avons remercié en lui disant que notre café était sucré.
Quand nous sommes sorties …….

(ici s’interrompt, et se termine le quatrième et dernier cahier des Mémoires de Guerre …)

On en parle…

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Le journal de Germaine PARUIT a fait l’objet entre autres témoignages de deux documentaires diffusés sur France 3 national et régional en 2014.

2014 – Derrière la Muraille d’Acier – Olivier Sarrazin & Christian Lamarche (à partir de 19:37)

– Coproduction : France 3 , PICTANOVO Nord Pas de Calais

Dès le début du conflit, la quasi-totalité de la Belgique et dix départements français du Nord et de l’Est vont être occupés par l’armée allemande. Aux crimes de guerre initiaux, motivés par la phobie d’une résistance imaginaire distillée par le haut commandement Prussien, succède une discipline de fer humiliante et cruelle qui emprisonne les populations totalement isolées du reste du pays. Colère ou résignation,
résistance ou compromission, comment ces françaises et ces français issus de tous les milieux, vont-ils vivre en captivité chez eux ?

2014 – Les Boches du Nord – Olivier Sarrazin (à partir de 36:50)

– Coproduction : France 3 , PICTANOVO Nord Pas de Calais

Nous sommes à la mi-août 1914. L’avancée fulgurante des troupes allemandes a jeté sur les routes des milliers de Français qui fuient l’occupation. Pendant cinq ans, ils vont gagner les territoires de la France intérieure. Les réfugiés ont tout perdu, ils vont tenter de subsister et trouver un peu de chaleur humaine chez les compatriotes des départements libres. Alors pourquoi donc les percevra t-on comme une menace ? Pourquoi ira t-on jusqu’à les insulter du plus infamant des noms : Les Boches du Nord ?

 

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